(...)
Jusqu’à présent cependant, les crises financières se présentaient comme des événements propres à leur sphère seulement — la sphère des marchés, des banques, etc. Or la situation présente offre ce caractère remarquable, et inédit, que la crise financière y est, non pas « isolée », mais comme la métonymie d’une multitude de crises sectorielles arrivant à synchronisation : les crises du néolibéralisme, en cours de fusion-totalisation ; l’ensemble de la construction au bord du syndrome chinois. L’hôpital, l’école, la recherche : tout comme à propos de la finance, on peut dire que le virus est le choc de trop survenant sur des institutions tellement démolies — par le néolibéralisme — qu’un supplément de tension les menace d’effondrement. S’il y a coronakrach, il ne s’agira pas « simplement » de krach financier : mais de krach
général : tout était déjà au bord de craquer, tout va craquer pour de bon.
C’est bien sûr l’hôpital, en avance sur la finance, qui offre le
spectacle le plus saisissant du krach général. Le néolibéralisme y a concentré ce qu’il avait de meilleur. La désorganisation est totale, la rationalité néomanagériale à son sommet d’irrationalité, tout a été
méthodiquement détruit. Comme l’explique
une tribune récemment parue, le
bed management dont s’enorgueillissait Agnès Buzyn il y a peu encore, qui soumet l’organisation au seul critère des flux tendus et du zéro-lit-libre — comme une entreprise
lean recherche le zéro-stock, puisqu’il est de soi que
gérer des
flux de malades (les malades sont des particules de flux) ou de pièces détachées, c’est
idem —, le
bed management, donc, fait connaître toutes ses vertus :
lean mais incapable de reprendre le moindre choc de charge. Bien avant le virus, le monde hospitalier se criait déjà au bord de l’effondrement ; on imagine avec. Il ne faut pas se faire la moindre illusion : le gouvernement ne récupérera
ni les 3 milliards d’ISF ni quelque partie des
10 milliards de CICE pour les donner à l’hôpital, mais on peut parier tout au contraire que, l’épidémie passée, et quelques tapes dans le dos distribuées devant les caméras, l’agonie managériale reprendra son cours à l’identique.
(...)
Le cas de la recherche, bien sûr est différent, mais pas moins illustratif : on a pu lire ce témoignage de Bruno Canard, spécialiste au CNRS des coronavirus, qui raconte les merveilles de la gestion de la recherche « par projet » : incapable de continuité de long terme, soumise aux aléas des sujets « sexy » et aux fluctuations de la mode, soumettant les chercheurs à l’inepte bureaucratie des appels d’offre. Bref : sa recherche sur les coronavirus entamée au début des années 2000 a été mise en cale sèche, privée de financement par le revirement des tendances du glamour académique-institutionnel. En matière de recherche, par définition, on ne sait jamais quoi débouche quand comment, mais on se dit tout de même qu’avec quinze ans de continuité on en saurait un peu plus. Comme à l’hôpital : sitôt la parenthèse fermée, la destruction managériale poursuivra, c’est-à-dire : on surréagira en mettant le paquet sur les coronavirus, mais en asséchant d’autres recherches dont l’utilité perdue n’éclatera que dans une décennie.
L’école, c’est encore autre chose. Normalement lieu de l’éducation à la prophylaxie en temps d’épidémie, les enseignants s’interrogent pour savoir si ce serait trop demander que de disposer de savon et d’essuie-main… À propos de lavage de mains, on pense aux injonctions médiatiques quotidiennes, alors qu’il n’y a plus nulle part un flacon de gel hydro-alcoolique, la main invisible du marché doit avoir momentanément de l’arthrite, ou alors avoir été requise ailleurs. Pendant ce temps le gouvernement se refuse à fermer les écoles, quitte à ce que les mioches porteurs sains aillent répandre le virus un peu partout, et non pas parce qu’il importe de maintenir la vie sociale dans une approximation de normalité mais parce qu’il importe surtout que les salariés restent rivés à leur poste, exposés ou pas, malades ou pas, ça n’est pas la question. Moyennant quoi Blanquer explique benoîtement devant des journalistes qui ont le répondant d’une chambre à air que les écoles restent ouvertes « parce qu’il faut que les infirmières puissent aller soigner les gens » — les infirmières : 2% de la population active, bravo Jean-Michel.
(...)