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Je reprends.
Petit rappel, on part d'une citation de Poutine qui nous explique que Zelensky est "juif de nationalité" («євреєм за національністю», ici) tout ça parce que sa mère est apparemment de nationalité juive. Comme je l'ai déjà dit, la notion de "nationalité" (natsionalnost en russe, à ne pas confondre donc avec la citoyenneté, grajdantsvo) se structure à la fin du XIXe siècle en se fondant sur les catégorisations linguistiques et culturelles des sociétés ethnographiques. On utilise pour certaines minorités le critère religieux comme plus déterminant : par exemple, les populations de langue vaguement germanique et de culte protestant sont catégorisées comme "Allemands". De même, pour les Juifs, la religion judaïque et non la langue (le yiddish) est utilisée comme critère. Le phénomène a un avantage non négligeable pour l'administration impériale, il permet la sécularisation de pratiques essentielles, notamment l'état-civil et la gestion des héritages (le droit variant selon la religion) qui sont jusqu'en 1917 du ressort des cultes. Pour les populations juives, on passe donc pour les administrations impériales des juifs (iudei, pratiquants de la religion juive) aux Juifs (evrei : on voit bien que le mot change en passant de la religion à la nationalité, la seconde renvoyant plutôt étymologiquement à "hébreux"). La nationalité supplante définitivement les autres formes de catégorisation et se rigidifie à la faveur de l'unique recensement général de la population de l'Empire russe en 1897. Avec la disjonction entre nationalité et religion, on voit d'ailleurs se multiplier à la veille de la Grande Guerre, des Juifs se déclarant non pratiquants du judaïsme. Ils n'en subissent pas moins toujours les discriminations contre les Juifs de l'empire. Dans les différents moments d'identification, on indique pour les individus non leur nationalité mais celle de leurs parents. Si jamais le couple est mixte, la nationalité du père l'emporte. Le premier recensement général soviétique de 1926 reprend sans le chambouler vraiment cet emploi. Ca c'est pour la loi, mais dans les faits, il y a du jeu, notamment à partir de 1930 et de l'instauration du passeport intérieur qui, comme je l'ai déjà évoqué, indique la nationalité comme critère d'identification des individus. Il y a du jeu pour plusieurs raisons, notamment pour les Juifs : d'une part, après 1917, les Juifs connaissent une importante mobilité géographique et sociale à la suite de l'abolition de la zone de résidence et des restrictions qui leurs étaient imposées par le tsarisme, puis dans les années 1920 de l'industrialisation. Les Juifs gagnent les grandes villes soviétiques en masse et s'intègrent largement à la nouvelle société socialiste, adoptant notamment l'usage du russe. Le passeport intérieur et les documents d'identité se fondant largement sur de l'autodéclaratif, beaucoup vont profiter de leur soviétisation pour indiquer une autre nationalité. D'autant que nombre de ces Juifs urbains opèrent des mariages mixtes : même si la nationalité du père doit l'emporter, beaucoup d'enfants se voient néanmoins attribuer une autre nationalité, celle de la mère. En dépit de ces marges de manoeuvre on voit bien que la question de savoir qui est juif ou pas échappe dans l'empire russe puis en URSS, depuis la fin du XIXe siècle, aux autorités religieuses et largement aux individus. Ce régime particulier dans l'identification des populations et des individus est évoqué brièvement dans l'article Wikipédia sur les nationalités en russe et en détails dans l'ouvrage de Juliette Cadiot, Le laboratoire impérial. Au-delà de Juliette Cadiot, qui demeure l'une des rares références en français, le sujet a été largement travaillé par des collègues anglo-saxons comme Francine Hirsch par exemple. En 1917, les bolcheviques et les socialistes russes en général sont globalement assez peu sensibles à cette question des nationalités : la révolution a rendu tous les peuples égaux en droit, l'idée est que la nationalité, héritage impérial, devrait s'estomper. Les bolcheviques se pensent notamment comme l'avant-garde de la classe ouvrière et ce qu'on appelle alors la "question nationale" leur paraît secondaire. (A l'exception d'un bolchevique de second rang, Josef Staline, qui devient le premier commissaire du Peuple (= ministre) aux Nationalités de la république soviétique russe.) Retour de bâton immédiat, notamment en 1919 : la révolution a aussi entraîné la dislocation de l'unité territoriale de l'empire et attisé les velléités d'indépendance des mouvements nationalistes : la Finlande déclare son indépendance, les pays baltes, l'Ukraine, les pays du Caucase et enfin la Pologne (occupée jusqu'au 11 novembre 1918). A la faveur de la poussée de l'Armée rouge vers l'ouest, avec en ligne de mire l'Allemagne et la Hongrie en révolution, les Rouges se prennent une méchante poussée nationaliste, notamment en Ukraine. D'autant que ce déni de la "question nationale" fait qu'ils promeuvent des individus issus des minorités, notamment russes et juives, attisant l'idée que le bolchevisme est une pure importation russe et l'oeuvre des Juifs. Pour résumer, fin 1919, Lénine et les autres dirigeants soviétiques prennent le parti d'un compromis : ménager les sensibilités nationales présentées comme une étape temporaire dans la marche vers le communisme. D'où la création et la promotion de républiques socialistes soviétiques ukrainienne, biélorusse, kazakh, etc. etc., réunies dans une grande Union. L'Ukraine est vraiment le laboratoire de ce compromis et de la politique des nationalités à la soviétique dès 1920. Déjà à l'époque impériale et plus encore dans les années 1920 soviétiques, la nationalité sert en effet d'outil de gestion des populations. Dans les années 1920, au nom de ce compromis, l'URSS cherche notamment à promouvoir les nationalités des périphéries, discriminées jusque-là au profit des Russes, pour mieux les intégrer à la société socialiste. En Ukraine, qui est le cas que je connais le mieux, on favorise grandement l'enseignement en ukrainien, les artistes et les publications en langue ukrainienne, et dans les administrations ceux qui appartiennent à la nationalité ukrainienne. Par ailleurs, dans des cantons ou des régions où des populations globalement minoritaires sont dominantes, on crée des cantons ou des régions autonomes où s'appliquent ces mêmes mesures de discrimination positive : en Ukraine, on trouve ainsi parmi d'autres deux cantons polonais près de la frontière polonaise, une petite région autonome moldave et même dans le sud, un petit canton autonome juif adossé aux colonies agricoles juives. Outil de promotion dans les années 1920, la nationalité devient un outil de discrimination voire de répression sous Staline : ces populations polonaises frontalières que je viens d'évoquer sont déportées, les partisans de la culture et des arts ukrainiens fusillés, etc. Les Juifs échappent largement à ce processus, sauf dans le domaine culturel et sauf à la fin de l'ère stalinienne, avec la décapitation des organisations juives issues de la Seconde Guerre mondiale, notamment le Comité juif antifasciste (l'article Wikipédia sur le sujet est potable, y'a plein de références à la fin). Sur cette question des nationalités, le grand livre demeure Terry Martin, The Affirmative Action Empire. En français, malheureusement, on a pas grand chose : on trouvera quelques éléments sur les "lignes nationales" au cours de la Grande Terreur de 1937-38 qui marque vraiment la fin de la politique de promotion des nationalités des années 1920 dans les ouvrages de Nicolas Werth et dans ce numéro de Vingtième siècle. Beaucoup de choses aussi sur la nationalité comme outil répressif dans le cas des Tatars de Crimée étudiés par Grégory Dufaud. Après la mort de Staline, la nationalité demeure un outil de discrimination. Au nom notamment de la promotion des nationalités où dominent les ouvriers, on discrimine celles que l'on juge trop "intellectuelles" ou implantées dans les administrations : c'est le cas notamment des Juifs avec des relents continus d'antisémitisme, mais aussi des Arméniens, par exemple, avec ce vieux trope de la minorité agissante et dissimulée, planquée dans les bureaux. Un thème déjà présent pendant la Seconde Guerre mondiale. Effets concrets : on impose des concours infaisables aux étudiants juifs, on instaure de fait des quotas, etc. D'où aussi cette volonté déjà évoquée de tenter de basculer d'une nationalité à l'autre, en utilisant la langue (russe) comme critère, ou en revendiquant la nationalité de la mère. D'où aussi un intense mouvement d'émigration des Juifs soviétiques qui vont massivement gagner Israël avant et surtout après l'effondrement de l'URSS. Ce thème a été notamment travaillé par Sarah Fainberg dans Les discriminés, ou dans Kostrychenko, Les prisonniers du pharaon rouge. Pour conclure, je dirais qu'on voit bien qu'en dépit de la fin de la promotion des nationalités assez tôt dans l'histoire soviétique, la nationalité et la structuration nationale sont loin d'avoir disparu par la suite. Au contraire, après la Seconde Guerre mondiale et a fortiori après la mort de Staline, les particularismes (économiques, culturels, politiques) ne vont aller qu'en s'accentuant, d'autant que les minorités ont été soigneusement rayées de la carte soit par les politiques nazies soit par des politiques soviétiques de déplacement de populations. Le bricolage et le compromis opéré par les premiers bolcheviques au lendemain de la révolution n'a jamais été repensé ou résolu. J'en mets par ailleurs une dernière couche : à partir de la fin du XIXe siècle, la construction d'une nationalité juive par l'Etat impérial puis soviétique fait que sa définition échappe largement aux intéressés. Et par ailleurs elle sécularise totalement la judéité qui n'est plus l'affaire des rabbins. En 1989, après près d'un siècle d'athéisme d'Etat et de soviétisation, les Juifs soviétiques sont quasiment tous sécularisés, travaillent le samedi et mangent du saucisson à l'ail : cela ne les empêche pas d'avoir maintenu des pratiques culturelles (plus que cultuelles) juives et de porter la mention "nationalité : juive" sur leurs papiers. Dernière référence, enfin : Yuri Slezkine, Le siècle juif, qui brasse beaucoup des thèmes que je n'ai fait qu'effleurer ici. Slezkine est un grand historien, mais l'ouvrage par sa forme et ses envolées a quelques faiblesses que son style emporté fait pardonner. Un de ses classiques étant l'article "The USSR as a Communal Apartment, or How a Socialist State Promoted Ethnic Particularism" paru dans la Slavic Review. En anglais, donc, qui brasse plusieurs thèmes de cette question de la politique des nationalités soviétique. Voilà, j'espère avoir été clair et pas trop long. J'ai regardé la Biblio qu'on donne aux étudiants, malheureusement j'ai pas grand chose de plus en français. La question "Empire russe et URSS, 1860-1991" étant au programme de prépa cette année, des synthèses et des manuels faciles d'accès vont paraître sous peu sur le sujet. (Si les éditeurs se bougent.) |
24/09/2021, 01h23 |
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[POGNAX] Politique et économie en Russie
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Citation :
Je trouve que le sujet mériterait une page wikipedia dédiée. C'est pas qu'un sujet de niche n'intéressant que les historiens, on voit que c'est un facteur important affecte en 2021 les relations russo-ukrainienne. Pour Poutine, Zelensky ne peut pas être Ukrainien parce qu'il est juif, c'est une réminiscence de ce système qui probablement empêche les juifs de bien s'intégrer en Russie. C'est paradoxal car en Israel, ceux qu'on appelle l'intégration de ceux qu'on appelle les juifs russes ne se fait pas sans mal, ils vivent entre eux, ont leurs propres journaux en russe, leurs propres partis politiques... Dernière modification par Borh ; 24/09/2021 à 06h52. |
24/09/2021, 06h43 |
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Pour la sortie de Poutine sur Zelensky, elle est effectivement pleine de fourberie (comme souvent avec Poutine).
Primo, elle ressuscite la catégorie soviétique, ce qui est une façon bête et méchante de rappeler aux anciennes républiques soviétiques qu'elles font toujours partie de la grande famille du peuple soviétique. Poutine est très familier du procédé et réutilise constamment des tournures de phrase, des expressions et des catégories héritées de l'URSS, d'autant plus lorsqu'il parle de l'Ukraine qui a entamé depuis plusieurs années un processus de désoviétisation à marche forcée. Secundo, elle a un vieux fond antisémite typiquement soviétique : les Juifs qui cherchent à se dissimuler, à gagner les sphères du pouvoir par la duplicité, etc. Tertio, ce n'est pas tant Zelensky qui est visé que la minorité russe d'Ukraine, qui est au coeur de la déclaration de Poutine (original en russe ici), à la faveur d'un projet de loi de protection des peuples autochtones en Ukraine. Comme je l'ai dit, la nationalité a été abandonnée comme catégorie en Ukraine, même si tout le monde l'a encore en tête, au profit notamment de la langue maternelle. Poutine essaye donc de faire revenir la nationalité pour mieux rigidifier la différence russe/ukrainien qui avec la langue tend à s'estomper. Car voici un autre bout de la saillie de Vlad : Citation :
Citation :
Tout cela est assez gerbant. Dernière modification par Khyok ; 24/09/2021 à 13h34. |
24/09/2021, 13h22 |
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Je double post mais c'est pour du lourd, du léger, de l'anecdotique : mort d'un diplomate Russe par chute mais cette fois dans une ambassade donc quasi hors de Russie. On constate que le sol de la mère patrie est donc aussi glissant près des fenêtres à Moscou qu'à l'étranger.
Citation :
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05/11/2021, 22h29 |
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Alpha & Oméga
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C'est l'automne, il commence à y avoir du verglas, une mauvaise chute ça arrive.
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05/11/2021, 22h33 |
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Citation :
En effet, il y a eu des sorties. Je ne peux que conseiller celui-ci, paru chez Armand Collin. Avec d'autant plus de facilité que je n'ai pas écrit dedans, mais que je connais fort bien et respecte grandement la plupart des autrices et des auteurs. (Dans tous les cas, même si c'était l'un des miens, je ne touche rien sur la vente, l'écriture de manuel est une vaste escroquerie.) L'ouvrage a les avantages de ses défauts : il ne traite pas de toute l'histoire russo-soviétique, mais propose des grands axes thématiques. Le second est notamment dédié à la "question des nationalités". |
06/11/2021, 10h03 |
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A propos de l'histoire des juifs de Russie dont Khyok nous a déjà parlé, il y a eu cette émission de France Culture récemment. Vraiment passionnante, j'ai appris plein de choses que je ne soupçonnais pas.
Pogroms en Russie, quand la persécution des Juifs devient une habitude - Ép. 3/4 - Quand la religion tue (franceculture.fr) |
06/11/2021, 11h33 |
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Grand merci
J'en profite pour rappeler que, non, la Russie n'utilisera pas le levier énergétique pour faire pression. Ou alors c'est le contraire. C'est compliqué. Gazprom offered Moldova new gas deal in exchange for weaker EU ties. Citation :
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06/11/2021, 11h41 |
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https://arstechnica.com/science/2021...eaten-the-iss/
La Russie a ENCORE fait péter un satellite avec un missile, mettant en danger à peu près tout ce qui traine en orbite basse et en particulier l'ISS. C'est le problème avec les dicktateurs @Xi/Poutine, ils ont sans arrêt besoin de prouver qu'ils en ont une plus grosse que le voisin et qu'ils sont prêts à s'en servir n'importe où, n'importe quand, y compris quand ce n'est pas à faire. Citation :
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15/11/2021, 23h34 |
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Vladimir Poutine (officiel), sur la Russie et l'Ukraine.
Je sabre, c'est suuuuuper long. On me pardonnera de relever ce qui m'a fait tilter, d'autres, largement plus compétents, percevront mieux les objectifs voir pourront comprendre les sens cachés. TLDR : retour à avant l'URSS, Ukraine dans le giron russe, comme depuis toujours, l'Empereur étant pour le bonheur des peuples, vos geules les austro polonais. C't'une blague, il n'a pas parlé d'empereur , cependant, avant l'USSR, il y avait quelque chose de bien, une unité, limite une transcendance. Citation :
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16/11/2021, 16h22 |
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#416132
Invité
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Message supprimé par son auteur.
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16/11/2021, 23h14 |
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#416132 |
Alpha & Oméga
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Sans compter que foutre des milliers de débris dérivant dans l'espace c'est très, très con. y compris pour les Russes.
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16/11/2021, 23h28 |
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