L’Express du 23/02/2004
Le lobby des labos
par Julie Joly
mercredi 24 mars 2004
Coups marketing, pressions amicales et jeux d’influence... Attaqués par les fabricants de génériques, les géants de l’industrie pharmaceutique mondiale déploient toutes les armes pour défendre leurs marges. Une stratégie payante. Notamment en France
...
Et en France ? Ici, plus de 90% des 3 milliards de boîtes consommées chaque année - 50 par habitant en moyenne, un record mondial - sont remboursables. La précision est de taille, car nos médicaments coûtent plus de 17 milliards d’euros par an à la Sécurité sociale. S’y ajoute la facture pharmaceutique de l’hôpital, en hausse de 10% par an depuis la fin des années 1980, soit près de 3 milliards d’euros supplémentaires à la charge de l’Etat. Au total, résumait il y a peu le ministre de la Santé, Jean-François Mattei, le médicament représente « un sixième de nos dépenses de santé, une somme considérable ».
Notre politique est pourtant réputée être l’une des plus encadrées au monde ! La publicité grand public pour les médicaments remboursés est interdite et le prix de ces derniers est administré par l’Etat. « Notre système est surtout l’un des plus opaques », tranche Pierre Chirac. Dans les bureaux biscornus de ses modestes locaux parisiens, l’un des fondateurs de la revue médicale Prescrire - la seule en France qui ne soit pas financée par l’industrie pharmaceutique - ne décolère pas : pour lui, les carences de formation de nos médecins, la faiblesse de notre recherche publique, mais aussi, et surtout, le laxisme et la partialité de notre politique de santé sont autant d’aubaines pour les laboratoires.
« L’industrie pharmaceutique dépense en France plus de 20 000 € par an et par médecin », affirme, au Conservatoire national des arts et métiers, l’économiste de la santé Jean de Kervasdoué. Pour convaincre les prescripteurs de la supériorité de leurs produits, plus de 15 000 visiteurs médicaux payés par les labos - 1 pour 10 praticiens ! - sillonnent chaque jour les hôpitaux et les salles d’attente de nos vertes campagnes. A défaut de subventions publiques, les industriels sponsorisent, en toute légalité, l’essentiel de la formation continue des praticiens. Sans compter les milliers de brochures, affiches et autres outils de promotion indirecte censés « informer le patient » sur les vertus de leur futur traitement - il y a quelques mois, 240 000 flyers encourageant les gens à se faire dépister devaient ainsi être distribués dans les bars branchés de l’Hexagone par l’un des plus gros fabricants d’antirétroviraux au monde ; l’opération, clairement publicitaire, fut empêchée in extremis par l’association Aides. Mais ce n’est qu’un début.
A la différence des Etats-Unis, où l’Etat sponsorise 40 % des efforts de recherche sur le médicament, la plus grande part de notre innovation pharmaceutique est financée par l’industrie. Or, avant de pouvoir être commercialisée, toute nouvelle molécule doit - entre autres précautions d’usage - faire la preuve irréfutable de son « efficacité » sur l’homme. Jusque-là, rien de plus normal. Sauf que les trois quarts des quelque 1 500 essais cliniques financés chaque année en France par les firmes pharmaceutiques sont chapeautés par nos médecins. C’est vrai aussi ailleurs, mais à un détail près : dans notre cas, les médicaments prescrits sont pris en charge par la Sécu, rarement par les patients eux-mêmes. Les labos n’ont dès lors qu’un seul objectif : convaincre les prescripteurs de l’intérêt de leurs nouveaux produits. Et ils y mettent le prix ! Un essai clinique - réalisé pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, et avec les précautions et la rigueur que l’exercice exige - peut rapporter à un service hospitalier entre 1 500 et 15 000 € par patient suivi, selon la spécialité. Une aubaine pour qui connaît les difficultés financières de certains établissements. Par ailleurs, chaque article publié ensuite sur le sujet dans une revue scientifique est aussi rémunéré, et grassement : jusqu’à 7 500 €, selon la renommée de l’auteur et de la publication. Sans compter l’animation de colloques ou de formations, payée entre 500 et 3 000 €, selon la prestation. Et ce n’est pas fini !
« L’industrie pharmaceutique dépense en France plus de 20 000 € par an et par médecin »
Leur temps étant précieux, certains spécialistes n’hésitent pas à se faire dédommager du temps passé à discuter avec les représentants de l’industrie pharmaceutique. Quand ils ne font pas directement appel à la générosité des laboratoires en dehors de tout cadre professionnel. Le 29 novembre 2003, trois cardiologues de la clinique médico-chirurgicale de Creil, musiciens amateurs, ont ainsi réussi l’exploit de faire sponsoriser leur concert privé par trois des plus grands laboratoires mondiaux : Pfizer, Astra Zeneca et Merck. Ou comment allier l’utile à l’agréable...
Pour les industriels, le bénéfice commercial vaut tous les investissements. En cas d’échec, si les essais cliniques ne se révélaient pas probants, une clause de confidentialité lie l’équipe médicale et protège la réputation du fabricant. A l’inverse, en cas de succès, la notoriété du nouveau produit est toute faite : quoi de mieux, en effet, qu’un spécialiste reconnu pour vanter les mérites d’une grande marque ?
Les amateurs de génériques peuvent aller se rhabiller. Près de deux ans après l’accord conclu entre la Caisse nationale d’assurance-maladie [4] et les généralistes - qui prévoyait que le quart de leurs ordonnances seraient rédigées sans référence aux noms de marque des médicaments (appelés aussi « princeps ») - moins de 1 prescription sur 10 utilise les dénominations scientifiques internationales des molécules. Elles faciliteraient pourtant la promotion de ces copies conformes, vendues 30% moins cher en moyenne que leurs originaux ! Face à la pression des fabricants de princeps, les ventes de génériques, fulgurantes à l’étranger, restent minimes en France : à peine plus de 1 boîte vendue sur 10 est une copie, contre plus de 40% aux Etats-Unis.
L’activisme des visiteurs médicaux et des fabricants n’y est pas pour rien, on l’a vu. Mais les lacunes de l’enseignement médical n’arrangent rien : « La France est le pays d’Europe où la formation des médecins sur le médicament est la plus faible », confirme le Pr Jean-Paul Giroud, pharmacologue clinicien à l’hôpital Saint-Antoine et membre de l’Académie de médecine. L’expert international - il conseille l’Organisation mondiale de la santé à Genève - ne mâche pas ses mots : « La formation de nos médecins sur les médicaments se limite à 40% des molécules estimées essentielles », fustige-t-il. Au regard des quelque 10 000 produits pharmaceutiques actuellement en circulation, leurs connaissances s’avèrent minimes.
Pis, faute de meilleures sources, nos praticiens s’en remettent le plus souvent à leur seule bible, le fameux Vidal. Or, souligne le spécialiste, « l’ouvrage est financé exclusivement par les laboratoires ». A défaut de contribution suffisante de la part de leurs fabricants, plus de 3 000 noms de produits, et notamment des génériques, n’y sont pas référencés. Ce n’est pas tout. La plupart des notices du même Vidal sont rédigées « par des membres de la commission d’autorisation de mise sur le marché », dénonce la commission des Finances au Sénat dans un rapport de juillet 2003, qui conclut : « Le risque de conflit d’intérêts est manifeste. » Doux euphémisme ! Sur les 429 membres inscrits en 1999 aux différentes commissions d’experts de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) - maître d’œuvre de notre politique publique d’évaluation et de contrôle des médicaments - 334 déclaraient entretenir un lien direct ou indirect avec un laboratoire. En clair, plus de 3 sur 4 travaillaient ou avaient déjà travaillé pour une firme pharmaceutique. Quant aux autres, rien ne garantit leur indépendance : obligatoire depuis peu, la « déclaration d’intérêts » des membres de l’Afssaps n’est soumise à aucun contrôle. « Le travail de l’agence est une comédie, tout est décidé en amont ! » lâche un pharmacologue de renom, et ancien du sérail.
« Le lobby pharmaceutique est extrêmement puissant », confirme le Pr Claude Béraud. L’auteur de la Petite Encyclopédie critique du médicament (éditions de l’Atelier) connaît son sujet : voilà bientôt trente ans qu’il traîne ses guêtres dans les arcanes de notre politique de santé. Ancien médecin-conseil de la Cnam, il a été vice-président de l’une des plus hautes institutions publiques en matière de médicament, la commission de transparence de l’Afssaps. Réunie tous les mois, c’est elle qui évalue le « service médical rendu » des nouvelles molécules. Comment ? Sur une échelle de 1 à 4, la plus haute note est donnée aux médicaments les plus innovants ou les plus importants (anticancéreux, par exemple), remboursés à 100 %. Entre 1 et 3, le taux de remboursement varie entre 35 % et 65 %. Au-dessous de cette fourchette, le principe actif est jugé inefficace et n’est pas admis sur la liste des produits remboursés. En théorie du moins...
Car, en pratique, « il est exceptionnel que l’Agence donne un avis défavorable à une demande de remboursement », note le Pr Béraud. De fait, explique-t-il, à peine 6% des nouvelles molécules reçoivent un avis négatif. Or, parmi les 94% restantes, validées par l’Afssaps et le plus souvent remboursées par la Sécu, combien sont réellement efficaces ? D’après la revue Prescrire, une poignée ! Sur les 2 090 produits mis sur le marché au cours des vingt dernières années, seuls 7 constituaient un progrès thérapeutique « majeur ». Pourtant, les trois quarts sont remboursés à plus de 65 %, et ce chiffre ne fait qu’augmenter.
« Le travail de l’Affsaps est une comédie. Tout est décidé en amont »
Les vraies innovations représentent moins de 1 mise sur le marché sur 3. La plupart des 300 à 500 « nouveautés » enregistrées chaque année par les laboratoires sont en réalité déjà commercialisées, mais sous une autre forme (produits injectables, comprimés, poudres, etc.). Vraies ou fausses, elles offrent en tout cas aux laboratoires l’arme absolue : un nouveau brevet et, avec lui, la garantie d’un monopole pendant au moins dix ans. Et l’avantage concurrentiel est appréciable ! « Les produits de moins de deux ans induisent un supplément de dépenses de remboursement de 450 à 900 millions d’euros par an », affirme la Cour des comptes. Cela représente la moitié des dépenses pharmaceutiques de l’assurance-maladie.
Nos lobbyistes ne s’en plaignent pas. Quatre ans après les promesses politiques de dérembourser 850 molécules jugées « inefficaces », 21 des 100 médicaments les plus prescrits en France ont encore un « service médical rendu insuffisant ». Mieux, parmi ses - nombreuses - qualités, la France est l’un des seuls pays de l’Union, avec le Portugal, à interdire les importations dites « parallèles » de médicaments. Le principe de libre circulation des marchandises, inscrit dans le traité de Rome, permet pourtant à la Grande-Bretagne d’acheter 17 % de ses médicaments chez ses voisins européens, moins chers que sur son territoire : pour la sécurité sociale britannique, l’économie est de 120 millions d’euros par an. On en est loin ! Chez nous, dénoncent encore les magistrats de la Cour des comptes, les pouvoirs publics ont choisi de rapprocher le prix des nouveaux médicaments « de ceux pratiqués dans les pays les plus chers d’Europe. Y compris pour les produits dont le service médical rendu n’est pas majeur ».
A croire qu’ils le font exprès. « A force de vouloir protéger nos anciens fleurons nationaux, nous jouons le jeu des multinationales », prévient un haut fonctionnaire. Sous prétexte de coûts de recherche et de délais de mise sur le marché intenables, les fabricants réclament depuis toujours la liberté des prix en France. Voilà qui est presque fait : depuis le printemps dernier, un accord signé avec l’Etat leur permet de déterminer eux-mêmes le prix de lancement de leurs innovations - le Comité économique des produits de santé (Ceps) n’ayant que deux semaines pour s’y opposer. Mieux, depuis décembre dernier, une décision du gouvernement enfonce le clou : le prix des nouveaux médicaments ne devra pas baisser pendant les cinq premières années de leur commercialisation. « Ou comment protéger, in extremis, les marges d’un laboratoire influent ! » conclut, atterré, un observateur.
En attendant d’improbables réformes, les remboursements de médicaments, innovants ou non, sont toujours responsables de près de la moitié de la hausse de nos dépenses de santé. Et les marges de manœuvre de l’acheteur public se font chaque jour plus ténues. C’est le cas au Ceps, depuis le nouvel accord sur les prix. Mais aussi dans les hôpitaux, seuls, en France, à pouvoir négocier les prix des médicaments auprès du fabricant. Président du Club H., Eric Tabouelle en témoigne : il gère la facture pharmaceutique de près de 300 cliniques et hôpitaux privés, l’équivalent de celle dépensée chaque année par les 39 établissements de l’AP-HP, soit plus de 1 milliard d’euros au total. « Le mouvement de concentration des firmes pharmaceutiques renforce encore la position dominante des laboratoires », soupire le gestionnaire.
De fait, en vingt ans, plus de 140 labos ont fermé leurs portes au gré des fusions et acquisitions. Jamais les visiteurs médicaux n’ont été si nombreux dans les couloirs des hôpitaux. Pour les « convaincre » d’acheter leurs dernières molécules au prix fort, certaines firmes n’hésitent pas à assécher les stocks de médicaments de la même classe thérapeutique. Quand elles ne gonflent pas le prix de leurs innovations, vendues deux fois plus cher que certaines « vieilles molécules » à l’efficacité équivalente...
...