Vu que Saint Saxe ne daigne pas faire un tant soit peu honneur à sa formation littéraire en amenant le débat sur le terrain qui lui convient le mieux, celui de l'esthétique (=philosophie de l'art, je précise au cas où), je vais le faire à sa place, du haut de mon diplôme d'ingénieur généraliste.
En tant que préambule, débarrassons nous directement des versions les plus subjectives ou nihilistes: si des philosophies comme "tout est art", "rien n'est art" ou "tout est subjectif" peuvent être valables, elles ne nous apportent rien ici. Je suppose donc qu'une esthétique est possible, mais qu'elle n'est pas nécessairement absolue, dans un souci d'économie d'hypothèses.
Pour commencer, tentons de définir l'Art. Selon Aristote, la définition d'une notion consiste à chercher avant tout un "groupe" auquel elle appartient, puis de la distinguer des autre éléments de ce groupe. Il me semble assez prudent de définir l'art comme un
moyen de communication. Maintenant tentons de le distinguer des autres moyens de communication. Pour cela, considérons qu'un moyen de communication est composé de deux éléments: un
signifiant et un
signifié. La distinction se fera forcément sur un de ces deux éléments, ou les deux en même temps.
Signifiant
Il s'agit ici du support, du medium que l'art utilise pour faire passer son message, donc du jeu en soi, d'un point de vue
technique pur. Or que constatons-nous? Qu'un jeu est avant tout une combinaisons de média préexistants: art de l'image, art de la musique, des éléments de cinéma et de littérature, tout cela pris dans un sens très large, sans parler de valeur artistique.
Or, chaque medium est défini, avant tout par sa grammaire, son langage, sa sémiotique, qui ont des règles plus ou moins fixes, mais indéniables; le but de toutes études d'art est de les apprendre. Le point crucial est ici: l'art de l'image reste l'art de l'image telle que soit la
technique employée, peinture, CG, etc, le langage de l'image ne change pas. Dire que, dans les arts picturaux, seule la peinture est de l'art, c'est comme si on disait que seules les sculptures en grès sont de la sculpture, que seuls les livres calligraphiés sont de la littérature, bref, une absurdité.
Le jeu vidéo est donc une superposition de média qui ont tous, individuellement, valeur d'art, il n'y a donc ici aucune raison logique pour renier son statut d'art à ce niveau; même si le JV utilise des techniques très particulières au sein des média qui le compose, la technique ne dénaturant pas la nature artistique reconnue de ces média, cela n'est pas une objection valable.
Après, on peut effectivment parler de goûts individuels au sein de ces arts, qui peuvent établir une hiérarchie entre les techniques (rappelons que nous ne parlons toujours pas du signifié) mais ils ne peuvent que classer les oeuvres d'art entre elles, pas le renier ce statut, pour les raisons énoncées ci-dessus. Bref, à moins de décider d'un coup que le cinéma, la peinture ou la musique ne sont plus des arts (et là, j'ai beau être d'accord avec les visions subjectives de l'esthétique, ça m'étonnerait un peu), je ne pense pas qu'on puisse renier le statut d'art aux JV sur leur forme, en tant que média. Passons maintenant au
contenu, au signifié:
Signifié:
En général, c'est ce point qui passionne le plus les philosophe et les artistes. D'aucuns s'intéressent au beau, d'autres aux émotions exprimées, d'autres encore aux concepts dégagés, et chacun a en général sa propre vision, qui exclut les autres. Nietzsche, dans sa
Naissance de la tragédie, a par contre définit plusieurs formes d'art, plusieurs objectifs possibles pour une oeuvre d'art; lui-même avait visiblement des préférences, mais je préfère rester le plus général possible, afin de laisser à chacun le choix:
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Art dionysien: il s'agit d'un art de la passion la plus pure, de l'ivresse, proche de la folie (comme chez les Ménades, ces prêtresses de Dionysos, dieu Grec de l'ivresse, qui se livraient à des orgies si violentes qu'elles en arrivaient parfois à s'entredévorer)
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Art apollinien: un art basé sur l'imaginaire, sur le rêve, le beau; l'art apollinien représente parfois la folie des passions, mais toujours sous une fore stylisée, proche de l'onirique (Nietzsche cite en exemple description de la rage d'Achille dans l'
Illiade)
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Art socratique: je ne me rappelle plus si Nietzsche emploie ce terme, mais il y pense: pour lui, après Socrate, l'art a toujours été teinté d'une quête de vérité, d'une réflexion émotionnellement détachée, qui peut être du ressort de la morale, ou de la recherche conceptuelle, justement.
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Tragédie attique: (oui,
attique et pas
antique, l'Attique est une région de Grèce) Pour Nietzsche, il s'agit d'un véritable dépassement dialectique des arts apollinien et dionysien: l'art dionysien (pour lui, principalement la musique) est puissant, trop pour que les humains en sortent indemnes, et l'art apollinien ne rend pas bien compte de la réalité des passions. La tragédie attique met en scène des personnages animés par l'ivresse de Dionysos, mais la distanciation que l'art théâtral (apollinien) génère entre les spectateurs et cette ivresse permet aux gens de confronter leurs passions sans risque. C'est ce que Aristote, dans son traité sur la tragédie, appelle la
catharsis, ou épuration, et à laquelle il prête un rôle très positif. Pour nous, ça s'appellerait un
exutoire, un
défoulement.
Evidemment, on pourrait même s'amuser à créer un continuum reliant ces différents objectifs de l'art, du plus intellectuel (socratique) au plus primal (dionysien). L'important, c'est de considérer que, pour ce qui est du signifié, cette esthétique englobe à mon avis la plupart des autres esthétiques, y compris les goûts personnels de la plupart d'entre vous, chers lecteurs; pour arriver à votre vision de l'art, sur le plan du signifié, il vous faudra probablement rajouter des hypothèses pour restreindre ce champ assez vaste de possible. Soit, je conviens tout à fait que le goût en matière d'art, et les critères, soient subjectifs. Mais c'est là qu'intervient un autre domaine de connaissance que Saint Saxe ferait bien de potasser un peu: la connaissance de l'histoire des jeux vidéos, et de l'art en général, car nous allons voir, pour chacun de ces genres d'art,à quel point les jeux vidéos ont su les explorer.
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Art dionysien: celui-ci pose indéniablement problème, car le seul art qui en semble vraiment capable est la musique; car la musique est le seul média qui procure une sensation immédiate, privée de toute intellection. Cependant, pour la même raison, c'est un domaine interdit à la littérature, qui n'en est pas moins un art. Je pense même que le jeu vidéo, quand il vise l'immersion la plus totale, est peut-être un des média en dehors de la musique (mais aussi
grâce à la musique) à pouvoir le plus s'approcher de cet idéal (tellement qu'on l'accuse d'inciter à la violence!)
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Art apollinien: l'art apollinien contenant, entre autre, le domaine du mythe et l'onirisme, n'importe qui d'un peu sérieux se rend compte que le jeu vidéo peut y atteindre des sommets. Final Fantasy 7 a marqué toute un génération par ses personnages, sa musique (le jeu est sorti il y a 10 ans et tu trouves régulièrement sur Internet des musiciens qui font des reprise de
One-Winged Angel, la musique du combat final), le jeu a battu des record de ventes, s'est diffusé dans le monde entier.. malgré un gameplay peu interactif, des dialogues pas toujours heureux, et des laideurs graphiques incontestables (les personnages en pâté de polygones, mon dieu...). Pourtant, des RPGs, au Japon, il s'en fait plein; pourquoi celui-là en particulier a-t-il eu autant d'écho, si ce n'est pas des éléments qui ont su toucher une corde sensible chez beaucoup de gens?
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Art socratique: vu la débâcle qu'est l'art "conceptuel" contemporain, où les "artistes" fabriquent à tour de bras des objets représentant des idées uniques, pures, mais d'une originalité ou d'une pertinence parfois contestable (je dis"parfois", hein), il serait de bon ton de signaler les très intéressantes idées soulevées dans certains jeux. Les meilleur exemple est probablement Hideo Kojima, l'homme qui a inventé un jeu de chasse au vampire fonctionnant... avec de la lumière fournie par des capteurs solaire,s disposés sur la cartouche! Sans compter d'une très intéressante réflexion sur notre rapport à l'image, au virtuel, et à la liberté dans
Metal Gear Solid 2, qui rejoignent la théorie post-moderne de l'hyperréalité, tout ça. Bref, on dira ce qu'on voudra, mais si l'urinoir de Duchamp c'est de l'art, je vois pas pourquoi MGS2 n'en serait pas.
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Tragédie attique: plus dur celui là, mais il est assez restreint. Je noterai tout de même que la fonction catharsique de la tragédie est à mon avis assez efficacement effectuée dans certains jeux purement ludiques. D'autre part, la tragédie, chez Nietzsche, se retrouve aussi dans ce qu'il appelle le drame musical, à savoir l'opéra romantique wagnérien, une dramaturgie basée sur la musique en somme. Moi je trouve que ça ressemble étrangement au concept de
Shadow Of The Colossus.
Bref, un certains nombres de jeux vidéos présentent des éléments très comparables à d'autres oeuvres d'art plus acceptées. Chacun, quelque soit sa vision de l'esthétique, devrait à mon avis pouvoir y trouver son compte, à condition d'aborder vraiment le sujet, pas de parler sans connaitre vraiment comme Saint Saxe le fait, et d'être un peu ouvert.
EDIT: après un si gros pavé, un moment de détente:
EDIT: Lanari> selon l'esthétique postmoderne, y'a pas de raison ^^