Ces dernières années, dans tout ce qui touche au marché des loisirs numériques, le terme casual est à la mode. Des éditeurs jusqu’aux joueurs, tout le monde semble savoir précisément ce que serait un joueur dit casual, ce à quoi il souhaiterait jouer, comment le marché évoluerait selon ses habitudes…
Des joueurs se revendiquent casual gamers, d’autres affirment que les casual gamers sont responsables de la dégradation de l’intérêt et de la profondeur des jeux, des éditeurs affirment réaliser des jeux destinés aux casual gamers…
Mais ce qui est amusant, c’est que globalement, selon les communautés auxquelles ils appartiennent, selon les secteurs de l’industrie dans lesquels ils travaillent, les joueurs autant que les professionnels du secteur ne seront pas capables de dresser un portrait universel du casual gamer.
Ainsi, selon à qui on le demande, le casual gamer serait un joueur qui joue peu ou occasionnellement ou sans s’investir, mais il serait également un joueur qui joue surtout pour s’amuser (c’est à se demander pour quelle raison jouerait donc le joueur non casual), et surtout qui n’aime que les jeux accessibles et simples. Il serait également un utilisateur nouveau sur le marché comme une mère de famille ou un très jeune enfant.
Et si on force le trait…
Pour ceux qui pensent incarner les « vrais » joueurs, le casual est quelqu’un de paresseux, qui veut tout tout de suite et sans effort. Ceux qui pensent être des « hardcore gamers » estiment souvent que lorsque l’éditeur d’un jeu se préoccupe des casuals, un nivellement par le bas est inévitable. Ce genre de discours est tenu aussi bien par des joueurs de jeux plutôt grand public comme World of Warcraft ou Dofus où les casuals gamers font presque figure de boucs émissaires responsables d’une prétendue mauvaise orientation de l’évolution du jeu, que par des joueurs de jeux bien moins grand public comme Eve Online ou Darkfall Online, qui affirment parfois que les casuals n’ont rien à faire sur le jeu auxquels ils jouent.
Pour les joueurs qui craignent d’être étiquetés « nerd » ou qui souhaitent se démarquer des pseudo PGM un peu fatigants, le casual est celui qui joue pour de bonnes raisons, c’est à dire le fun. Ce qui est étonnant, c’est qu’on retrouve parmi ces joueurs des gens qui ont des attentes vis à vis des jeux dont ils guettent la sortie, mais également investissent temps et attention dans les jeux auxquels ils jouent, ce qui les place davantage dans le segment core du marché du jeu.
Pour ceux qui se pensent pragmatiques, le casual incarne le grand public, il est le joueur qui ne jouait pas hier, celui qui découvre le jeu en ligne via des réseaux sociaux. Le marché casual serait le nouvel eldorado à conquérir pour les éditeurs de jeux. La Wii serait celle qui aurait ouvert la nouvelle ère casual, et ce des années après que la gameboy en ait défriché la voie. Ou bien ce serait les applications ludiques pour mobile, personne ne sait très bien, mais le casual est là et il compte bien remodeler le marché selon ses nouveaux appétits ludiques.
Sauf que tout cela ne marche pas. Aucun joueur n’est que et seulement casual.
Le joueur casual n’existe pas en tant que tel, aussi le stigmatiser, s’en réclamer, ou le séduire, n’a de sens que dans un référentiel donné. Si l’on assume que ce référentiel n’est rien d’autre que la cible d’un produit, on peut comprendre que si un joueur peut être considéré comme casual sur tel marché, il ne l’est pas du tout sur tel autre.
En mars dernier lorsque le COO de Monumental Games Paul Mayze faisait cette déclaration dans
une interview accordée à gamesindustry.biz :
« You look at World of Warcraft and people see it as a mass market MMO, but when it comes down to it it really isn’t, » added Monumental’s COO, Paul Mayze. « It’s still a hardcore MMO, it’s just quite an accessible one.
Observez World of Warcraft, les gens voient ce jeu comme un MMO grand public, mais ce n’est pas le cas. World of Warcraft reste un MMO hardcore, il est juste plus accessible que d’autres.
Nombreux étaient les joueurs du marché du MMO à client lourd et à abonnement mensuel qui exprimèrent leur incompréhension. Pour ces joueurs, ne pouvaient tenir de tels propos que des gens ne comprenant rien au marché du MMO. WoW hardcore ? Alors que tout les joueurs de WoW s’accorderaient à dire que l’ensemble de ce MMO est orienté de plus en plus casual gamer chaque année passant….
Ce que ces joueurs ne comprenaient pas, c’est que du point de vue d’une entreprise comme Monumental Games qui vise le public des utilisateurs de réseaux sociaux, un jeu comme WoW n’est pas seulement hardcore de par son contenu ou ses mécanismes de jeu, mais il est hardcore de par son mode d’accès : un téléchargement lourd, et du temps de jeu demandé pour commencer à bien cerner le jeu : plusieurs heures pour un néophyte complet.
Monumental Games estime que WoW est hardcore parce qu’y jouer réclame une démarche profondément volontaire de la part du joueur, une envie de faire l’effort de patienter pour pouvoir lancer le jeu, puis l’effort de comprendre et d’apprendre les mécaniques du jeu. Les jeux que Monumental Games développe sont pensés pour immédiatement fonctionner, ils sont supposés délivrer tout de suite un divertissement à leur utilisateur.
Pour Monumental Games, un jeu casual est un jeu immédiatement jouable.
Est-ce que Monumental Games comprend mieux ce que peut être un casual gamer ? Je ne sais pas. Selon cette vision, un jeu comme Tetris serait le summum du jeu casual… Aujourd’hui certains affirmeraient j’imagine que c’est bien le cas, même si à l’époque où le jeu s’est popularisé on parlait plutôt de son coté génialement captivant, on n’en disait pas qu’il était grand public, juste qu’il était tellement réussi, tellement universel, qu’il amusait tout le monde.
Jusqu’à la moitié des années 90, le joueur casual n’existait pas.
Jusqu’à cette époque, pour l’industrie du jeu traditionnel, il y avait 2 marchés : le marché GMS et le core. Le GMS, c’est la marché des grandes et moyennes surfaces, le marché core c’est celui des boutiques spécialisées.
Les jeux de société vendus en GMS étaient par la force des choses accessibles autant par leurs thèmes que par leurs mécaniques de jeu. Des jeux dont les règles devaient tenir sur quelques pages, que l’on peut apprendre seul et auxquels on peut jouer en famille.
Les jeux vendus en boutiques spécialisées étaient à l’origine essentiellement des wargames. Des jeux bien souvent très complexes où l’on ne pouvait en général pas songer commencer à jouer avant d’avoir lu, compris et assimilé des tonnes de pages de règles. Ces boutiques vendaient également des jeux de batailles avec figurines qui réclamaient passion et talent pour être peintes. Ces boutiques vendaient également des boardgames, des jeux de plateau ou de société en français, bien plus complexes et subtils que ceux vendus en GMS. Jeux qui parfois étaient produits par les mêmes éditeurs. Enfin ces boutiques ont commencé à vendre des jeux de rôles, jeux réclamant imagination, temps et capacité d’abstraction.
Les jeux vendus en GMS touchaient déjà une large audience et pouvaient donc générer de gros chiffres d’affaires. La réflexion marketing et éditoriale autour de la correspondance maximale entre les attentes du public et le contenu des jeux étaient déjà là il y a des décennies.
En revanche les jeux vendus en boutiques spécialisées touchaient un si petit public que les auteurs de ces jeux ne se posaient en général aucune question, ils faisaient des jeux avec sincérité et passion, et assumaient que le fruit de leur création ne se vendrait qu’à quelques milliers d’exemplaires.
Et c’est en ces termes que le marché GMS était grand public et le marché spécialisé était core. Les produits destinés aux GMS étaient sans risque, ceux destinés aux boutiques spécialisées étaient innovants et parfois dérangeants. Les premiers étaient pensés pour gagner de l’argent, les seconds pas vraiment.
Le marché du jeux vidéo est à l’origine un marché GMS. Les machines pour jouer et les logiciels de jeu se vendaient depuis toujours en grandes et moyennes surfaces. Mais comme ce marché n’était pendant longtemps guère prit au sérieux par les distributeurs, les éditeurs pouvaient faire plus ou moins ce qu’ils voulaient.
Les jeux publiés sur des machines comme l’Amiga ou l’Amstrad étaient généralement des logiciels développés par une seule et unique personne qui réalisait son jeu avec passion sans forcément chercher à coller à un public.
Mais à la moitié des années 90, lorsque le marché du jeu n’arrêtait plus de grossir et que les éditeurs commençaient à parler gros sous. Le marché a commencé à se rationaliser et à s’organiser. Les éditeurs ont commencé à devenir, pour certains, d’énormes entreprises devant rendre des comptes à leur actionnaires.
Mais curieusement, c’est à cette même époque que les éditeurs ont commencé à recruter du sang neuf parmi les auteurs du marché du jeu spécialisé. Des gamedesigners, des scénaristes, des créateurs d’univers qui auparavant travaillaient pour des petits éditeurs core se sont retrouvés à travailler sur des produits visant une audience inédite pour eux. Des auteurs de jeux qui dès lors devaient commencer à penser en termes de cible.
Des univers, des licences, des produits qui ne s’adressaient jusque là qu’à un public confidentiel et core allaient être déclinés pour le grand public…
La culture du marché core, les univers comme les mécaniques de jeu ont tout de même largement impacté les productions vidéo ludiques. Et le marché core a pénétré le grand public grâce au jeu vidéo d’une manière inconnue jusqu’alors.
Le public core a rencontré là le grand public, créant depuis de multiples nuances d’attentes et de manières de consommer les produits vidéo-ludiques. Les frontières entre core et casual sont aussi nombreuses qu’il existe de jeux différents.
Chaque jeu, chaque marché, aura un public de casual gamers tout comme il aura un public de joueurs plus investis, et ce dès lors que sa cible dépasse un volume confidentiel.
L’idée n’est donc pas de réaliser des jeux pour casual gamers d’une part et hardcore gamers d’autre part.
Non l’idée c’est de viser un public et de lui proposer le meilleur jeu possible selon ce que l’on sait de ses attentes et de ses envies. Attentes et envies qui diffèrent au sein même de la population du public visé.
Assumer qu’un jeu aura de toutes façons, et selon son propre référentiel, un public core comme un public casual.