En réalité, la nouvelle orthographe admet la logique suivante : laisser parler l'usage ; c'est-à-dire que, qu'on le veuille ou non, langue évolue sans qu'on s'en rende compte, et petit à petit les graphies et les prononciations évoluent.
Et ça, j'y suis favorable.
Je vais peut- être dire une énormité, mais mon sentiment est le suivant. J'ai l'impression qu'on prend acte de l'échec de notre système éducatif, qu'on prend acte de l'échec de l'intégration sociale d'une part croissante de personnes. Et que, du coup, au lieu de se donner les moyens de rectifier des inégalités sociales et culturelles en faisant face et en menant une politique éducative efficace, on admet avec fatalisme que ça ne peut pas être autrement. Arrive à point la justification selon laquelle la langue évolue, et qu'en définitive, c'est dans la logique des choses et que c'est même un progrès.
Moi j'y vois une incroyable régression : puisque tant de personnes n'ont plus accès à un monde écrit riche et nuancé - par nature difficile d'accès, qui demande un réel apprentissage et une réelle volonté partagée de s'intégrer et d'intégrer une société et d'en partager les codes communs (et la langue est le premier des codes qu'on partage avec les autres) -
on régresse en oralisant l'écrit et on institutionnalise ce fait.
La langue évolue, oui, c'est indéniable. Les usages qu'on en fait, tant à l'écrit qu'à l'oral, aussi. Mais moi, ce que je constate au quotidien dans les copies et dans les cours de récréation, c'est une régression, pas une évolution. Ou alors, il faut admettre qu'une évolution n'est pas nécessairement favorable.
Ce que je constate, moi, c'est une déstructuration de la langue écrite et orale, c'est l'incapacité à formuler un raisonnement, l'incapacité à formuler des idées et à se faire comprendre, l'incapacité à comprendre, tout court.
Ecrire, c'est se rendre compréhensible des autres. Ecrire, c'est avoir accès à la culture. Ecrire, c'est se donner les moyens d'être meilleur, d'avoir des outils intellectuels qui peuvent aussi permettre une progression sociale (et c'est là le coeur de la "méritocratie" républicaine à la française, entièrement fondée sur la sélection, et d'abord écrite : faire accéder au monde de l'écrit des pans entiers de la société, qui pendant des siècles, n'y avaient justement pas accès). Ecrire, c'est penser, et à terme, être libre. Toute démocratie repose sur la maîtrise de l'écrit et sur sa compréhension par le plus grand nombre. Il ne suffit pas d'avoir le droit de parler et de penser, il faut aussi comprendre les enjeux, lire les programmes, avoir la capacité de s'informer, d'exercer un esprit critique.
En oralisant ainsi la langue écrite, on admet que des gens en seront exclus de fait, ne pourront jamais en apprendre les codes, et ne pourront ainsi jamais les transmettre à leur tour. On enferme les gens dans leurs barrières mentales, dans leur absence totale de culture, en leur ôtant tout possibilité de le faire, quand bien même ils en auraient l'ardent désir.
Et ça, pour moi, ça n'est pas une évolution positive : ni de la langue, ni de la société. Pour moi, c'est la marque claire que notre société est en voie de fragmentation profonde, suit une dynamique inégalitaire forte et durable.
Car il ne faut pas se tromper : la nouvelle orthographe ne sera pas celle des fils et filles des élites, qui continueront de fréquenter les établissements où on ne la pratique pas. Elle sera l'orthographe des pauvres qu'on parque dans des voies sans exigence, parce que de toute manière ils ne sortiront pas de leurs ghettos culturels, et donc, n'auront aucune chance de sortir de leurs ghettos sociaux.
Des fautes, on en fait tous, et moi le premier. Faire des fautes, en soi, ça n'est pas un drame. Mais constituer une langue écrire sur l'admission qu'il n'y a pas de forme définie, qu'il n'y a pas de règles, c'est établir l'idée qu'il n'y en a pas dans la société, tout court. C'est un dévoiement monstrueux de l'égalitarisme creux, qui est au fond plus une marque de mépris qu'une marque de respect.
Combien de générations de personnes de tous milieux et de toutes origines qui se sont évertuées de heures pendant des années à apprendre la langue de Molière, qui ont bu à la source de la culture française, et qui voient à présent que tout cela ne sert plus à rien ?
En admettant et en baissant les bras sans mot dire, on se prépare un avenir de dictature fondée sur l'ignorance et la bêtise. Même plus besoin de propagande fouillée, puisque les masses ne sauront de toute manière ni penser ni critiquer, et que de toute manière, les critiques ne seront pas comprises par une masse persuadée d'être libre. Tant que les ventres resteront pleins, ça pourra encore aller. Mais sinon...