Appelons-la Natacha. Nous nous sommes rencontrés à un colloque. Lors du déjeuner, nous avons sympathisé. Comme elle connaissait mieux Trieste que moi, elle m'a fait découvrir la ville, le soir venu. Nous n'avons encore jamais fait l'amour ensemble.
Elle a de belles lèvres. Ses yeux comme sa conversation sont vifs. J'aime la manière qu'elle a de bouger les mains. Elle ramène parfois ses cheveux en un chignon improvisé qui laisse tomber quelques mèches le long de sa nuque. Cela attire mon regard et rien n'est si brûlant que de pousser doucement ces petits cheveux pour embrasser sa peau fine. Elle a la trentaine. Nous avons en commun une vie affective chargée. Nous sommes prudents.
Mais il y a un problème. Lors des dernières présidentielles, elle a donné sa voix à un homme de petite taille : un flic ami des bourgeois, un bourgeois ami des flics. Moi, je suis un homme de gauche. C'est peut-être un détail pour vous mais pour moi ça veut dire beaucoup. Cette divergence politique supprime mon désir et contrarie mon amour naissant.
Quelques scènes vous aideront à mieux comprendre ma douloureuse situation.
Il y a trois semaines, nous nous sommes retrouvés dans une station balnéaire de la côté normande, un lieu désuet et chic comme une vieille voiture anglaise. Le vent soufflait fort et les nuages filaient. Nous parlions avec beaucoup d'animation et nous marchions près de la mer. Puis nous nous sommes assis et sommes devenus plus silencieux. Sa main était proche de la mienne. Je voulais la saisir. Mais à ce moment-là, elle s'est tournée vers moi et m'a dit: "je suis bien contente que tous les assistés soient remis au boulot". Ma main reposait sur le sable, comme morte.
Dernièrement, nous dînions dans un restaurant non loin de chez moi. Je crois que je ne l'avais jamais vue aussi belle et joyeuse. Le vin était excellent et nos rires étaient clairs. Par pudeur et par rouerie, pour lui donner l'occasion de me dire si elle me trouvait à son goût, je parlais avec un brin d'ironie de mes cernes. Et elle, de dire: "je les trouve très bien, elles réhabilitent la valeur travail". Je pris une gorgée de vin mais il avait pris un goût de vinaigre.
Et demain ? Que va-t-il se passer ? Alors que ma main, enfin, ira s'égarer sur ses cuisses, me glissera-t-elle à l'oreille: "c'est quand même une bonne nouvelle la TVA sociale" ? J'en frémis.
Barien, que dois-je faire ?
Et cette autre question : peut-on aimer quelqu'un avec des opinions politiques très divergentes des siennes ?
|