2-
Je conserve en mémoire cette scène très brève, qui s'est pourtant déroulée il y a des années. J'étais dans un bar avec des amis, ce qui, à Dieu ne plaise, ne m'arrive que rarement. Non loin de moi, un type banal, dans le genre chevelu satisfait, ordinaire petit-bourgeois étudiant, aimant visiblement les bières légères, la musique et les conventions, s'adressait à un autre type dont je n'ai pas conservé le souvenir et lui disait que, cet été, il était allé à « Cordoba ».
Cela aurait pu être simplement de l'ignorance mais il y avait dans son attitude quelque chose de ramassé qui le faisait paraître comme un fauve prêt à bondir. Cela se sentait à un certain soulignement qu'il avait donné à ce nom: « Cordoba ». Maintenant encore, je ne peux m'empêcher de croire qu'il n'attendait qu'une chose, à savoir qu'on lui réplique: « Cordoba ?
Cordoue, tu veux dire ? »
J'imagine dès lors qu'il avait à ce sujet un discours déjà bien rodé: « Non,
Cor-do-ba, les Espagnols disent "Cordoba" et il n'y a que les Français pour dire "Cordoue" [comprenez par là que c'est une erreur ou, à tout le moins, une affectation ridicule] et moi, je prononce le nom des villes tel qu'il existe
en réalité ».
L'argument paraît imparable. Qui ne préférerait pas l'authenticité de la prononciation autochtone à la facticité d'un usage étranger ? Comment défendre une tradition qui semble s'être ingéniée à déformer les
vrais noms: Francfort, Florence, la Nouvelle-Orléans, Pékin, Séville (et il faudrait aussi mentionner tous ces peintres de la Renaissance italienne, aux noms tordus par le français, émasculés de leur
italianité: Léonard de Vinci, Le Pérugin, Le Tintoret, Le Caravage, etc.) ? Mais imaginons qu'il nous prenne d'insister un peu et d'examiner de plus près cette évidence de la supériorité du
vrai nom.
Nous pourrions alors faire remarquer à notre hispanisant radical qu'il aura bien du mal à tenir son principe du nom authentique en toute occasion et qu'il rencontrera bien vite les limites de sa propre connaissance des langues laquelle, à coup sûr, se borne à l'anglais et à l'espagnol. Et sinon, peut-il nous dire comment les Russes appellent Saint-Pétersbourg ? Veut-il se risquer à prononcer comme un authentique Chinois le nom du Fleuve Jaune ? Est-il bien certain que la capitale de la Malaisie se dise "Kouala loume-pour" ?
Puis, nous ne manquerions pas de noter que les étrangers ont l'air de prendre autant de liberté avec nos noms propres que nous nous le permettons à l'égard des leurs. L'Anglais se rend à "Parisse", le Russe à "Parige", l'Italien à "Parigi". La capitale de la Russie ne s'appelle ni Moscou, ni Moscow. Personne n'a jamais rencontré un seul anglophone capable de prononcer correctement le R grasseyant de la langue française, c'est pourquoi le touriste américain vaguement lettré demandera au garçon du café de Flore si c'est bien là que « Djamp Pôl Sa'twe a ékwit
La Nausey ».
Nous continuerions en disant à notre jeune ami que la ville dont il parle ne s'appelle pas "Cor-do-ba", comme il le prétend, et que, quitte à faire dans l'authenticité, il faut qu'il roule le R et qu'il place correctement l'accent. Avec délice, nous lui demanderions alors de bien respecter l'accent russe pour prononcer "Vladivostock" et nous le reprendrions autant de fois que nécessaire pour qu'il parvienne à prononcer correctement "Heidelberg", selon l'accent germanique local.
Poursuivant la discussion, nous lui demanderions si cela ne le fait pas sourire d'entendre quelqu'un dire qu'il est allé à "El èille" (L.A.) ou à "Tchica'go", qu'il a lu un livre de "Bar'bra Côrt-lande", qu'il a salué le président "Ronôld R'ègueunne" ? Cette manière de dire ne lui paraît-elle pas une vaine affectation ? A moi en tout cas, elle semble une ostentation dont le ridicule est assez manifeste. Le mot étranger, restitué dans l'authenticité de sa prononciation, a un drôle d'air au milieu de la phrase française; il la rompt et s'y glisse comme un intrus qui se fait voir de tous côtés pour crier: « eh, regardez comme je parle bien l'anglais! ».
La plupart des gens sont plus sages, même quand ce sont de bons connaisseurs de l'anglais: ils trouvent une prononciation moyenne qui tient compte de la sonorité originale en l'adaptant aux exigences musicales du français. On dit: "Tom Crouze", "Mana-tanne" ou les "Biteulzes" et tout de même pas: "Tom Cru-ize", "Mana-temps" ou les "Béa-tle".
Pour conclure, il sera bon que nous apprenions à ce genre d'arrogant que si certains noms propres ont été totalement francisés au cours des siècles, cela peut être vu comme une façon de les accueillir pleinement dans notre langue et comme un témoignage de notre histoire commune. Ainsi Venise ou Naples, ainsi Aix-la-Chapelle ou Tolède, ainsi Prague ou La Havane. Loin d'être ignorante ou méprisante, c'est cette manière d'assimilation, où le contour du mot originel est respecté pour lui offrir hospitalité dans notre langue, qui porte un avenir meilleur que celui où l'étranger demeure étranger « dans son authenticité ».
Et si tout cela ne convainc pas, il faudra presser le nez de notre vis-à-vis afin d'en sortir tout le lait qu'il contient encore.
[ Etant donné que cela n'a pas été compris par tous la première fois, je remets ici l'avertissement qui concluait l'introduction.
Qu'il soit entendu ici, ami lecteur, que ces textes sont écrits et qu'ils le sont à l'image d'autres. On trouverait à me reprocher aisément de la hauteur et du dédain. Je les ai trouvés chez de vieux maîtres, excellents maîtres, hommes détestables. De la même façon qu'on ne peut présenter une émission de cuisine sans embonpoint, on ne peut écrire sur le « bien parler » qu'avec un regard d'aigle, des mains osseuses et des lèvres fines et méprisantes. A défaut d'être doté de ces attributs, il faut les imiter. N'étant rien en particulier, j'ai le goût pour la fiction. ]