La vraie question que pose pour moi ce texte est : Second Life participe-t-il au déceverlage que les industries culturelles(télévision, sociétés de production de spectacles et pour une part non négligeable, Internet) ont développé depuis presque un siècle pour parvenir à faire vendre les produits de toutes les industries confondues ?
Un peu d'histoire. Au début du siècle dernier, une mutation très importante du capitalisme s'opère dans le passage du taylorisme au fordisme. Taylor avait trouvé le moyen d'optimiser la production, Ford va créer le capitalisme de consommation, en développant les conditions nécessaires à ce que ses employés achètent ce qu'ils produisent. La société de consommation est née. Pas bien longtemps après, le neveu de Sigmund Freud, Edward Bernays, expliquera à Philp Morris, qui cherche alors à faire fumer les femmes pour augmenter ses ventes, qu'il ne faut pas s'adresser au conscient mais à l'inconscient des consommateurs pour les pousser à acheter. Edward Bernays conseillera à Philip Morris d'associer la cigarette au sentiment d'émancipation. Le marketing est né. Le marketing est ce qui pousse à acheter en stimulant les désirs inconscients de chacun d'entre nous, désirs largement pulsionnels. Ce faisant, il nous dépossède de ce que notre éducation a patiemment mis en place précisément pour ne pas céder à ces pulsions. C'est ce que j'entends par décervelage. Les industries culturelles se sont fait les relais privilégiés de ce décervelage, avec en tout premier lieu, la télévision, regardée en moyenne plus de trois heures chaque jour en France. Ca ne peut pas être sans effet.
Aujourd'hui, une grande part de l'immense malaise de notre civilisation est due à cette manipulation de nos désirs inconscients qui nous a fait perdre jusqu'à nos savoir-vivre les plus élémentaires. Nous n'organisons plus nos loisirs, ni nos voyages, nous ne savons plus nous nourir convenablement, nous éduquons mal nos enfants, le temps de passage d'un visiteur du Louvres devant une oeuvre est en moyenne de 46 secondes, 15 % des enfants aux Etats-Unis sont atteints d'Attention Deficit Desorder, trouble qui se soigne à la ritaline (dérivé de la cocaïne), entraînant des effets secondaires qui sont compensés par des anti-dépresseurs... Je pourrais continuer, à la suite de Bernard Stiegler qui traque ces dysfonctionnements très profonds de nos facultés les plus nécessaires à la survie d'une civilisation digne de ce nom.
Bref, je ne suis pas une grande défendeuse de cette société de consommation.
Que Second Life relaie en partie ce décervelage, certainement. Par la jeunesse éternelle des avatars, par le souci puéril que nombre d'entre nous avons d'avoir une belle apparence, par la dépense dans des produits tout faits plutôt que par la création d'objets propres, reflétant notre singularité.
Je peux me tromper, mais il me semble que la majorité des personnes sur sl ne fonctionnent pas sur ce registre là. Quoi qu'il en soit, si ce registre existe, tellement d'autres aussi, qui font de sl un monde créatif qui me surprend toujours, que ce soit dans l'idée d'un buildeur débutant ou lorsque je visite une sim artistique (et il y en a plein sur lesquelles il n'y a strictement rien à vendre contrairement à ce qui est écrit dans cet article). Sur le plan relationnel, une fois passée les premiers mois qui sont pour moi des mois d'apprentissage (y compris relationnel, je ne développe pas ici), des échanges tout à fait intéressants se confirment, qu'il s'agisse d'échanges des techniques et savoir-faire ou d'échanges amicaux, ou les deux.
Donc, du côté de la créativité et du lien à l'autre, second life (mais les open sims tout autant), est extrêmement valable. D'autant que je tiens précisément la créativité comme une antidote remarquable au crétinisme ambiant de la société de consommation. Il me semble donc que Second Life participe à la venue d'un troisième modèle de capitalisme (après le capitalisme de production, puis celui de consommation dont il se pourrait qu'il soit en train de mourir) qui s'appuie sur la collaboration entre les personnes. Je m'en réjouis.
Ce qui m'inquièterait plus sur Second Life, c'est la distance à laquelle les résidents se tiennent de la réalité de la vie matérielle. Il y a des artistes sur second life, il n'y a pas d'intellectuel. On y parle très peu de la vie matérielle, des questions politiques, et même la politique de Linden Lab est très peu discutée. Cela, oui, m'inquiète, car cela relaie le sentiment d'indifférence quasi-généralisée que la société de consommation a produit chez les gens face à un destin dont ils ont été largement et volontairement dépossédés.
Constance
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