[ ML - très long ] "Broken/fixed" ou comment j'ai survécu à une collision de trains.

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broken/fixed

Le texte qui suit est très long, le ton utilisé est drôle, glauque, sérieux, irrévérencieux et direct. C'est sans chi-chi, j'essaie de ne pas dramatiser parce que c'est avant tout pour me débarrasser de tout ça que je le fais mais c'est fait avec grand respect des autres victimes. Si vous avez pas envie de tout lire pas de soucis. Au pire vous me demanderez quand vous me verrez.

Tout ce qui suit est vrai. Ou en tout cas je suis convaincu de l'avoir vécu. En tout cas c'est déjà quelque chose que j'ai raconté des dizaines de fois et c'est toujours les mêmes détails qui me reviennent en tête. J'ai rien à gagner à fabuler et puis si vous me croyez pas je m'en fous

J'ai séparé le texte en 2 parties :
- broken : le récit de l'accident, tout ce que je me souviens et tout ce que j'ai raconté des dizaines de fois.
- fixed : l'après-accident, le bilan, les impressions, les analyses, les états-d'âmes, les hauts et les bas, tout ce que je pense sans forcément le raconter. C'est ici aussi que je parlerai des autres avec la pudeur nécessaire.

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broken/

Il y a de ces épreuves dans la vie qui valent la peine d'être analysées à froid, à sec, loin de tout sensationnalisme, euphorie, tristesse ou colère. J'ai eu beaucoup de temps pour ruminer et ressasser sous moultes angles les évènements de ces derniers jours. Je comptais coucher tout ça sur le papier le moment venu, mais un matin, un psy est passé et m'a dit que c'était une très bonne idée d'écrire tout ça une bonne fois pour toutes et de tourner de la page. Mais je sais pas si c'était un très bon psy car il a dit que j'étais sain mentalement, il doit pas être très diplomé enfin soit.

Pour ceux qui seraient passés à coté de l'actualité récente, le 15 février 2010 le train Mons-Bruxelles-Liège est entré en collision frontale avec un autre train en arrivant sur Bruxelles. J'ai pas vérifié depuis et j'ai pas envie mais on compterait environ 130 blessés et 18 morts, quasiment tous assis (les décédés) dans la voiture de tête du train, de première classe. C'est justement ce même wagon que j'emprunte tous les jours pour me rendre joyeusement au boulot (beh oui on a droit à la première classe quand on bosse à la SNCB) ! Beaucoup d'habitués, tout le monde ne se connait pas mais tout le monde s'est déjà vu et se dit bonjour. Les mêmes grappes se forment très fréquemment sur les banquettes pour quatre, et on connait les habitudes des gens à force des les cotoyer. Il y a les moulins à parole, tantôt mythomane à voix basse, tantôt casse-couille à grosse voix, les gigoteurs qui cherchent la position antalgique pendant tout le trajet, les dormeurs, les cinéphiles, les lecteurs, les immobiles et puis ce petit malin au képi qui demande les tickets pour faire des ratures dégueulasses avec son agrafeuse dessus, moi je lui donne jamais ! Je me range dans la catégorie des dormeurs, je peux papoter 5 à 10 mins mais après j'ai envie de fermer les yeux et au mieux de piquer un petit somme. Sauf qu'il ne vient jamais le somme... jamais je ne dors... j'ai les yeux fermés ça me repose, mais j'entends tout, je ne rate rien. Et pourtant.

Ce jour-là je me suis endormi, c'était un lundi mais quand même, le week-end n'avait pas été trop chargé. Mais voilà. Je suis assis coté couloir, à ma droite Lionel regarde des séries disponibles gratuitement sur les Internets sur son portable professionnel de travail professionnel. En face David met toujours dix minutes à enlever son manteau et commence à piquer un peu du nez aussi si je me souviens bien. Je ne sais plus qui était le quatrième mais on ne le connaissait pas je pense. D'habitude l'inénarrable Salvatore est avec nous mais ici il est monté plus tôt et se trouve juste à coté de la porte d'entrée de la voiture (oui on dit "voiture" pour les wagons de passagers, c'est glucose hein ?). J'entends de moins en moins la porte coulissante qui s'ouvre et se referme, aucune annonce n'est crachée par les beaux-parleurs du wagon. Je dors, c'est fou ça arrive tellement rarement. J'vais arriver en pleine forme au boulot yahou ! Ils vont plus s'en remettre !

...

J'ouvre les yeux lentement, il fait fort sombre dans ce train tout d'un coup. En plus plus personne ne parle. J'ai du mal à faire le focus avec mes yeux, je recule ma tête et je découvre qu'elle est encastrée dans une tablette. Ou l'inverse plutôt. J'ai les yeux grands ouverts mais je vois pas grand chose. Et je sens que je suis obligé de respirer la bouche en cul de poule, lentement et profondément, ce qui a pour avantage de faire rester calme. Mais bon là j'ai compris, le train vient d'avoir un accident. Une fine déduction de haut vol que jalouse encore le lieutenant Columbo.

Oki... bon... j'ai rien vu venir, j'ai rien entendu, j'ai rien senti... mais voilà... le décor parle pour lui. Je regarde un peu partout je distingue pas grand chose, mon champ de vision se limite à une grosse boule et en plus elle est floue. Bon, au moins je distingue bien les sources de lumière. Je crois que j'ai plus mes lunettes sur le pif. Ouais, ça semble cohérent. Ma tête a tapé dans la tablette en explosant mes lunettes incassables (mythomanes !!!) et ça m'a défoncé mon angélique faciès servant de référence au "Beau" selon l'Académie les Beaux-Arts depuis 1983 (ah vous saviez pas ? moi non plus). Après je suis même pas sur que ça soit la banquette sur laquelle j'étais assis. Je pense immédiatement à appeler mes parents. Le soucis c'est que je mets mon téléphone dans ma veste et là je crois elle est partie faire un tour sans moi. Quel con.

Je reste calme mais je me demande quoi faire. Je bouge pas. Je crie "au secours !". Pas de réponse. Je crois distinguer des grognements mais je préfère pas m'en rappeler plus précisément. Je crie encore une ou deux fois et puis du tout au tout décide de me tirer de là. Pourquoi ? J'en sais rien. Je gigote. Mal mais je gigote. A force de gigoter je remarque que ma jambe droite est pliée dans le mauvais sens. Jambe cassée. OK, on met ça de coté dans le coin du crane et on évite de regarder, ça va pas m'aider. De plus mon jeans recouvre les dégats et je vois toujours comme une taupe. Je continue de gigoter et je réalise que mon bras gauche est fonctionnel. Je peux agripper et repousser des trucs. La vache mais ce bras gauche quoi ! Un vrai bras gauche de gaucher ! Il a jamais rien eu de cassé, il m'a jamais laché ! Plus tard on le conservera dans une capsule en verre comme le bras de Terminator. Il m'a vraiment tiré d'affaire sur le coup.

Je décide de me pousser en arrière. J'ai un truc dans le dos mais assez léger et il glisse. Là je sens que je bascule un peu et je tombe plus bas. Pas grand chose, un demi-mètre tout au plus. Je me retrouve sur le dos. D'un coup pas mal de lumière s'est ajoutée dans l'horizon de mon champ de vision. J'attrape tout ce qui dépasse au dessus de moi et je me hisse par accoups. Ca dure pas longtemps, une trentaine de secondes à tout casser (incroyable comme cette expression est mal choisie). J'arrive dans la neige. Je peux distinguer la forme du train démoli et la lumière me fait voir quelques détails mais tout ça reste flou, subliminal, et je pense que le temps détériora les maigres résonances rétiniennes que j'ai de toutes ces formes.

Je stoppe là. Je regarde autour de moi. Assis sur un tas de débris je vois Lionel. Je suis sur que c'est lui je reconnais son pull à motifs particuliers, son visage et son gabarit (quel beau gabarit d'ailleurs précisons-le). La confirmation ne se fait pas attendre. Je demande "Lionel ça va ?". Il sort de se torpeur et regarde vers moi se me dit juste "oui". On a pas besoin de crier, un immense silence nous entoure et on est à quelques mètres l'un de l'autre.

Là, l'adrénaline commence à tomber. Je suis sur le dos, les coudes dans la neige, la tête levée au ciel la bouche ouverte comme si j'haletais mais je respire toujours très lentement et profondément. Je sens que la douleur se rappelle à mon bon souvenir petit à petit, rien d'insupportable mais je commence à pousser des petits gémissements. Ma jambe destroy reste encore muette grâce à la neige. Je sens que j'ai du sang séché ou en train de couler sur le visage. L'oeil droit est fermé, le gauche tient le coup. Quelques minutes passent. J'entends Lionel marmonner tout seul des "c'est quoi ce bordel", "qu'est-ce qui s'est passé" mais il reste toujours assis sur son tas. Je lui demande plusieurs fois si ça va il me répond toujours et tout de suite par l'affirmative. Je commence à sentir les douleurs se réveiller, mais surtout, à avoir très froid. Je suis frileux, et là je suis en fin sweater avec un t-shirt par dessus (un t-shirt de chez lafraise.fr en plus, sisi) couché dans la neige. Mouaif. Je me décide à gueuler des "j'ai froid", faute d'inspiration. Des sirènes se profilent au loin, je reconnais la mélodie des ambulances. Bon, je suppose qu'ils arrivent ici. Je distingue un gars en jaune fluo dans mon champ de vision. Je lui épargne mes politesses en le complimentant d'un tonitruant "j'ai froid". Il vient vers moi, se penche, et me répond "ok". Là il commence à déchirer le tissu d'une banquette éjectée lors de la collision, il fait ça pas très bien et n'importe comment mais bon, je lui ai pas demandé un Lagerfeld. Il me recouvre ensuite avec plusieurs morceaux de tissus et je le remercie et je crois ça lui fait plaisir. C'est un gars d'Infrabel qui a été très vite sur les lieux du crash avec d'autres ouvriers. Après je le perds de vue je crois il va s'occuper de Lionel. Les sirènes se rapprochent.

L'air de rien le tissu m'évite de perdre toute ma chaleur et puis rapidement je me fais encercler par 2 ou 3 gars que je crois être des pompiers, ou des ambulanciers. Bref des mecs qui vont me tirer de là. Je commence à être soulagé même si je me sens pas du tout tiré d'affaire. Ni une ni deux je me retrouve dans un brancard avec des couvertures thermiques. Wow on sent vraiment la différence avec ce bazar là. Je jette un dernier coup d'oeil sur Lionel qui me demande pour la première fois si je vais bien. Je crois qu'en fait il vient seulement de me reconnaitre. Mais quelle gueule dois-je avoir ? La dizaine de neurones qui me restent s'harmonise pour générer une pensée intelligente. Je dis à un des ambulanciers qu'il faut appeler mes parents. Il a sans doute autre chose à foutre comme me sauver la vie donc il a pas l'air de s'en préoccuper.

Peu de souvenirs de l'ambulance, un toit blanc qui est secoué dans tous les sens. Je sens que je passe de brancard en brancard. Ma vue est correcte, je vois les visages se pencher au-dessus de moi. Je ne peux pas les distinguer. J'entends tout. J'écoute tout. Je participe aux conversations. Je dis qu'il faut appeler mes parents. "Oui monsieur on s'occupe de vous". Bon ok. Je suis assez con (ou pas) pour faire de l'humour dans un moment pareil. On découpe mes fringues aux ciseaux et je dis "mon beau t-shirt". Entre deux moments d'observation, je pose des questions plus sérieuses. "Je vais m'en tirer ?". Les infirmiers (ou chirurgiens, docteurs, je sais pas, des mecs bien quoi) me disent "Oui monsieur on fait tout pour" avec un petit ton rassurant. Sur le coup le cynisme de sa réponse m'a laissé perplexe un peu tétanisé mais bien vite je vois que ça a l'air vrai, j'aurai pas du faire autant le malin avant. Je suis vraiment con. "Je vais pas être paralysé ?" "Non pas de soucis monsieur". Bon là il a répondu franco c'est bon. Tant que je suis dans ma minute futée, je précise que je suis en retard sur mon vaccin tétanique, ça serait une bonne occasion de le mettre à jour. Je crois que je finis par être à poil, j'ai plus trop la force de lever la tête et puis j'ai l'impression on m'a déjà attaché 8000 bidules partout donc autant pas bouger.

Le scanner. Un gros truc blanc. Ca a une forme sympathique. Un peu les mêmes courbes que la copine de WALL-E. Bref. Un grand silence n'est perturbé que par un vrombrissement sourd et imposant. Un gros tore (un boudin en rond quoi) tourne autour de ma tête, au milieu du tore je vois une bande vitrée où je crois distinguer plein d'appareils électroniques et de circuits. Je vois pas super bien pour rappel. J'ai l'impression de voir le reflet de mes yeux dans cette petite lamelle vitrée mais impossible de faire le focus. On se croirait dans 2001 l'Odyssée de l'Espace, manque la musique de Strauss (le compositeur, pas le docteur miteux de la série H). C'est vraiment très reposant. Je m'attends presque à entendre la voix de HAL 9000 se proposer de chanter une berceuse.

On me sort du Space Mountain, j'ai encore droit à quelques radios. La transfusion de sang est mise en route. Les différents chirurgiens s'activent autour de moi. On me prépare des perfusions aux deux bras. Je crois que c'est parti pour le grand frisson. "Monsieur on va vous opérer de la rate, elle a explosé". Ah beh la salope ! Je connais pas vraiment les conséquences de cet attentat interne mais bon, je me laisse aller. Les produits anesthésiants commencent à faire effet. Je suis conscient depuis mon réveil dans le train, je n'ai rien loupé. Il n'y a pas eu de coupure pub jusqu'ici mais je vais m'endormir. Fin des transmissions. A vous les studios !

[ Musique d'attente jazzy lounge ]

En attendant la reprise des programmes, la régie vous propose un résumé des différents blessures (les âmes sensibles sont invitées à lire en diagonale ou d'attendre la fin de la musique jazzy lounge).

- J'ai la rate qui a donc explosée, ça consiste en une éponge qui contient de plein de sang. Et donc ça tâche beaucoup. Quand ça explose ça crée une hémorragie qui peut être dangereuse et qu'il faut gérer au plus vite. Dans mon cas ça a été détecté tout de suite et l'intervention est un succès. Ils m'ont laissé un germe qui peut se redévelopper et assurer un léger rôle d'immunisation mais on administre de toute façon un vaccin qui pallie au manque de rate. On peut vivre sans. Cicatrice de quinze centimètres sur le coté gauche du torse. Un peu voyante mais le temps la gommera.
- Ma jambe droite souffre d'une fracture ouverte tibia-péroné ainsi que la malléole (os de la cheville). Ils m'ont posé des broche externes qui consistent en des barres (oui Jamel, de fer) et des jointures qui pénètrent dans la jambe. Je suis bon pour les garder 3 mois mais ça peut se tuner en court de route, c'est-à-dire retirer une barre essentiellement pour alléger le truc. Pimp my leg avec Xzibit !
- Maxilaire droit encastré, donc l'os de la machoire. Ainsi que l'arcade sourcilière droite en compote. C'est ce qui me faisait garder la bouche en cul de poule. Pour corriger ça ils m'ont refait une arcade avec des plaques en titane autour de l'oeil, et j'ai aussi une plaque dans la machoire. Gare à mes futurs coups de boule.
- Omoplate droite fêlée, et on ne peut rien faire apart laisser l'os se ressouder. Pas de platre, pas de vis. Laisse ton corps se ressourcer.
- Sternum cassé, mais bon c'est du cartilage. C'est ça qui m'empêchait de respirer rapidement. Rien à faire, ça se recolle tout seul.
- Os du bassin fêlé à droite. Bon je sais pas il devait être jaloux alors il a décidé de participer aux festivités aussi. Idem, on laisse le trublion se réparer seul, non mais.
- Vertèbres cervicale et lombaires abimées. Pas de cassure, mais des éraflures et quelques épines perdues. Rien de dramatique pour ça.
- Divers points de sutures sur le front, parce qu'il restait du fil sur la bobine et les toubibs s'ennuyaient.

[ La musique s'estompe ]

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Ah le signal audio revient tout doucement. Des cliquetis de beeps, on se croirait à un festival du générique de Motus. L'image aussi semble vouloir reprendre ses droits. Mes paupières s'ouvrent lentement. Je suis rafistolé selon les critères juste précités. Je vois flou et opaque de l'oeil droit car il est couvert de stéristrips, mais le coté gauche me permet de distinguer ma famille en train de de me regarder. "Mon train a eu un peu de retard" je leur dis histoire de couper court assez vite aux dramatisations.

Bon je suis en soins intensifs. C'est un service particulier, où on vous surveille constamment car en général vous venez de risquer de perdre des pièces de puzzle importantes. Je suis au CHU Saint-Pierre à Bruxelles. Je les cite car ils sont vraiment supers, jamais il y a un ou une qui m'a laissé en plan ou fait attendre ou quoi que ce soit. Toujours disponibles pour parler, pour tenir une conversation autre que "Mal quelque part ? Bonne nuit". Heureusement d'ailleurs parce que vivre en soins intensifs c'est ce qui m'a traumatisé le plus de toute cette histoire. Couché sur le dos quasiment immobile, le cou bloqué, pendant plusieurs jours. Crève de soif permanente. Pas de douleur néanmoins, les antidouleurs sont savamment distillés. Bon quand il faut faire la toilette on est manipulé un peu rude mais pas le choix. Transit intestinal à l'arrêt et sonde urinale font oublier l'existence du mot "toilettes". Toujours les beeps aussi. Et les bruits des autres patients qui sont dans la même position que vous pas très très loin. Certains ont eu une trachéo et font des cris rauques toute la nuit. On m'a toujours dit que j'étais un gars fort patient mais là je crois que j'ai gratté mes limites.

La nuit je me crois seul, alors je me permet de parler tout seul et fort. J'exprime mon agacement dans des termes peu chatiés voyez-vous. Mais quand une infirmière ou un docteur passe me voir, ça va mieux. Ouf, faire des phrases avec des vrais mots quel plaisir. Le kiné, le rayon de soleil de la journée. Il me fait bouger et ça fait mal mais bon, quel plaisir de se sentir décoller un peu des draps. En plus il me complimente sur mes capacités alors j'ai bon. Vu que c'est un CHU, il y a aussi beaucoup de stagiaires. C'est chouette elles sont jeunes et jolies gnnnnnéééé.... mais bon parfois débutantes et donc mortelles. Chaque changement de perfusion ou prise de sang est une aventure dont l'issue finale est une grande inconnue. Là je regarde mes bras on dirait ceux de Renton dans Trainspotting. De toute façon j'ai la gueule de Robert de Niro dans Raging Bull alors le look on verra plus tard. Sur un malentendu, il y en a une qui se dira que je devais être pas trop mal avant de ressembler à Zinock des Goonies.

Il y a un truc qui tourne pas rond en soins intensifs, ils ont pas la même notion de minute. Elles sont ralenties par une force cosmique, une entité spirituelle omnisciente qui prend un malin plaisir à faire que n'importe quel moment dure une éternité. Une nuit comme une autre, je ne dors pas. Une infirmière passe, je lui demande l'heure "Deux heures du matin". Bon ça va, je vais gérer. Je pense à plein de trucs. Des gens. Des souvenirs. J'invente des situations quand je reverrai telle ou telle personne. Je me remémore mes films préférés (désolé à l'interne qui a du entendre mes "Does he look liiiike a bitch" quand je pensais à Pulp Fiction, mais j'avais de la morphine qui tournait dans le sang aussi hein). Plein de musique me repasse en tête. D'ailleurs le dernier Massive Attack a pris une saveur assez profonde. Quand le gars chante "and their necks crane as they turn to pray for rain" alors que je crève de mal au dos et au cou tout en mourant de soif sous une bouche désséchée, on est autrement plus immergé et impacté par ce genre de disque. Ca en devient hypnotique. Bref, je reprends mes esprits, et j'ai l'impression ça fait plusieurs heures je suis perdu dans mes pensées. L'infirmière repasse, je redemande l'heure "2 heures et demi". Quoi ? De l'aprem tu veux dire ? Ah non... il vient juste se passer trente minutes alors que j'en ai vécu dix fois plus. Et cettre frustration est enfoncée au fond du trou à chaque demande, je prends toujours de plus en plus de retard et d'impatience sur le temps qui passe. Un truc à faire tourner dingue le plus zen des moines shaolins.

Qu'est-ce que je suis à plaindre hein ?... Raté, c'est à ce moment que j'ai décidé de ne plus me plaindre. Et les raisons sont à la fois évidentes et peut-être un peu expéditives. A force d'avoir beaucoup de temps pour réfléchir on finit par cogiter sur les évènements passés. Remise en question, surprise, regret, espoir, il faut jongler avec beaucoup de choses et tenter de dessiner un paysage complet pour s'y retrouver. C'est la chose positive que j'ai fait avec moi-même pendant tout ce temps excessivement disponible en soins intensifs.

Statistiquement (quel laid mot hein), il y a peu de survivants par rapport au nombre de personnes présentes dans le premier wagon. Un grand coup de bol de pas s'être pris le coup de trop, ou de pas avoir reçu de morceau de tôle ou de siège sur moi. Un énorme nombre de petits détails fait que oui ou non on finit à la fin de l'accident vivant ou pas. Je ne sais pas si ça vaut le peine d'essayer de les comprendre. Lionel était assis à coté de moi et a survécu aussi. Il a une commotion cérébrale et quinze points de suture à la tête. Il souffre aussi d'une vertèbre cassée. David était en face de nous et n'a pas eu notre chance. Son papa non plus. L'oncle d'un ancien pote de l'unif non plus. Beaucoup d'autres non plus. Mais alors quoi ? Pourquoi un traitement de faveur pour certains ? Une telle différence pour quelques centimètres. Le bon mètre-cube, le mauvais. Je suis prudent quand je joue au poker et j'aurai pas pas parié un copeck sur moi si j'avais su ce qui allait se passer. Chance trop minime de rentabiliser la mise.

Je ne vais pas m'avancer dans du symbolisme niais, du fatalisme malvenu ou de l'euphorie impudique. On peut me demander si j'arrive encore à me regarder dans une glace car je suis toujours là et pas cette jeune maman enceinte de 8 mois à qui on faisait volontiers une place à son joli ventre gonflé : je dirai oui. Le mieux que je puisse faire c'est pas de me demander si je mérite d'être là ou pas mais c'est surtout de profiter de cette opportunité pour continuer de propager un optimisme et une philosophie de vie positive, de cultiver le souvenir de ces personnes afin d'aider deux qui les regrettent, de savourer plus les moments et de prendre avec encore plus de recul et d'abstraction les problèmes futiles. C'est pas grand chose, ça les ramènera pas mais ça apaisera le plus grand nombre, moi y compris.

Il y a d'autres détails de l'accident qui restent un peu inexpliqués. Le fait que je ne me souvienne pas d'avoir vu de corps pendant mon extraction du train. J'avais une vue de mouche soit, mais n'est-ce pas là une protection inconsciente ? J'ai plus tard aussi réalisé que j'avais pensé qu'à sauver ma gueule et rien d'autre. C'est pas dans mon état que j'aurai pu trainer quelqu'un, mais j'aurai pu chercher du regard des personnes autour de moi pour essayer d'indiquer leur position. J'y ai simplement pas pensé. Evidemment, c'est pas non plus comme ça que les trois quarts des blessés auraient été sauvé mais bon. Pas évident de trouver un compromis éthique équilibré entre avouer l'égoïsme assumé et éviter de trop vouloir en faire comme si on aurait pu être le héros de l'année.

La suite de l'histoire devient plus banale. J'apprends que Salvatore et Lionel sont vivants, sacrés mecs va. On me libère enfin vendredi après 5 jours des soins intensifs, on me propose de rejoindre Lionel dans sa chambre, ça sera plus chouette pour le retour à la réalité. Décidément on aura été voisins longtemps ces derniers temps. Je pense la cohabitation s'est bien passée pour lui, on est ni l'un ni l'autre du genre casse-couille envahissant (hein c'est vrai hein ? hein ? quoi ?!). C'est là aussi qu'on m'apprend qui n'est plus là. Merde. Le processus de remise en question et de self-motivation initié en soins intensifs s'accélère. Pas de temps à perdre. J'avale tous les plateau-repas, pas une miette d'énergie ne doit manquer. Je fais les exos des kinés à fond. Les visites quotidiennes parachèvent de me booster. J'ai mal mais je refuse aucune "mission". Se laver tout seul même si ça prend une heure. Découper ma viande. Ca a l'air idiot et évident mais pas quand le seul truc qui fait pas mal quand vous bougez est le bras gauche. Petit à petit, à force de les utiliser, les parties de mon corps se font oublier. Adieu la minerve. Le dos et la nuque se redéploient. Ca fait comme si tous les os du dos faisaient coucou en même temps. Vos gueules un peu merci ! Le bassin finit par me permettre de me redresser. Je rebranche les fils un à un et finalement dimanche je suis sur une tribune à roulettes. C'est un peu casse-gueule mais je me déplace jusqu'à un objet envers lequel j'avais sous-estimé mon profond attachement : la chiotte. Ah ma petite chiotte, tu m'as manquée. Les docteurs passent un à un au fil des jours et chacun m'accorde son droit de sortie par rapport à ce qu'il a opéré. La checklist devient de plus en plus verte. L'omoplate et la jambe restent les points sensibles.

Mardi, après 9 jours, Lionel peut rentrer chez lui, le fait qu'il puisse marcher est surement un atout. Bien joué ! Je suis dorénavant en chambre individuelle (pas envie de me taper un vieux qui tousse à la place de mon fidèle co-cascadeur). Aucune sensation de solitude, ça fait du bien d'avoir du temps pour se poser. Je me connecte au web et je découvre l'engouement suite à nos mésaventures. Wow. Je reprends contact avec le monde. I'll back (avec le bras en acier et l'oeil bionique, ça fait beaucoup de lien avec Arnold quand même)...

Au moment de taper cette phrase on est jeudi soir, onze jours après l'accident. Je peux désormais marcher avec des béquilles et on m'autorise à rentrer chez moi demain. Il est temps de terminer ce récit. Je le relirai surement, peut-être que vous aussi. Il était pas aussi fou que ça ce psy, ça m'a plu de le faire. J'espère ça peut plaire aussi de lire un truc comme ça.

Après tout ça, qu'est-ce qui va changer dans ma vie ? Fondamentalement ? DANS LE JEANS LE TELEPHONE CONNARD, DANS LE JEANS.

"broken/fixed"
par LND
rédigé entre lundi 22 et jeudi 24 février 2010.
Citation :
Publié par Le Nain Disco
Je le relirai surement, peut-être que vous aussi. Il était pas aussi fou que ça ce psy, ça m'a plu de le faire. J'espère ça peut plaire aussi de lire un truc comme ça.
Trop touffu
Sacré pavé, j'ai beaucoup aimé ce texte, je vois pas grand chose a rajouter en fait.



Le premier qui sort "résumé ?'' est une petite bite
J'ai tout lu, par respect pour toi, et parce que c'est l'histoire vue d'un autre angle. J'espère que ça ne te laissera pas trop de séquelles.
Dans la poche arrière le téléphone, sinon t'auras pas de gosses.
Ça se lit bien. C'est fou ce genre de chose qui arrive toujours aux autres, on peut pas dire qu'on te connais mais bon voir un jolien là dedans ça fait bizarre...
Ben putain, tu pourras dire plus tard que t'as frôlé la mort de peu.
J'pense que ça doit être dur de réaliser tout ça aussi peu longtemps après l'accident, mais tu t'en tires quand même a très bon compte.

Chapeau, respect, toussa.
C'est beau, on dirait du Marc Lévy. Tiens du coup tu poste depuis ta chambre d'hosto ou t'es rentré chez toi?

Enfin bon t'as quand même eu un sacré pot puisque t'as "reconnecté" seulement après l'accident. C'est un gros coup de bol je trouve.
Citation :
Publié par Sim@el
Tiens du coup tu poste depuis ta chambre d'hosto ou t'es rentré chez toi?
Tu as loupé la fin, je crois.
Ou alors, tu as fait semblant de lire ?
Citation :
Publié par Sim@el
C'est beau, on dirait du Marc Lévy.
Attention, tu vas attirer la horde du cercle
Ceci dit, ça faisait longtemps que j'avais pas lu quelque chose de plaisant sur le bar, merci d'avoir partagé ça
Et comme Maluka, un bon gros [...] aux personnes qui ne feront pas l'effort de le lire et qui viendront polluer le thread
M'enfin bon je trouve après relecture de ton post et des replys qui sont faits (je ne jette la pierre à personne, on est sur le bar), que ce sujet aurait plus sa place ailleurs.
Ne serait-ce que par respect pour ces gens morts. Mais bon, c'est ton choix.
Hé bé !
Vachement bien écrit, ça fait plaisir un ML comme ça
bon rétablissement ! ^^

[Modéré par Roger : on va mettre un terme définitif aux demandes de résumé.]
Citation :
Publié par Roger
3/ Le contenu des [ML]

Rien de nouveau mais je préfère mettre ça au clair : ne faites de sujet de ce genre que si vous avez une tranche de vie intéressante/amusante/étonnante à partager.

T'as tapé pile dedans, ça faisait super longtemps que je n'avais pas lu une grosse pavasse avec intérêt et là t'avais clairement le matériel pour lâcher une tranche de vie dans le style.

Une bonne claque, tu décris super bien les sensations que tu éprouves. Tu remercieras le psy de ma part aussi, c'est assez rare d'avoir ce genre de témoignage autrement que via le style télégraphique des journaux, ça fait mouche. Soigne-toi bien :>.




[Modéré par Roger : hop.]
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