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C'était dans un manoir, j'étais la dernière héritière. Paumée et très pauvre, malgré la décoration en bois sombre sculptée, les lustres de cristal, de ce grand hall d'entrée que j'habite. Tout ce luxe matériel qui m'entoure n'est qu'un décor de carton-pâte, et la richesse des matériaux de cette pièce, ne peut faire oublier son état de délabrement.
Une visite impromptue, un vieux et sa fille - ils devaient passer pour me faire signer des papiers concernant un bien qu'ils veulent me léguer. C'est de la nourriture qu'il m'amènent ; une belle tranche de poisson sous plastique - dans une de ces barquettes en polystyrène qu'on trouve dans les supermarché. Affamée. Il doit faire 700 grammes au bas mot, c'est un énorme filet de limande, et ma salive monte à la bouche en songeant au repas prochain. Mais le don n'est pas si simple - ils va falloir écrire et signer un papier - pour pouvoir le recevoir.
Ca me chafouine un peu, mon ventre grogne et je n'ai pas que ça à faire, mais il va falloir passer par là pour manger - le vieux (basané, râblé, qui a l'air en forme malgré son visage parcheminé) me suit partout dans la pièce pour m'encourager. J'ai l'impression qu'il se moque de moi, de mon attiffement, de ma pauvreté. Les tiroirs sont vides, quelques débris, des punaises, trombones, une gomme noircie. Je ne trouve que du papier à carreau, d'écolier, ou ces tonnes de feuilles de brouillons, imprimées sur une face, que je conserve pour dessiner...
Je trouve enfin une belle page blanche d'imprimante, je crois que c'est la dernière, et ils ont l'air sacrément nerveux tous les deux. Je m'assois au secrétaire et commence à rédiger avec un stylo bic à l'extrémité rongée.
Le fille est particulièrement bizarre, elle a les yeux très en biais comme les chats - elle m'effraie un peu. Elle est aussi belle que la glace. Cheveux longs et lisses, soyeux, sa peau est presque teintée de bleu tant elle est blanche, et elle est sèche et mince comme une liane. Elle a un port très aristocratique.
Ils se penchent au dessus de mon dos pour me dicter leur lettre de "don". Et je vois que le vieux sort de sous son pardessus, un grand fourreau. Je commence à me demander s'ils ne vont pas me dicter mon testament... Mais non, je passe la suite des détails, des termes de politesse, des "je soussignée" sous sa dictée impérieuse, etc.. habitant à telle adresse, accepte blablabla... et ma signature. Le bic a eu du mal à fonctionner vers la fin.
Là ils ont l'air soulagés les deux, et le vieux me montre la tranche de poisson et me déclare "elle est à vous". Bien que la faim me pousserait à aller la manger crue, comme ça, en oubliant l'étiquette, mais je reste figée à contempler cette épée qu'il vient de sortir de son fourreau. Il la manipule avec délicatesse et me regarde d'un air inquiet. "Et ceci vous appartient, aussi".
Elle est bleue-givre, mal affûtée, on dirait un jouet d'enfant mais son métal palpite. Comme si elle était vivante. Et la fille, voyant cette arme se contracte davantage, elle semble un peu plus s'énerver... elle bouge, s'agite, fait les cent pas. Ses traits se contractent.
L'épée dégage un drôle de sifflement, ce n'est pas une mélodie, on dirait juste "un courant d'air"
Et là, le vieux me la tend. "Et ceci vous appartient, aussi".
Je ne comprends pas bien mais il semblerait que ce don qu'on m'a fait, ne concerne pas seulement le poisson, mon premier repas depuis des lustres, mais cette épée dont ils veulent au plus vite se débarrasser. Je ne peux pas refuser (c'est un sentiment étrange, habituellement les cadeaux me sont poison, et là, cet objet m'attire et je ne pourrais refuser) et je la prends dans ma main. La garde est parfaite, on dirait presque qu'elle s'adapte à ma paume. Je commence à douter de la réalité de cet objet lorsque je la soupèse : elle est aussi légère qu'une plume, et lorsque par jeu - emportée par la joie de ce cadeau imprévu, je fais une petite passe d'arme, la fille achève de se transformer en espèce de goule ? Furie ? Vampire ? Je ne sais... ses traits sont devenus anguleux et de longues dents ont poussé au lieu des perles blanches bien alignées qu'elle avait auparavant. Ses cheveux deviennent fourchus et comme animés de mouvements. Elle attrape le bout de l'épée en grognant, et au contact de sa main, une fumée se dégage de l'arme.. et la lame qui avait l'air si mal taillée, si grossièrement frappée, fume, et semble fondre à ce contact (bon là j'en mène pas large, je crois que la chose blonde qui se tient là, va me sauter à la gorge et m'arracher l'oesophage en le croquant)
Elle ne bouge pas. L'épée ne fond pas.. elle se sculpte. Redevient affûtée et tranchante.
Le vieux qui commence aussi à se transformer me raconte une histoire, sa voix devient de plus en plus grave et sifflante, mais il garde la maîtrise de ses gestes ; cette épée est de grand pouvoir - elle peut tuer ses "semblables". Il a été décidé que ce serait moi qui la porterait, et que mon objectif désormais, était de tuer chaque membre de son espèce que je croiserais... (évidemment ça commence à ressembler à un cauchemar, je ne veux pas de cette "mission" - je me sens furieusement petite.. et je ne sais pas me servir de cette putain d'épée, j'ai pas envoyé mon cv à sa boîte) Comme le vieux voit que je commence à trembler de tous mes membres, il me rappelle que j'ai signé un accord.
La fille tient toujours mon épée, et hurle sans arrêt, crache comme un chat en colère, parce qu'elle la tient toujours entre ses deux mains qui semblent se taillader à ce contact, elle repend un sang poisseux d'un rouge grenat presque phosphorescent. Le vieux m'explique qu'il fallait nourrir l'épée du sang d'un des membres de son espèce pour qu'elle retrouve sa "vie" et son tranchant.
Je crois que c'est un rêve, dans mon rêve, et retrouve un pragmatisme effarant. Voyant que je me calme, il me raconte l'histoire de sa famille, des massacres, des éminences noires, des membres de son espèce qui sont partout sans qu'on ne puisse les distinguer des humains "normaux". Ils sont là pour précipiter la guerre, la famine, la discorde.
Je ne me souviens plus trop de cette longue histoire qu'il me raconte alors, parsemée d'images directement infligées à mon cerveau - cadavres et putrescence, flaques de pétrole et de sang - mais c'était assez horrible pour que j'aie envie de les décapiter sur place, sans une once de pitié.
Le vieux a senti ma colère, et a repris à nouveau ses traits d'humain. Il m'explique qu'il est un "émissaire", qu'il avait pour mission de trouver celle qui allait rétablir l'équilibre en somme. Je ne dois/peux donc pas les tuer. Et puis sa "fille" a délivré l'épée de sa gangue, elle est maintenant intouchable.
Voilà... ils partent (presque en fuyant), emportant le contrat, et me laissent seule dans mon manoir sombre, avec la flaque de sang de la fille. Il n'y a pas beaucoup de lumière, mais l'épée brille comme de la glace. j'ai faim et je vois la limande là bas, qui me crie d'aller se faire cuire dans une poële avec un peu d'huile d'olive.
Ca bourdonne dans ma tête mais d'un geste assuré, je glisse l'épée à ma ceinture et je réalise à quel point elle me semble familière... je regarde autour de moi, les décors de bois sombre, le lustre, et je vois la porte restée entrouverte après qu'ils se soient presque enfuis... manger, puis partir.
Et je me réveille.
Bon quelqu'un veut me pondre ces satanées lettres de motivation à ma place ?
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