Noir- Chapitre 10

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Avec des carrés, puisque visiblement ce n'est pas si gênant que ça....

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Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
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Chapitre X


Il est des matins qui n’ont pas la même signification que d’autre. Lorsque Mahlin se réveilla, ce fut pour constater qu’il était encore en vie. Dous n’était pas venu.
Et s’il n’était pas venu cette nuit, il était fort probable qu’il ne vienne plus. Le Lien était brisé. Il leur suffisait de partir rapidement ; car Longue-Rivière n’était pas vraiment le meilleur endroit pour se cacher de lui. Il serait parti dans la nuit si c’avait été possible. Mais il y avait encore bien trop de choses à faire ici, bien trop de questions à poser. Il bailla. Depuis quand n’avait-il pu paresser au lit ? Il n’arrivait pas à s’en souvenir, et cela même en était déprimant.
Ses habits étaient posés sur la chaise, à côté, fraîchement lavés, une vague odeur de myosotis flottant dans les airs. Qui que ce fût qui les ait apportés, il ne s’était pas réveillé. Par les Couleurs, il avait été si fatigué ! Peut-être aurait-il dû suivre les conseils de ses compagnons, après tout. Un peu plus de repos ne lui aurait pas fait de mal. Il haussa les épaules, sortit du lit, et commença à s’habiller avec des gestes maladroits. Il se sentait vaguement nauséeux, mais la sensation ne tarderait pas à passer. Du moins tenait-il debout. Oui. Il sortit d’un pas hésitant.

« Ah, te voilà mon garçon » sourit Erhman en le voyant descendre l’escalier. L’aubergiste, maigre et nerveux, s’agitait de table en table, essuyant avec soin les taches de Te’ssari qui les maculaient. Au vu de la couleur indéfinissable du torchon – il avait dû être blanc, un jour - Mahlin se demanda si le nettoyage était réellement efficace. « Ma femme s’est absentée pour un moment, elle est allée discuter avec le Bourgmestre. Mais elle m’a bien fait comprendre que tu ne devais pas quitter ta chambre ! Il paraît que tu ne tiens pas debout. »
« Et pourtant vous me laissez descendre » remarqua Mahlin en lui rendant son sourire. Il s’installa à une table, et un bol d’un gruau fumant fut placé devant lui.
« Eh, bien sûr, bien sûr ! A ce que je vois, tu arrives à marcher. Et un peu de soleil ne te ferait pas de mal, tu es bien pâlot. Une belle journée, aujourd’hui, pour sûr ! »
Mahlin ne répondit pas, le nez dans son assiette. Il avait une faim de loup ! Depuis combien de temps ne le nourrissait-on que de soupe ? Les céréales avaient un goût délicieux.
On était en milieu de matinée, mais les premiers clients arrivaient déjà, fermiers pressés d’aller manger pour retourner aux champs, paysans toujours prêts à boire un verre entre amis. Ils rentraient par petits groupes et Erhman les servait, abandonnant Mahlin à ses pensées. De temps en temps, l’aubergiste lui dédiait un sourire réconfortant. Une fois la bouillie avalée, le jeune homme l’appela.
« Maître Erhman, ah.. avez-vous vu passer Shani et Aarel ? »
L’aubergiste termina de poser les verres qu’il tenait à la main puis se retourna.
« Bien sûr, mon garçon, bien sûr ! Ils sont venus il y a une heure environ, mais ma femme était là, et elle les a empêchés de monter. Tu avais besoin de dormir, il paraît. Ils ont dit qu’ils comprenaient et sont partis. Betingel a essayé de te voir également, mais Maud l’a repoussée aussi. Si tu avais pu voir son expression ! » Erhman s’esclaffa bruyamment. « J’ai bien cru qu’elles allaient se battre »
« Merci » fit poliment Mahlin. Il ne doutait pas que ce fût très drôle. Mais ce soir, il serait loin. « Je vais les rejoindre. »
Il profita de ce que l’aubergiste avait le dos tourné pour s’esquiver rapidement. Il fallait vite les trouver. Pourquoi avait-il dormi aussi longtemps ? Tant de temps gâché.
Il ne fut pas difficile de retrouver Shani : elle était sur la place du village, entourée d’une ribambelle d’enfants riants. Et Toni était avec elle.
« …et dans quelle main, maintenant ? » faisait-elle, riant elle aussi.

Des petits doigts se tendirent pour montrer sa main gauche ; d’autres sa main droite. Son bras était toujours en écharpe, mais cela ne semblait pas la gêner alors qu’elle remuait les mains. Elle les ouvrit, et les deux étaient vides. Les enfants poussèrent des cris. Shani prit l’air surprise.
« Eh bien ? elle n’est plus là ? Ce n’est pas normal ! Vous m’avez bien vue la mettre là ? » Un concert de ‘oui’. « Mais je ne comprends pas, où peut-il bien être ? » Elle agita la tête, et le ruban qui maintenait bien sagement son chignon céda. Une cascade de cheveux bruns lui tomba sur les épaules, et un rossignol en sortit en pépiant, puis s’envola. « Il était là ! » fit-elle. « Le coquin ! »
« Oiseau ! » cria une des gamines, une petite fille qui ne devait pas avoir plus de deux ans. Les enfants se bousculaient pour voir le rossignol, très haut. Bientôt il ne fut plus qu’un point noir, puis il disparut. Toni levait les yeux comme les autres
« Il est parti ? » demanda un garçonnet en clignant des yeux, cherchant à voir malgré le soleil.
« Il vit sa vie » sourit Shani en se relevant. Elle aperçut Mahlin et rosit légèrement. « Et je crois que je vais vous laisser vivre la vôtre maintenant ! »
Des cris de protestation s’élevèrent, mais elle caressa quelques cheveux, embrassa quelques fronts, et ils la laissèrent enfin partir, s’égayant dans la nature. Toni ne bougea pas. Son visage s’était fermé. Comment Mahlin avait-il pu croire un instant apercevoir en lui une âme enfantine ? Ce n’était qu’une brute.
« Tu es enfin réveillée » fit Shani en venant vers lui, rattachant ses cheveux en marchant. « Dame Maud n’était pas très commode ce matin. »
« Oui, Erhman me l’a raconté. Dis-moi, je ne savais pas que tu avais de tels talents avec les enfants ! Ils étaient tous fascinés ! »
Elle balaya ses compliments d’un revers de la main.
« J’aimerais revenir à l’époque où un oiseau me paraissait magique » fit-elle tristement.
« Moi aussi » répondit sourdement Toni, derrière elle, comme un écho.
Mahlin le regarda, puis marcha vers lui d’un pas décidé. Et lui tendit la main.
« J’ai appris ce que tu as fait pour Shani, les potions que tu as fait venir. Merci beaucoup. Vraiment. »
Toni le regarda un moment, cherchant des traces de moqueries, puis il se gratta le crâne avec embarras. Il ne s’attendait visiblement pas à cela et cherchait désespérément quoi répondre.
« Ce n’est rien » fit-il enfin. « Les choses qu’elle fait avec les oiseaux… » Il se tut. Mahlin n’insista pas.
« Comment va ton bras aujourd’hui ? »
« Très bien, je n’ai plus mal du tout. Et toi, bien reposé ? »
« On peut dire ça comme cela. Où est Aarel ? »
« Il est parti travailler dans la ferme de Jonas. Il est décidé à payer son séjour. Il y avait des bûches à couper. » Elle rit. « Il a l’habitude. »
« Tu viens ? Allons le chercher. La ferme n’est pas très loin, si je me rappelle bien ? »
« Je vais vous y emmener » fit brusquement Toni.

Deux regards convergèrent sur lui. Shani hésita un instant, puis, choisissant ses mots avec soin :
« C’est – vraiment – gentil de ta part… mais si cela ne te dérange pas, nous aurons à parler… entre nous… » Elle soupira. « Tu comprends ? »
Mahlin n’avait jamais été un bon chasseur dans sa jeunesse. Quelque passionné qu’ait pu être son père, il ne pouvait se résoudre à tuer les animaux. Leur expression alors qu’il les traquait, pleine d’incompréhension, avait hanté ses nuits. Il retrouvait la même lueur dans les yeux du fils du Bourgmestre. Ca, et puis autre chose. De la colère ?
« Bien » fit seulement Toni avant de se détourner et de partir à grands pas.
Shani leva la main comme pour le retenir, puis la laissa retomber. Elle haussa les épaules.
« Viens, Mahlin. Aarel doit nous attendre. »
Mahlin vint.
C’était le début du printemps, et il n’y avait ici pas de faux-semblants ni de magie quelconque. La nature se débrouillait très bien seule, avec sa patience habituelle, et quelques fleurs hésitantes se montraient ça et là. Les arbres reprenaient de la vigueur. Partout dans les champs, on apercevait des paysans affairés. Les semailles n’attendaient pas.
« Le soleil me manquait » fit Mahlin, s’étirant sous la lumière.
« Tu m’en diras tant.. Pourtant, tu ne sortais pas beaucoup de la bibliothèque, au château » sourit Shani.
« Disons que rester trois jours au lit m’a appris la valeur d’une promenade » répondit Mahlin d’un ton insouciant.
L’insouciance ne dura que le temps de grimper la colline. Lorsqu’il vit ce qui s’étalait sous ses yeux, son sourire disparut.
« Que les Couleurs me protègent ! » murmura-t-il.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? » fit Shani, subitement inquiète. Elle avança jusqu’à lui, puis s’arrêta, saisie.

Du haut de la petite éminence, ils pouvaient voir loin. Assez loin pour, en temps normal, apercevoir la Forêt Hurlante. Mais de forêt il n’y avait pas l’ombre. Et la vue de ce en quoi elle s’était transformée avait de quoi tourner l’estomac le plus solide.
On ne pouvait voir distinctement les détails d’ici, mais cela suffisait. Tout n’était plus qu’un gigantesque marais, une large pièce d’eau sombre sur lequel la lumière du soleil se réverbérait avec difficulté. Non, ils ne voyaient pas les détails. Mais ils pouvaient imaginer des… des animaux bouger sous la surface, des bulles éclater çà et là. A vrai dire, Mahlin sentait déjà la puanteur des arbres en décomposition accélérée.
« Que… » commença-t-il, mais Shani l’attrappa par le bras et le détourna du triste spectacle. Elle était pâle.
« Je ne veux pas savoir que. Ni quoi. Partons. »
« Mais… »
« Partons ! »
La pression était ferme, et il la suivit. Son haussement d’épaules était plus insouciant qu’il se sentait vraiment. La forêt. Dieu du Foyer, que s’était-il passé ici ? Il avait marché à travers les bois alors qu’ils se décomposaient autour de lui, mais jamais il n’aurait pu imaginer que cela se conclurait ainsi. Il frissonna. Auraient-ils été capables de franchir le marais en traversant Shani, si jamais ils s’étaient trop attardés dans le manoir ?
Il eut une pensée émue pour Aarel. Le géant avait eu raison de le secouer de son apathie. Trois jours passés, et il était toujours en vie. Et cette journée méritait bien que l’on vive. Le soleil, le printemps, et une jolie fille. Non, deux. Il se surprit à fredonner. C’était plutôt flatteur. Il avait beaucoup de choses à oublier.
« Je vois que la vue du marais t’a mis de bonne humeur » fit Shani, acerbe. Il rit.
« Non, je pensais à autre chose. C’est une belle journée, tu ne trouves pas ?»
…A votre place et sous la lune
Que ferait ce cher Galowin ?

Shani se détendit.
« Oui. Oui, tu dois avoir raison. Je suis un peu fatiguée. Ces derniers jours ont été…épuisants. »
Et qui pourrait lui reprocher
De les avoir toutes embrassées
Elle avait effectivement l’air à bout de souffle. Il réalisa alors que cela faisait bien une demi-heure qu’ils marchaient d’un bon pas. Ce n’était pas le genre d’exercice à imposer à une blessée. Ni à un convalescent, mais il se sentait bien mieux depuis qu’il avait commencé la promenade. Néanmoins, il cessa de fredonner.
« Nous ne devrions pas tarder à arriver » fit-il. « Si je me souviens bien, la ferme de Jonas est celle qui fait le coin de ces deux champs. » Quelques secondes plus tard, il eut une grimace encourageante. « Ca y est, je vois le bâtiment ! »
« Quand je pense que nous perdons près d’une heure à cause de ce grand idiot » fit Shani, essuyant la sueur qui perlait à son front.
« Il fait ce qu’il estime juste, comme d’habitude ». Mahlin haussa les épaules. « Je reconnais que ca ne facilite pas les choses. »
« Juste ? Qu’y a-t-il de juste à sarcler la terre ? » fit Shani.
Mahlin haussa les épaules.
« Nous y voilà. Passons par le pré, ce sera plus rapide. Si seulement il n’y avait pas ce mur, je… »

Shani enjambait déjà la barrière, prenant bien garde de ne pas déchirer sa robe sur les nombreux clous. Elle avait un bras cassé, était fatiguée, et pourtant ses gestes restaient fluides. Le jeune homme resta un moment les yeux fixés sur la robe qui montait et redescendait alors qu’elle passait une jambe, puis l’autre ; il sursauta nerveusement alors qu’elle se retournait…
« Je ne t’attendrai pas toute la journée ! »
…Et la suivit maladroitement. Toute son attention concentrée sur les barbelés si pointus qu’il enjambait, il ne se rendit pas compte que Shani avait stoppé net ; retombant de l’autre côté avec soulagement, il lui rentra dedans. Affolé, il lui tendit la main pour l’aider à se relever.
« Je… je suis désolé » fit-il, hésitant ; mais Shani semblait avoir à peine remarqué qu’il l’avait bousculée. Elle lui prit le bras.
« Regarde ! » murmura-t-elle.
Il regarda.

Derrière la ferme, dans un champ qui leur avait été caché auparavant par la grande bâtisse, deux formes se battaient, arme au poing. L’une était sans conteste possible Aarel. Sa silhouette se dégageait aisément sous le soleil, et il maniait avec fougue la cognée qu’il utilisait habituellement pour couper le bois. Son avdersaire était plus difficile à identifier, mais visiblement il menait la danse, à la manière dont Aarel reculait sans cesse, cédant du terrain et se laissant enfermer dans le petit bosquet d’arbres, derrière lui.
« Aarel ! » cria Mahlin, courant sans hésiter vers son compagnon. Il se sentait encore faible et ne portait aucune arme, mais ce n’était pas une raison pour tergiverser. Peut-être pourrait-il faire appel à la magie ; si seulement il n’avait pas tant mal à la tête. Il fut soulagé de voir Shani courir à ses côtés, moins soulagé lorsqu’elle le dépassa sans effort. Pourvu qu’elle ne se mette pas en danger !
Les deux silhouettes se retournèrent en les voyant arriver, et le combat cessa.

Aarel eut un large sourire et s’avança vers eux.
« Je me demandais quand tu finirais par te lever, Mahlin ! On dirait que vous allez, mieux, tous les deux ? »
Mahlin se contenta de le regarder avec un air d’incompréhension totale. Et puis, lentement, les pièces du puzzle s’assemblèrent. Aarel portait une lourde veste de cuir qui lui recouvrait le torse et les bras ; il avait également des gants. Un casque, de cuir lui aussi, lui couvrait le crâne, et la sueur lui dégoulinait dans les yeux. Il tenait à la main, non la hache que le jeune homme avait appris à connaître, mais une arme d’exercice, à la lame de bois.
Son adversaire n’était autre que Jeofah le fermier, Jeofah qui avait l’air de tout, sauf d’un fermier en ce moment. Habillé de la même manière que le colosse, c’était un homme d’âge mur ; quelques traces de gris éclaircissaient ses cheveux autrement sombres, et de nombreuses rides lui sillonnaient le visage ; des rides, et une large cicatrice qui partait de son front pour rejoindre son menton, et qui laissait inévitablement penser aux vestiges d’une blessure au sabre ; ou à la hache. Il planta son épée d’entrainement dans le sol, et sortit un large mouchoir de son sac pour s’essuyer le front. Il sourit.
« On peut dire que vous arrivez au bon moment, mes gaillards. Je suis bien trop vieux pour ce genre d’exercice, surtout sous ce soleil ! Vous me donnez une bonne excuse pour faire une pause. Ce diable de gaillard serait près à continuer toute la journée si je lui en donnais l’occasion. » Il hocha la tête. « Tu as du potentiel, mon garçon, c’est certain. Tes coups sont un peu maladroits, et tu te découvres bien trop aisément, mais ce sont là des erreurs de débutant. Je ne prétends pas faire de toi un soldat accompli, mais tu seras au moins capable de ne pas te planter ta hache dans le pied, la prochaine fois que tu t’en serviras. »
« Jamais, je l’espère » grimaça Aarel. Maintenant qu’ils s’étaient arrêtés, la fatigue le reprenait. Il tituba dans l’ombre d’un grand saule, et dut faire un effort pour que ses doigts gourds laissent échapper l’arme de bois. « Par les huit vents, je suis épuisé ! j’ai l’impression d’avoir couru durant des heures... avec l’un de vous sur le dos ! »
« Cela fait souvent cela, au début » sourit Jeofah. « La plupart des hommes sont incapables de mener un combat de plus de dix minutes sans commencer à fatiguer. Cela se voyait, dans tes derniers mouvements. » Aarel grogna. « Bien, comme je le disais, il est temps de faire une pause. Je suis sûr que vous avez beaucoup de choses à vous dire. » Il cligna de l’oeil. « Je vais chercher une bonne bouteille de Te’ssari, vous m’en direz des nouvelles ! Rien de mieux pour étancher la soif, non, vraiment. Et le nôtre est le meilleur du coin, vous savez ? Oui, je vois qu’Erhmar vous en a déjà parlé. Ce vieux brigand. » Il rit, et riait toujours alors qu’il s’éloignait d’un pas traînant, abandonnant son épée fichée dans le sol.

Mahlin le suivit des yeux un instant, puis reporta son attention sur le colosse.
« Tu apprends à te battre, toi ? » fit-il, amusé et incrédule. Shani, derrière lui, n’avait pas l’air moins surprise.
Aarel se gratta la tête avant de répondre, l’air mal à l’aise.
« Oui… ces derniers temps, j’allais souvent rendre visite à Jeofah lorsque nous étions en ville. Ce n’était pas trop dur de vous fausser compagnie, vous étiez souvent occupés par vos problèmes sentimentaux. »
« Des problèmes… » commença Shani.
« Ce n’est pas… » fit Mahlin.
C’était au tour d’Aarel de paraître goguenard.
« Peu importe. Toujours est-il que vous avez rarement remarqué mon absence ; ou bien je suppose que vous avez imaginé n’importe quoi. Une heure par ci, une heure par là, je ne me suis pas tellement entrainé, mais j’ai fait ce que j’ai pu. »
« Il y a tant de choses à savoir pour manier une hache ? » demanda Mahlin. « Après tout, cela ne doit pas être bien compliqué… du moment qu’on arrive à la soulever, je veux dire » ajouta-t-il hâtivement devant le regard calculateur du géant.
« Ne dis pas cela. C’est ce que je pensais aussi, mais il y a pourtant beaucoup à apprendre. »
« Et tu te débrouilles bien, désormais ? » s’enquit Shani.
Aarel haussa les épaules.
« Tu as entendu Jeofah. Je ne me plante plus la hache dans le pied, et j’arrive à me mettre en garde correctement. C’est déjà ça. C’est plus que j’espérais compte tenu du peu de temps que j’ai passé avec lui. Mais ce n’est certainement pas suffisant. »
Ils restèrent un instant silencieux.
« Je ne savais pas que Jeofah savait se battre » murmura finalement Mahlin, regardant nerveusement vers la large ferme, derrière eux.
« Moi non plus » renchérit Shani. « Mais maintenant que je le sais, c’est vrai qu’il en a la posture. »
« La posture ? »
« Il se tient toujours très droit, malgré les années qu’il a dû passer à sarcler la terre. Et ses yeux sont durs, même lorsqu’il a l’air content. »
« Ses yeux ? »
« On peut voir beaucoup de choses, dans les yeux de quelqu’un » sourit Shani. Mahlin baissa rapidement les siens sous son regard scrutateur. Il crut l’entendre rire doucement.
« C’était un soldat » grommela Aarel. Il remua nerveusement lorsque les deux le regardèrent, attendant la suite. « Il a participé à de nombreuses campagnes dans les armées de Ghondan, du moins c’est ce que j’ai cru comprendre. Il s’est battu contre Az lors de la Guerre Fratricide, puis a été démobilisé lorsque la paix est revenue. Avec le peu d’argent qu’il avait mis de côté, il s’est acheté une ferme dans la région, loin des combats. Il ne se passe jamais rien ici. » Il grimaça. « C’est ce qu’il pense, en tout cas. »
« Comment sais-tu tout cela ? »
« Offre-lui une bouteille de Te’ssari et il te racontera tout, ses combats, ses hauts faits, ses victoires. Il ira peut-être jusqu’à te montrer ses cicatrices, qui sait ? En tout cas, je peux dire qu’il sait se servir de son épée. Croyez-moi. »
Mahlin le croyait. L’épée d’entraînement que Jeofah avait plantée dans le sol était faite de fines lamelles de bois réunies en un curieux bouquet. Elle était conçue pour ne pas être mortelle, mais ça ne la rendait pas inoffensive. De nombreuses marques rouges striaient le torse d’Aarel, preuve de son incapacité à arrêter les coups. Visiblement, c’était douloureux. Il gémit en se baissant, agrippant sa tunique sur le sol.
« Il ne t’a pas raté » murmura Shani en suivant du doigt le contour d’une marque. « Je me demande bien pourquoi tu veux apprendre à te battre. »

Aarel cligna des yeux..
« Comment ça, pourquoi je veux apprendre ? Mais… c’est… c’est nécessaire, c’est important, tu ne penses pas ? Surtout désormais que nous sommes sur les routes, plus ou moins pourchassés, sans trop savoir où aller. C’est important. » Il hocha fermement la tête.
« Mais tu as commencé à t’entraîner avant même que le maître ne meure » fit valoir Mahlin. « Quel intérêt de savoir manier la hache lorsque l’on est destiné à être un mage ? Lorsque l’on peut faire bouillir le sang d’un ennemi de l’intérieur ? » Il hésita sous le regard de Shani. « Ce n’est qu’un exemple, bien entendu. »
« Bien entendu… » murmura la jeune fille. Elle avait l’air un peu perturbée. Par les Couleurs, pourquoi avait-il choisi une comparaison aussi imagée ? Mais déjà Aarel répondait.
« Parce que la magie est lente, voilà pourquoi ! A quoi a servi toute la science de Barel contre le poignard de son ennemi ? Il aurait aussi bien pu être un paysan plutôt qu’un mage, pour ce que cela lui a servi. S’il avait été capable de dévier le coup, peut-être serait-il encore vivant à l’heure qu’il est ! »
Ce n’était que trop vrai ; même si Mahlin se retint de faire remarquer qu’aucun homme au monde n’aurait pu agir assez rapidement pour contrer cette dague.
« Mais il est mort » fit Shani calmement. « Au lieu de discuter de ta hache, Aarel, nous devrions peut-être réfléchir à ce que nous allons faire maintenant. »
« Fuir » fit aussitôt Mahlin. « Nous ne pouvons nous permettre de… »
« Voici Jeofah » coupa Aarel.
En effet, le soldat revenait de son pas traînant, deux bouteilles à la main. Sitôt que les regards se tournèrent vers lui, il leur sourit et les héla.
« Je n’ai pas été trop long ? Impossible de mettre la main sur ces satanées bouteilles ! A croire que ma femme les cache… Pourtant, elle sait que je suis raisonnable sur ce chapitre, elle le sait ! Aaah, que les Vents m’emportent, boire après l’entraînement, ça ne fait jamais de mal. C’est la recette des guerriers !. Tiens, gamin, bois donc un peu de ça ! » Il parlait, et ce faisant il lança habilement une des deux bouteilles à Mahlin, qui la rattrappa d’un geste du poignet. « Joli mouvement ; belle coordination. Ton cas n’est pas si désespéré, on dirait. Je suis sûr qu’on pourrait faire de toi un escrimeur passable ! »
« Merci, maître Jeofah » fit Mahlin en fronçant les sourcils. Gamin, vraiment ? « Merci, mais non. »

Il déboucha la bouteille et but une gorgée. Le goût était plus fruité que ce à quoi il s’attendait ; bien qu’il ne sache pas vraiment à quoi il s’était attendu. Cela lui faisait penser, vaguement, au jus d’orange qu’il avait l’habitude de boire, étant enfant. Vaguement. Et puis la chaleur explosa dans son ventre, et il se mit à tousser.
« C’est la première fois que tu bois du Te’ssari, n’est-ce pas ? » demanda Jeofah, tête inclinée vers la gauche, l’air amusé. « Oui, je m’en doutais. Même les fermiers les plus endurcis ne boivent pas aussi vite ! Et les Vents savent qu’ils ont de la pratique, dans ce village. »
Du Te’ssari ? Mahlin avait le ventre en feu. Comment pouvait-on boire cela à longueur de journée ? Il toussa et cracha.
« Vous devriez vous en servir pour dégraisser les portes » parvint-il enfin à articuler.
« Certains y ont pensé » sourit le fermier « mais le métal n’est pas assez solide. Bien, si tu as fini avec la bouteille, fais-la passer. Tu n’es pas le seul à vouloir boire, ici ! »
Shani déclina poliment l’invite, mais Aarel prit une gorgée avec une sombre détermination. Son visage ne changea pas d’expression alors qu’il rendait la flasque à Jeofah.
« Vous voulez aussi apprendre à vous battre ? » fit le fermier après s’être désaltéré. Désaltéré ! « Cela me fait plaisir d’apprendre un peu à des jeunes comme vous ; ca me rappelle mes campagnes. Les jeunes du village ne m’ont jamais rien demandé, à croire que cela ne les intéresse pas. Dieu du Foyer, je me rappelle mon enfance, j’aurais donné n’importe quoi pour manier une épée ! » Il hocha tristement la tête. « Les temps changent, mes enfants, les temps changent. »
Il y eut un silence, mais Mahlin avait enfin récupéré de sa quinte de toux.
« Ca serait avec plaisir, mais je crains que nous ne devions partir rapidement. Nous… » Il s’interrompit au coup de coude de Shani.
Les yeux de l’homme s’étaient arrondis.
« Partir ? Partir d’ici ? Mais où voulez-vous aller, mes enfants ? » Il s’assombrit. « J’ai entendu parler de ce qui est arrivé, bien entendu. Tout le monde est au courant, ici. Pauvre Seigneur Khorr. Je ne comprends pas pourquoi ces mages ont fait cela. Détruire la forêt, détruire votre château. Ils devaient certainement avoir une rais_ » il s’interrompit, réalisant ce qu’il impliquait. « Je veux dire… personne ne comprendra jamais les motivations des mages. Pas moi, du moins. Ils sont trop étranges, si vous voyez ce que je veux dire. » Shani hocha la tête comme si, elle aussi, comprenait. « Je ne veux pas dire du mal d’eux, je suis un bon citoyen de l’Empire, vous savez. J’ai versé mon sang pour eux, dans certaines batailles, et je serais prêt à le faire de nouveau. Mais je trouve que certains se comportent vraiment de manière étrange. A croire qu’ils se pensent au-dessus de toutes les lois, au-dessus de toute éthique… » Il s’interrompit pour boire de nouveau, s’essuya la bouche, et reprit avant que quiconque ait pu l’interrompre. « Parfois, je me demande si cela vaut vraiment la peine de les tolérer. »
Aarel, qui était resté jusque là les yeux dans le vague, sursauta nerveusement. Il n’avait pas besoin de les regarder pour savoir que Mahlin et Shani étaient aussi mal à l’aise.
« Sans eux, nous ne pourrions nous défendre lors du retour du Maudit. Seule la magie peut le vaincre, vous le savez bien ! Les mages nous ont sauvé il y a mille ans, et ils nous sauveront de nouveau à Son retour. »

C’était la base de la catéchèse, les prières que l’on enseignait aux enfants en bas âge, le précepte jamais remis en cause.
Ils vivent dans la Lumière de la Connaissance et affronteront le Maudit à sa sortie de la tombe. Car Sa mort jamais n’est définitive, mais toujours il trouvera les Mages sur son chemin.Gloire aux Mages, protecteurs de la Vie, protecteurs de l’Honneur, protecteurs de l’Humanité. Puissent-ils à jamais nous libérer de l’Ombre.
Inconsciemment, tous firent le signe des Mages, dessinant de l’index une courbe dans les airs. Ce signue, universellement connu, était censé représenter l’Arc-En-Ciel dont les mages tiraient leur pouvoir. Puisse la Courbe briller sur toi était une bénédiction fréquente.
Jeofah les regarda se signer avec un air sombre, et il se gratta machinalement la barbe.
« Oubliez ce que j’ai dit. Je ne suis qu’un vieux soldat fatigué, qui n’a encore jamais rencontré le Maudit, mais qui a fait plus de rencontres que nécessaires avec des Sorciers de mauvaise humeur. A mon âge, on préfère les faits concrets à une hypothétique menace. »
Mahlin fronça les sourcils. Hypothétique menace ? Il n’y avait rien d’hypothétique là-dedans, le retour du Déchu était clairement prophétisé. Sans qu’il n’y prenne garde, les paroles du Barde, en cette journée – cela semblait faire si longtemps – lui revinrent à l’esprit. Et le Marcheur des Ombres s’enfuit, vaincu, panser ses blessures qui ne saignaient pas. Un jour, il reviendra, pour étendre son empire sur le Monde. Mais les Mages seront là pour nous protéger, comme ils le font depuis le commencement des temps. Ils le vaincront.

Lorsqu’il était enfant, avant d’être enlevé par Barel, Mahlin avait souvent rêvé de devenir un sorcier, de se servir de ses pouvoirs pour corriger les injustices et, peut-être, se dresser face au Déchu dans la Bataille Finale. Même après avoir vu comment certains mages se comportaient, comme ce fou orgueilleux vêtu de blanc, ou cet assassin en toge violette, il ne pouvait imaginer une seule seconde que le monde se passât des mages. Lorsque le Déchu reviendrait, ce serait leur sang qui coulerait pour protéger celui du fermier qui, devant lui, prenait sa troisième gorgée de Te’ssari. Il grinça des dents.
« La menace est réelle » fit Shani d’une voix douce, résumant le sentiment général. Elle parvenait, d’une manière ou d’une autre, à prendre un ton gentiment réprobateur tout en mettant les gens à l’aise. « et les mages sacrifieront un jour leur vie pour vous. Peut-être cela devrait-il excuser nombre de leurs débordements ? »
Jeofah grogna sourdement.
« Si tu le dis, fillette… si tu le dis. » Shani se tenait soudain le dos bien droit, certainement vexée de se faire appeler ainsi. « Tout ce que je vois, c’est une forêt magnifique réduite à l’état de marécage. »
Il n’y avait rien à répondre à cela. Même assis sur le sol, ils profitaient du point de vue, et le marais s’étendait à l’horizon, une longue tache foncée qui reproduisait exactement la forme de ce qui avait été un bois. Les jeunes gens s’enfoncèrent dans un silence inconfortable, et le fermier secoua la tête.
« Voilà que je me laisse emporter, et que je vous rappelle des souvenirs douloureux. Ma femme a raison, lorsqu’elle dit que je ne fais jamais attention à ce que je dis. Même si je suis surpris que vous respectiez encore les mages après ce qu’ils vous ont fait. »
Mahlin eut un rire sans joie ; respecter les mages ? Qu’aurait dit Jeofah s’il avait su qu’eux-mêmes en étaient.
« Nous ne pouvons blâmer tout l’Ordre pour les actions d’une poignée d’entre eux. Il y a des brebis galeuses dans tout troupeau. Mais j’entends bien me venger.»
Deux regards surpris – non trois – se tournèrent vers lui, mais il ne desserra pas les poings. Les mots lui étaient venus naturellement à l’esprit, et ils sonnaient vrai. D’une manière ou d’une autre, Dous allait payer. Comment, il ne le savait pas encore. Mais ce mage avait commis l’erreur de les laisser en vie, et il n’allait pas tarder à le regretter.

Il sentit le goût du sang dans sa bouche, et ne se rendit qu’alors compte qu’il se mordait la lèvre avec force.
« Ce sont des pensées qu’il vaut mieux ne pas avoir, mon garçon » fit tristement Jeofah. « Et quand bien même tu les avais, garde-les pour toi. Je ne suis qu’un vieillard qui ne veut de mal à personne, mais nombreux sont les gens qui te dénonceraient comme traître à l’empire pour avoir simplement mentionné cette idée. » La bouteille de Te’ssari était presque vide à présent. « Les mages ont tout pouvoir, ici. »
« Connaissiez-vous bien le seigneur Khorr ? » fit soudain Aarel.
Tous se tournèrent vers lui, surpris par le brusque changement de sujet. Mais son regard ne cilla pas.
Jeofah hésita, regardant avec convoitise le fond de la bouteille.
« Connaître est un bien grand mot, mon garçon. Personne ici ne le connaissait vraiment, vous savez. Il ne venait pas très souvent au village, et ce n’était pas le genre de noble qui se mêle avec le peuple, si vous voyez ce que je veux dire. Conscient de sa position et de sa fortune, même s’il ne paraissait pas dédaigneux. Il faudrait que vous demandiez à d’autres habitants de Longue-Rivière. Pour ma part, depuis huit ans que je suis ici, je n’ai dû le voir que quatre ou cinq fois. Il faut dire que les travaux des champs, ça occupe. »
« Mais il était déjà installé ici lorsque vous avez acheté votre ferme ? » demanda Aarel.
« Eh bien, oui, pourquoi me demandez-vous ça ? Vous devriez le connaître mieux que moi, après tout, vous viviez chez lui. » Ses yeux s’étrécirent. « Mais j’y pense, maintenant qu’il est mort, vous n’avez plus d’endroit où aller, n’est-ce pas ? C’est l’inconvénient de vivre en ermite. Tout à l’heure, vous m’avez dit que vous vouliez partir. Pour aller où ? Je suis prêt à parier que vous n’avez pas même l’argent pour survivre une ou deux semaines sur les routes. » Personne ne broncha. Mahlin savait qu’ils possédaient sans aucun doute de quoi acheter la ferme de Jeofah, et de nombreux bijoux à côté. « Je n’arrive pas à vous imaginer réduits à mendier, surtout la petite. » Il n’allait certainement pas réussir à entrer dans les bonnes grâce de la jeune fille s’il continuait ainsi, à voir le crispement de ses lèvres. « Je ne sais pas si quelqu’un vous a déjà parlé de ça, mais je suis sûr que nous pourrions vous trouver du travail dans les différentes fermes ! Moi-même, j’aurais probablement besoin de quelqu’un au moment des moissons, et je connais quelques amis qui se plaignent continuellement du manque de bras. Je suis sûr que vous pourriez convenir. »

La bouteille était désormais vide. Comment l’homme parvenait à parler aussi aisément après tout ce qu’il avait bu, Mahlin se le demandait bien. Il consulta ses compagnons du regard, mais sa décision était déjà prise. Si eux voulaient rester ici, grand bien leur fasse. Pour sa part, il avait d’autres projets.
« Nous connaissons un ami du seigneur Khorr, à Cardiv. Il pourra certainement nous reprendre à son service. Je pense que nous avons assez d’argent pour survivre jusque là. Mais votre proposition nous touche beaucoup. »
« Et je ne suis pas une gamine » grommela Shani, trop doucement pour que Jeofah l’entende.
Le fermier secoua la tête.
« Puisque votre décision est prise, je ne tâcherai pas de la changer. Je sais cependant que quelques-uns vont vous regretter, par ici » Etait-ce un sourire ironique, qu’il cherchait à cacher ? « Réfléchissez bien à tout cela ! Pour ma part, il faut que je m’occupe de mes champs. » Il se leva avec souplesse, et dégaine son épée pour saluer le groupe. Une vraie épée, de bon acier, même si elle semblait quelque peu émoussée. Il parut sur le point de rajouter quelque chose, mais finalement partit à grands pas. Ce ne fut que quelques mètres plus loin qu’il se retourna, le visage sérieux. « Et rappelez-vous, quoi que les mages vous aient fait, la vengeance n’est jamais une solution. A trop se rapprocher du feu, on se brûle. »
Il repartit, murmurant dans sa barbe. Les trois se regardèrent, perplexes.
« Qu’est-ce qu’il a voulu dire ? » commença Mahlin.
« Qu’est-ce que tu as voulu dire ? » coupa Aarel. « Qu’est-ce que c’est que ces histoires de vengeance, et d’ami à Cardiv ? »
« Sans compter que tu décides pour nous. Peut-être ai-je envie de rester ici, après tout » renchérit Shani.
Mahlin leur fit face sans frémir.
« Je ne vous oblige à rien. Mais cela me paraît mal indiqué de rester ici alors que Dous nous recherche. Mieux vaut être le chasseur que le chassé, et… »
« Je ne suis toujours pas convaincu qu’il veuille nous tuer » musa Aarel. « Si telle était son intention, nous serions morts depuis longtemps. Nous ne sommes probablement pas assez important pour qu’il porte son attention sur nous. »
« Probablement ? Probablement ? Tu es prêt à risquer ta vie sur une simple chance ? »
Aarel le regarda, obstiné, mais Shani intervint. Calme, douce Shani, qui parvenait toujours à se faire entendre, même lorsqu’elle disait des bêtises. Non qu’elle en dise souvent. Et certainement pas en ce moment.
« Je pense en effet que nous devrions partir le plus rapidement possible. Nous n’avons que trop traîné par ici. Il faudrait… »
« Et pour aller où ? C’est bien beau de dire à Jeofah que nous connaissons du monde à Cardiv, mais c’est faux ! »
« Nous avons de l’or » observa Mahlin, confiant. « Assez pour nous permettre de nous loger et de survivre le temps de… »
« Le temps de quoi ? C’est bien là le problème. As-tu la moindre idée d’où nous pourrions aller ? »
« Sheol semble être un bon choix » murmura Shani. Assez bas pour que les deux prêtent l’oreille. Ils sursautèrent de concert.
« Sheol ? Mais que veux-tu que nous fassions là-bas ? » protesta Mahlin
« C’est l’endroit que semblait redouter Maître Khorr » renchérit Aarel.
« Dous doit se trouver à Sheol, lui aussi ; ou bien y retourner de temps en temps. Le fait est que nous risquons beaucoup plus de le rencontrer là-bas qu’ailleurs. C’est ridicule ! » continua Mahlin.
Shani ne se laissa pas démonter pour autant. Elle se troublait rarement lorsque sa décision était prise.
« Sheol est aussi la ville de l’Université. J’ai pour ma part l’intention de reprendre ma formation, même si cela veut dire repartir de zéro. » Elle balaya d’un geste les objections de ses compagnons. « Et nous sommes certainement capables de nous déguiser assez bien pour qu’on ne nous découvre pas. »
« Shani, sois raisonnable » argumenta Mahlin. « Dous a sûrement dû faire un rapport – comment ne le ferait-il pas, avec autant de morts – et il est probable qu’il n’a pas raconté la vérité. Qui sait s’il n’a pas donné nos descriptions et nous a chargés des pires crimes ? »
« Ce serait bien de lui » acquiesca Aarel. Ses poings se serrèrent.
« J’aimerais reprendre mes études autant que toi, Shani. Mais je crois vraiment que ce serait se jeter dans la gueule du loup. »
Mahlin se surprit à regretter la deuxième bouteille de Te’ssari, que Jeofah avait emmené avec lui. Il aurait bien eu besoin d’un petit remontant. Sûrement, s’il buvait prudemment, cela ne pouvait lui faire de mal.
Shani, les bras autour des jambes, le regardait intensément.
« N’est-ce pas toi qui parlait de vengeance il n’y a pas cinq minutes ? Où est passé ton courage ? Tu… »
« Il y a une différence entre courage et folie » coupa-t-il, les dents serrées. « De plus, tu l’as peut-être oublié, mais je… je… » Mais je suis un mage noir, que les Couleurs me pardonnent ! « Qui donc pourra m’enseigner, moi ? Je ne pourrai certainement pas aller à l’Université. » Il réussit à rire, un rire qui ressemblait à un coassement. « Vous avez entendu le Maître ? N’importe quel mage me tuera sans hésiter s’il sait ce que je suis » Mais comment fais-je pour parler aussi calmement de ma propre mort ? Je dois être devenu complètement fou ! « Et tu veux que nous nous rendions dans la seule ville où ils pullulent ? Sans moi ! »
« Il n’a pas tort » fit valoir Aarel. Le géant s’était laissé choir sur le sol, et s’appuyait désormais sur le tronc de l’arbre, tapotant de l’index le manche de sa hache. « J’ai bien l’impression que tu cherches à mettre la main dans un nid de guêpe, Shani. »
La jeune fille n’était pas prête à abandonner la partie.
« Vous n’êtes pas curieux de connaître la raison du meurtre de notre maître ? Moi, je le suis. Je n’aime pas du tout être pourchassée pour des raisons que je ne connais pas, et j’entends bien comprendre ! Avec, ou sans vous ! »
Les deux garçons se regardèrent. Mahlin se gratta la tête.
« Maître Khorr a bien dit que je pouvais utiliser l’Arc-En-Ciel à travers le Noir. Je pourrai peut-être faire illusion… »

Il fronça les sourcils. Cela risquait d’être dangereux. Pire, suicidaire. Mais cela faisait déjà quelques jours qu’une pensée obscure le titillait, une idée furtive qui ne voulait pas s’en aller quels que fussent ses efforts. C’était ridicule, et pourtant…
La magie noire était peut-être hors-la-loi; cependant le maître était capable de s’en servir, tout en se faisant passer pour un mage vert.
Si lui y était parvenu, pourquoi pas d’autres ?
Il serait surprenant que Mahlin soit le seul être humain capable de voir le Noir. Il devait forcément y en avoir d’autres. D’autres individus, tels le maître, assez habiles pour dissimuler leur secret et se faire passer pour d’autres. Oui…
Plus il y pensait, plus cela paraissait évident.
Et si vraiment il était, lui, un mage noir… alors peut-être la meilleure chose à faire, dans son état actuel, était-il de se mettre en contact avec ses semblables, et…
Il cligna des yeux.
« ...fait, Mahlin ? »
Aarel lui parlait. Perdu dans ses pensées, il n’avait rien entendu, et il esquissa une grimace contrite.
« Je.. je pensais à autre chose. Je crois que, finalement, Sheol est une aussi bonne destination qu’une autre. »
Quel meilleur endroit pour chercher ses semblables qu’à l’Université ?
« Pardon ? » Aarel ouvrit des yeux longs et, de saisissement, cessa d’astiquer sa hache. « Qu’est-ce qui te fait changer d’avis ainsi ? Tu le disais toi-même, c’est mettre la main dans un nid de guêpes ! »
« Nous pouvons aller ailleurs, si tu veux » fit Shani après un temps de réflexion. « Au moins le temps de nous faire oublier. Il sera toujours temps de reprendre nos études lorsque nous serons certains que Dous ne pense plus à nous. Nous avons assez d’argent pour survivre pendant ce temps. »
Mahlin haussa les épaules. Il hésita à leur parler de ses intentions, mais une méfiance instinctive l’arrêta.
« Non, vous aviez raison. J’ai, moi aussi, envie d’apprendre la magie. Nous savons désormais que nous avons du potentiel, à nous de l’exploiter ! Ce sera impossible sans maître. Et, plus que tout, je tiens à me venger de Dous.»
C’était vrai aussi.
« Ne sois pas ridicule » le rabroua Shani. « Quand bien même tu pourrais l’affronter, tu sais très bien que tu es trop inexpérimenté. Tu te ferais tuer ! »
« C’est bien pour cela qu’il faut que je suive l’enseignement de l’Université ! Que nous le suivions. »
Aarel le regarda longuement, puis finit par hocher la tête.
« Très bien. Si tu tiens à mourir, ce n’est pas moi qui t’en empêcherai. Sheol, donc ? »
Mahlin attendit le hochement de tête de Shani, puis :
« Partons le plus tôt possible. Il vaut toujours mieux être le chasseur que le chassé »
Shani le rattrapa après quelques pas, et ils marchèrent un instant en silence, côté à côte. Aarel, derrière eux, fila vers la ferme faire ses adieux au vieux fermier.
« Tu as changé » fit finalement Shani. « Tu es plus… moins… indécis qu’avant. »
« Nous changeons tous »
Pour le plaisir des yeux :
( si grenouille veux bien me dire comment remplacer les derniers carrés qui restent je le ferais ... cela semble etre un signe de ponctuation , peut etre le (...) )

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Edité pour une meilleur lisibilité du thread et la version de masklin est plus complete que la mienne

Bon , c'est pour quand la suite
Sans les carrés:

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Il est des matins qui n’ont pas la même signification que d’autre. Lorsque Mahlin se réveilla, ce fut pour constater qu’il était encore en vie. Dous n’était pas venu.
Et s’il n’était pas venu cette nuit, il était fort probable qu’il ne vienne plus. Le Lien était brisé. Il leur suffisait de partir rapidement ; car Longue-Rivière n’était pas vraiment le meilleur endroit pour se cacher de lui. Il serait parti dans la nuit si c’avait été possible. Mais il y avait encore bien trop de choses à faire ici, bien trop de questions à poser. Il bailla. Depuis quand n’avait-il pu paresser au lit ? Il n’arrivait pas à s’en souvenir, et cela même en était déprimant.
Ses habits étaient posés sur la chaise, à côté, fraîchement lavés, une vague odeur de myosotis flottant dans les airs. Qui que ce fût qui les ait apportés, il ne s’était pas réveillé. Par les Couleurs, il avait été si fatigué ! Peut-être aurait-il dû suivre les conseils de ses compagnons, après tout. Un peu plus de repos ne lui aurait pas fait de mal. Il haussa les épaules, sortit du lit, et commença à s’habiller avec des gestes maladroits. Il se sentait vaguement nauséeux, mais la sensation ne tarderait pas à passer. Du moins tenait-il debout. Oui. Il sortit d’un pas hésitant.

« Ah, te voilà mon garçon » sourit Erhman en le voyant descendre l’escalier. L’aubergiste, maigre et nerveux, s’agitait de table en table, essuyant avec soin les taches de Te’ssari qui les maculaient. Au vu de la couleur indéfinissable du torchon – il avait dû être blanc, un jour - Mahlin se demanda si le nettoyage était réellement efficace. « Ma femme s’est absentée pour un moment, elle est allée discuter avec le Bourgmestre. Mais elle m’a bien fait comprendre que tu ne devais pas quitter ta chambre ! Il paraît que tu ne tiens pas debout. »
« Et pourtant vous me laissez descendre » remarqua Mahlin en lui rendant son sourire. Il s’installa à une table, et un bol d’un gruau fumant fut placé devant lui.
« Eh, bien sûr, bien sûr ! A ce que je vois, tu arrives à marcher. Et un peu de soleil ne te ferait pas de mal, tu es bien pâlot. Une belle journée, aujourd’hui, pour sûr ! »
Mahlin ne répondit pas, le nez dans son assiette. Il avait une faim de loup ! Depuis combien de temps ne le nourrissait-on que de soupe ? Les céréales avaient un goût délicieux.
On était en milieu de matinée, mais les premiers clients arrivaient déjà, fermiers pressés d’aller manger pour retourner aux champs, paysans toujours prêts à boire un verre entre amis. Ils rentraient par petits groupes et Erhman les servait, abandonnant Mahlin à ses pensées. De temps en temps, l’aubergiste lui dédiait un sourire réconfortant. Une fois la bouillie avalée, le jeune homme l’appela.
« Maître Erhman, ah.. avez-vous vu passer Shani et Aarel ? »
L’aubergiste termina de poser les verres qu’il tenait à la main puis se retourna.
« Bien sûr, mon garçon, bien sûr ! Ils sont venus il y a une heure environ, mais ma femme était là, et elle les a empêchés de monter. Tu avais besoin de dormir, il paraît. Ils ont dit qu’ils comprenaient et sont partis. Betingel a essayé de te voir également, mais Maud l’a repoussée aussi. Si tu avais pu voir son expression ! » Erhman s’esclaffa bruyamment. « J’ai bien cru qu’elles allaient se battre »
« Merci » fit poliment Mahlin. Il ne doutait pas que ce fût très drôle. Mais ce soir, il serait loin. « Je vais les rejoindre. »
Il profita de ce que l’aubergiste avait le dos tourné pour s’esquiver rapidement. Il fallait vite les trouver. Pourquoi avait-il dormi aussi longtemps ? Tant de temps gâché.
Il ne fut pas difficile de retrouver Shani : elle était sur la place du village, entourée d’une ribambelle d’enfants riants. Et Toni était avec elle.
« …et dans quelle main, maintenant ? » faisait-elle, riant elle aussi.

Des petits doigts se tendirent pour montrer sa main gauche ; d’autres sa main droite. Son bras était toujours en écharpe, mais cela ne semblait pas la gêner alors qu’elle remuait les mains. Elle les ouvrit, et les deux étaient vides. Les enfants poussèrent des cris. Shani prit l’air surprise.
« Eh bien ? elle n’est plus là ? Ce n’est pas normal ! Vous m’avez bien vue la mettre là ? » Un concert de ‘oui’. « Mais je ne comprends pas, où peut-il bien être ? » Elle agita la tête, et le ruban qui maintenait bien sagement son chignon céda. Une cascade de cheveux bruns lui tomba sur les épaules, et un rossignol en sortit en pépiant, puis s’envola. « Il était là ! » fit-elle. « Le coquin ! »
« Oiseau ! » cria une des gamines, une petite fille qui ne devait pas avoir plus de deux ans. Les enfants se bousculaient pour voir le rossignol, très haut. Bientôt il ne fut plus qu’un point noir, puis il disparut. Toni levait les yeux comme les autres
« Il est parti ? » demanda un garçonnet en clignant des yeux, cherchant à voir malgré le soleil.
« Il vit sa vie » sourit Shani en se relevant. Elle aperçut Mahlin et rosit légèrement. « Et je crois que je vais vous laisser vivre la vôtre maintenant ! »
Des cris de protestation s’élevèrent, mais elle caressa quelques cheveux, embrassa quelques fronts, et ils la laissèrent enfin partir, s’égayant dans la nature. Toni ne bougea pas. Son visage s’était fermé. Comment Mahlin avait-il pu croire un instant apercevoir en lui une âme enfantine ? Ce n’était qu’une brute.
« Tu es enfin réveillée » fit Shani en venant vers lui, rattachant ses cheveux en marchant. « Dame Maud n’était pas très commode ce matin. »
« Oui, Erhman me l’a raconté. Dis-moi, je ne savais pas que tu avais de tels talents avec les enfants ! Ils étaient tous fascinés ! »
Elle balaya ses compliments d’un revers de la main.
« J’aimerais revenir à l’époque où un oiseau me paraissait magique » fit-elle tristement.
« Moi aussi » répondit sourdement Toni, derrière elle, comme un écho.
Mahlin le regarda, puis marcha vers lui d’un pas décidé. Et lui tendit la main.
« J’ai appris ce que tu as fait pour Shani, les potions que tu as fait venir. Merci beaucoup. Vraiment. »
Toni le regarda un moment, cherchant des traces de moqueries, puis il se gratta le crâne avec embarras. Il ne s’attendait visiblement pas à cela et cherchait désespérément quoi répondre.
« Ce n’est rien » fit-il enfin. « Les choses qu’elle fait avec les oiseaux… » Il se tut. Mahlin n’insista pas.
« Comment va ton bras aujourd’hui ? »
« Très bien, je n’ai plus mal du tout. Et toi, bien reposé ? »
« On peut dire ça comme cela. Où est Aarel ? »
« Il est parti travailler dans la ferme de Jonas. Il est décidé à payer son séjour. Il y avait des bûches à couper. » Elle rit. « Il a l’habitude. »
« Tu viens ? Allons le chercher. La ferme n’est pas très loin, si je me rappelle bien ? »
« Je vais vous y emmener » fit brusquement Toni.

Deux regards convergèrent sur lui. Shani hésita un instant, puis, choisissant ses mots avec soin :
« C’est – vraiment – gentil de ta part… mais si cela ne te dérange pas, nous aurons à parler… entre nous… » Elle soupira. « Tu comprends ? »
Mahlin n’avait jamais été un bon chasseur dans sa jeunesse. Quelque passionné qu’ait pu être son père, il ne pouvait se résoudre à tuer les animaux. Leur expression alors qu’il les traquait, pleine d’incompréhension, avait hanté ses nuits. Il retrouvait la même lueur dans les yeux du fils du Bourgmestre. Ca, et puis autre chose. De la colère ?
« Bien » fit seulement Toni avant de se détourner et de partir à grands pas.
Shani leva la main comme pour le retenir, puis la laissa retomber. Elle haussa les épaules.
« Viens, Mahlin. Aarel doit nous attendre. »
Mahlin vint.
C’était le début du printemps, et il n’y avait ici pas de faux-semblants ni de magie quelconque. La nature se débrouillait très bien seule, avec sa patience habituelle, et quelques fleurs hésitantes se montraient ça et là. Les arbres reprenaient de la vigueur. Partout dans les champs, on apercevait des paysans affairés. Les semailles n’attendaient pas.
« Le soleil me manquait » fit Mahlin, s’étirant sous la lumière.
« Tu m’en diras tant.. Pourtant, tu ne sortais pas beaucoup de la bibliothèque, au château » sourit Shani.
« Disons que rester trois jours au lit m’a appris la valeur d’une promenade » répondit Mahlin d’un ton insouciant.
L’insouciance ne dura que le temps de grimper la colline. Lorsqu’il vit ce qui s’étalait sous ses yeux, son sourire disparut.
« Que les Couleurs me protègent ! » murmura-t-il.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? » fit Shani, subitement inquiète. Elle avança jusqu’à lui, puis s’arrêta, saisie.

Du haut de la petite éminence, ils pouvaient voir loin. Assez loin pour, en temps normal, apercevoir la Forêt Hurlante. Mais de forêt il n’y avait pas l’ombre. Et la vue de ce en quoi elle s’était transformée avait de quoi tourner l’estomac le plus solide.
On ne pouvait voir distinctement les détails d’ici, mais cela suffisait. Tout n’était plus qu’un gigantesque marais, une large pièce d’eau sombre sur lequel la lumière du soleil se réverbérait avec difficulté. Non, ils ne voyaient pas les détails. Mais ils pouvaient imaginer des… des animaux bouger sous la surface, des bulles éclater çà et là. A vrai dire, Mahlin sentait déjà la puanteur des arbres en décomposition accélérée.
« Que… » commença-t-il, mais Shani l’attrappa par le bras et le détourna du triste spectacle. Elle était pâle.
« Je ne veux pas savoir que. Ni quoi. Partons. »
« Mais… »
« Partons ! »
La pression était ferme, et il la suivit. Son haussement d’épaules était plus insouciant qu’il se sentait vraiment. La forêt. Dieu du Foyer, que s’était-il passé ici ? Il avait marché à travers les bois alors qu’ils se décomposaient autour de lui, mais jamais il n’aurait pu imaginer que cela se conclurait ainsi. Il frissonna. Auraient-ils été capables de franchir le marais en traversant Shani, si jamais ils s’étaient trop attardés dans le manoir ?
Il eut une pensée émue pour Aarel. Le géant avait eu raison de le secouer de son apathie. Trois jours passés, et il était toujours en vie. Et cette journée méritait bien que l’on vive. Le soleil, le printemps, et une jolie fille. Non, deux. Il se surprit à fredonner. C’était plutôt flatteur. Il avait beaucoup de choses à oublier.
« Je vois que la vue du marais t’a mis de bonne humeur » fit Shani, acerbe. Il rit.
« Non, je pensais à autre chose. C’est une belle journée, tu ne trouves pas ?»
…A votre place et sous la lune
Que ferait ce cher Galowin ?

Shani se détendit.
« Oui. Oui, tu dois avoir raison. Je suis un peu fatiguée. Ces derniers jours ont été…épuisants. »
Et qui pourrait lui reprocher
De les avoir toutes embrassées
Elle avait effectivement l’air à bout de souffle. Il réalisa alors que cela faisait bien une demi-heure qu’ils marchaient d’un bon pas. Ce n’était pas le genre d’exercice à imposer à une blessée. Ni à un convalescent, mais il se sentait bien mieux depuis qu’il avait commencé la promenade. Néanmoins, il cessa de fredonner.
« Nous ne devrions pas tarder à arriver » fit-il. « Si je me souviens bien, la ferme de Jonas est celle qui fait le coin de ces deux champs. » Quelques secondes plus tard, il eut une grimace encourageante. « Ca y est, je vois le bâtiment ! »
« Quand je pense que nous perdons près d’une heure à cause de ce grand idiot » fit Shani, essuyant la sueur qui perlait à son front.
« Il fait ce qu’il estime juste, comme d’habitude ». Mahlin haussa les épaules. « Je reconnais que ca ne facilite pas les choses. »
« Juste ? Qu’y a-t-il de juste à sarcler la terre ? » fit Shani.
Mahlin haussa les épaules.
« Nous y voilà. Passons par le pré, ce sera plus rapide. Si seulement il n’y avait pas ce mur, je… »

Shani enjambait déjà la barrière, prenant bien garde de ne pas déchirer sa robe sur les nombreux clous. Elle avait un bras cassé, était fatiguée, et pourtant ses gestes restaient fluides. Le jeune homme resta un moment les yeux fixés sur la robe qui montait et redescendait alors qu’elle passait une jambe, puis l’autre ; il sursauta nerveusement alors qu’elle se retournait…
« Je ne t’attendrai pas toute la journée ! »
…Et la suivit maladroitement. Toute son attention concentrée sur les barbelés si pointus qu’il enjambait, il ne se rendit pas compte que Shani avait stoppé net ; retombant de l’autre côté avec soulagement, il lui rentra dedans. Affolé, il lui tendit la main pour l’aider à se relever.
« Je… je suis désolé » fit-il, hésitant ; mais Shani semblait avoir à peine remarqué qu’il l’avait bousculée. Elle lui prit le bras.
« Regarde ! » murmura-t-elle.
Il regarda.

Derrière la ferme, dans un champ qui leur avait été caché auparavant par la grande bâtisse, deux formes se battaient, arme au poing. L’une était sans conteste possible Aarel. Sa silhouette se dégageait aisément sous le soleil, et il maniait avec fougue la cognée qu’il utilisait habituellement pour couper le bois. Son avdersaire était plus difficile à identifier, mais visiblement il menait la danse, à la manière dont Aarel reculait sans cesse, cédant du terrain et se laissant enfermer dans le petit bosquet d’arbres, derrière lui.
« Aarel ! » cria Mahlin, courant sans hésiter vers son compagnon. Il se sentait encore faible et ne portait aucune arme, mais ce n’était pas une raison pour tergiverser. Peut-être pourrait-il faire appel à la magie ; si seulement il n’avait pas tant mal à la tête. Il fut soulagé de voir Shani courir à ses côtés, moins soulagé lorsqu’elle le dépassa sans effort. Pourvu qu’elle ne se mette pas en danger !
Les deux silhouettes se retournèrent en les voyant arriver, et le combat cessa.

Aarel eut un large sourire et s’avança vers eux.
« Je me demandais quand tu finirais par te lever, Mahlin ! On dirait que vous allez, mieux, tous les deux ? »
Mahlin se contenta de le regarder avec un air d’incompréhension totale. Et puis, lentement, les pièces du puzzle s’assemblèrent. Aarel portait une lourde veste de cuir qui lui recouvrait le torse et les bras ; il avait également des gants. Un casque, de cuir lui aussi, lui couvrait le crâne, et la sueur lui dégoulinait dans les yeux. Il tenait à la main, non la hache que le jeune homme avait appris à connaître, mais une arme d’exercice, à la lame de bois.
Son adversaire n’était autre que Jeofah le fermier, Jeofah qui avait l’air de tout, sauf d’un fermier en ce moment. Habillé de la même manière que le colosse, c’était un homme d’âge mur ; quelques traces de gris éclaircissaient ses cheveux autrement sombres, et de nombreuses rides lui sillonnaient le visage ; des rides, et une large cicatrice qui partait de son front pour rejoindre son menton, et qui laissait inévitablement penser aux vestiges d’une blessure au sabre ; ou à la hache. Il planta son épée d’entrainement dans le sol, et sortit un large mouchoir de son sac pour s’essuyer le front. Il sourit.
« On peut dire que vous arrivez au bon moment, mes gaillards. Je suis bien trop vieux pour ce genre d’exercice, surtout sous ce soleil ! Vous me donnez une bonne excuse pour faire une pause. Ce diable de gaillard serait près à continuer toute la journée si je lui en donnais l’occasion. » Il hocha la tête. « Tu as du potentiel, mon garçon, c’est certain. Tes coups sont un peu maladroits, et tu te découvres bien trop aisément, mais ce sont là des erreurs de débutant. Je ne prétends pas faire de toi un soldat accompli, mais tu seras au moins capable de ne pas te planter ta hache dans le pied, la prochaine fois que tu t’en serviras. »
« Jamais, je l’espère » grimaça Aarel. Maintenant qu’ils s’étaient arrêtés, la fatigue le reprenait. Il tituba dans l’ombre d’un grand saule, et dut faire un effort pour que ses doigts gourds laissent échapper l’arme de bois. « Par les huit vents, je suis épuisé ! j’ai l’impression d’avoir couru durant des heures... avec l’un de vous sur le dos ! »
« Cela fait souvent cela, au début » sourit Jeofah. « La plupart des hommes sont incapables de mener un combat de plus de dix minutes sans commencer à fatiguer. Cela se voyait, dans tes derniers mouvements. » Aarel grogna. « Bien, comme je le disais, il est temps de faire une pause. Je suis sûr que vous avez beaucoup de choses à vous dire. » Il cligna de l’oeil. « Je vais chercher une bonne bouteille de Te’ssari, vous m’en direz des nouvelles ! Rien de mieux pour étancher la soif, non, vraiment. Et le nôtre est le meilleur du coin, vous savez ? Oui, je vois qu’Erhmar vous en a déjà parlé. Ce vieux brigand. » Il rit, et riait toujours alors qu’il s’éloignait d’un pas traînant, abandonnant son épée fichée dans le sol.

Mahlin le suivit des yeux un instant, puis reporta son attention sur le colosse.
« Tu apprends à te battre, toi ? » fit-il, amusé et incrédule. Shani, derrière lui, n’avait pas l’air moins surprise.
Aarel se gratta la tête avant de répondre, l’air mal à l’aise.
« Oui… ces derniers temps, j’allais souvent rendre visite à Jeofah lorsque nous étions en ville. Ce n’était pas trop dur de vous fausser compagnie, vous étiez souvent occupés par vos problèmes sentimentaux. »
« Des problèmes… » commença Shani.
« Ce n’est pas… » fit Mahlin.
C’était au tour d’Aarel de paraître goguenard.
« Peu importe. Toujours est-il que vous avez rarement remarqué mon absence ; ou bien je suppose que vous avez imaginé n’importe quoi. Une heure par ci, une heure par là, je ne me suis pas tellement entrainé, mais j’ai fait ce que j’ai pu. »
« Il y a tant de choses à savoir pour manier une hache ? » demanda Mahlin. « Après tout, cela ne doit pas être bien compliqué… du moment qu’on arrive à la soulever, je veux dire » ajouta-t-il hâtivement devant le regard calculateur du géant.
« Ne dis pas cela. C’est ce que je pensais aussi, mais il y a pourtant beaucoup à apprendre. »
« Et tu te débrouilles bien, désormais ? » s’enquit Shani.
Aarel haussa les épaules.
« Tu as entendu Jeofah. Je ne me plante plus la hache dans le pied, et j’arrive à me mettre en garde correctement. C’est déjà ça. C’est plus que j’espérais compte tenu du peu de temps que j’ai passé avec lui. Mais ce n’est certainement pas suffisant. »
Ils restèrent un instant silencieux.
« Je ne savais pas que Jeofah savait se battre » murmura finalement Mahlin, regardant nerveusement vers la large ferme, derrière eux.
« Moi non plus » renchérit Shani. « Mais maintenant que je le sais, c’est vrai qu’il en a la posture. »
« La posture ? »
« Il se tient toujours très droit, malgré les années qu’il a dû passer à sarcler la terre. Et ses yeux sont durs, même lorsqu’il a l’air content. »
« Ses yeux ? »
« On peut voir beaucoup de choses, dans les yeux de quelqu’un » sourit Shani. Mahlin baissa rapidement les siens sous son regard scrutateur. Il crut l’entendre rire doucement.
« C’était un soldat » grommela Aarel. Il remua nerveusement lorsque les deux le regardèrent, attendant la suite. « Il a participé à de nombreuses campagnes dans les armées de Ghondan, du moins c’est ce que j’ai cru comprendre. Il s’est battu contre Az lors de la Guerre Fratricide, puis a été démobilisé lorsque la paix est revenue. Avec le peu d’argent qu’il avait mis de côté, il s’est acheté une ferme dans la région, loin des combats. Il ne se passe jamais rien ici. » Il grimaça. « C’est ce qu’il pense, en tout cas. »
« Comment sais-tu tout cela ? »
« Offre-lui une bouteille de Te’ssari et il te racontera tout, ses combats, ses hauts faits, ses victoires. Il ira peut-être jusqu’à te montrer ses cicatrices, qui sait ? En tout cas, je peux dire qu’il sait se servir de son épée. Croyez-moi. »
Mahlin le croyait. L’épée d’entraînement que Jeofah avait plantée dans le sol était faite de fines lamelles de bois réunies en un curieux bouquet. Elle était conçue pour ne pas être mortelle, mais ça ne la rendait pas inoffensive. De nombreuses marques rouges striaient le torse d’Aarel, preuve de son incapacité à arrêter les coups. Visiblement, c’était douloureux. Il gémit en se baissant, agrippant sa tunique sur le sol.
« Il ne t’a pas raté » murmura Shani en suivant du doigt le contour d’une marque. « Je me demande bien pourquoi tu veux apprendre à te battre. »

Aarel cligna des yeux..
« Comment ça, pourquoi je veux apprendre ? Mais… c’est… c’est nécessaire, c’est important, tu ne penses pas ? Surtout désormais que nous sommes sur les routes, plus ou moins pourchassés, sans trop savoir où aller. C’est important. » Il hocha fermement la tête.
« Mais tu as commencé à t’entraîner avant même que le maître ne meure » fit valoir Mahlin. « Quel intérêt de savoir manier la hache lorsque l’on est destiné à être un mage ? Lorsque l’on peut faire bouillir le sang d’un ennemi de l’intérieur ? » Il hésita sous le regard de Shani. « Ce n’est qu’un exemple, bien entendu. »
« Bien entendu… » murmura la jeune fille. Elle avait l’air un peu perturbée. Par les Couleurs, pourquoi avait-il choisi une comparaison aussi imagée ? Mais déjà Aarel répondait.
« Parce que la magie est lente, voilà pourquoi ! A quoi a servi toute la science de Barel contre le poignard de son ennemi ? Il aurait aussi bien pu être un paysan plutôt qu’un mage, pour ce que cela lui a servi. S’il avait été capable de dévier le coup, peut-être serait-il encore vivant à l’heure qu’il est ! »
Ce n’était que trop vrai ; même si Mahlin se retint de faire remarquer qu’aucun homme au monde n’aurait pu agir assez rapidement pour contrer cette dague.
« Mais il est mort » fit Shani calmement. « Au lieu de discuter de ta hache, Aarel, nous devrions peut-être réfléchir à ce que nous allons faire maintenant. »
« Fuir » fit aussitôt Mahlin. « Nous ne pouvons nous permettre de… »
« Voici Jeofah » coupa Aarel.
En effet, le soldat revenait de son pas traînant, deux bouteilles à la main. Sitôt que les regards se tournèrent vers lui, il leur sourit et les héla.
« Je n’ai pas été trop long ? Impossible de mettre la main sur ces satanées bouteilles ! A croire que ma femme les cache… Pourtant, elle sait que je suis raisonnable sur ce chapitre, elle le sait ! Aaah, que les Vents m’emportent, boire après l’entraînement, ça ne fait jamais de mal. C’est la recette des guerriers !. Tiens, gamin, bois donc un peu de ça ! » Il parlait, et ce faisant il lança habilement une des deux bouteilles à Mahlin, qui la rattrappa d’un geste du poignet. « Joli mouvement ; belle coordination. Ton cas n’est pas si désespéré, on dirait. Je suis sûr qu’on pourrait faire de toi un escrimeur passable ! »
« Merci, maître Jeofah » fit Mahlin en fronçant les sourcils. Gamin, vraiment ? « Merci, mais non. »

Il déboucha la bouteille et but une gorgée. Le goût était plus fruité que ce à quoi il s’attendait ; bien qu’il ne sache pas vraiment à quoi il s’était attendu. Cela lui faisait penser, vaguement, au jus d’orange qu’il avait l’habitude de boire, étant enfant. Vaguement. Et puis la chaleur explosa dans son ventre, et il se mit à tousser.
« C’est la première fois que tu bois du Te’ssari, n’est-ce pas ? » demanda Jeofah, tête inclinée vers la gauche, l’air amusé. « Oui, je m’en doutais. Même les fermiers les plus endurcis ne boivent pas aussi vite ! Et les Vents savent qu’ils ont de la pratique, dans ce village. »
Du Te’ssari ? Mahlin avait le ventre en feu. Comment pouvait-on boire cela à longueur de journée ? Il toussa et cracha.
« Vous devriez vous en servir pour dégraisser les portes » parvint-il enfin à articuler.
« Certains y ont pensé » sourit le fermier « mais le métal n’est pas assez solide. Bien, si tu as fini avec la bouteille, fais-la passer. Tu n’es pas le seul à vouloir boire, ici ! »
Shani déclina poliment l’invite, mais Aarel prit une gorgée avec une sombre détermination. Son visage ne changea pas d’expression alors qu’il rendait la flasque à Jeofah.
« Vous voulez aussi apprendre à vous battre ? » fit le fermier après s’être désaltéré. Désaltéré ! « Cela me fait plaisir d’apprendre un peu à des jeunes comme vous ; ca me rappelle mes campagnes. Les jeunes du village ne m’ont jamais rien demandé, à croire que cela ne les intéresse pas. Dieu du Foyer, je me rappelle mon enfance, j’aurais donné n’importe quoi pour manier une épée ! » Il hocha tristement la tête. « Les temps changent, mes enfants, les temps changent. »
Il y eut un silence, mais Mahlin avait enfin récupéré de sa quinte de toux.
« Ca serait avec plaisir, mais je crains que nous ne devions partir rapidement. Nous… » Il s’interrompit au coup de coude de Shani.
Les yeux de l’homme s’étaient arrondis.
« Partir ? Partir d’ici ? Mais où voulez-vous aller, mes enfants ? » Il s’assombrit. « J’ai entendu parler de ce qui est arrivé, bien entendu. Tout le monde est au courant, ici. Pauvre Seigneur Khorr. Je ne comprends pas pourquoi ces mages ont fait cela. Détruire la forêt, détruire votre château. Ils devaient certainement avoir une rais_ » il s’interrompit, réalisant ce qu’il impliquait. « Je veux dire… personne ne comprendra jamais les motivations des mages. Pas moi, du moins. Ils sont trop étranges, si vous voyez ce que je veux dire. » Shani hocha la tête comme si, elle aussi, comprenait. « Je ne veux pas dire du mal d’eux, je suis un bon citoyen de l’Empire, vous savez. J’ai versé mon sang pour eux, dans certaines batailles, et je serais prêt à le faire de nouveau. Mais je trouve que certains se comportent vraiment de manière étrange. A croire qu’ils se pensent au-dessus de toutes les lois, au-dessus de toute éthique… » Il s’interrompit pour boire de nouveau, s’essuya la bouche, et reprit avant que quiconque ait pu l’interrompre. « Parfois, je me demande si cela vaut vraiment la peine de les tolérer. »
Aarel, qui était resté jusque là les yeux dans le vague, sursauta nerveusement. Il n’avait pas besoin de les regarder pour savoir que Mahlin et Shani étaient aussi mal à l’aise.
« Sans eux, nous ne pourrions nous défendre lors du retour du Maudit. Seule la magie peut le vaincre, vous le savez bien ! Les mages nous ont sauvé il y a mille ans, et ils nous sauveront de nouveau à Son retour. »

C’était la base de la catéchèse, les prières que l’on enseignait aux enfants en bas âge, le précepte jamais remis en cause.
Ils vivent dans la Lumière de la Connaissance et affronteront le Maudit à sa sortie de la tombe. Car Sa mort jamais n’est définitive, mais toujours il trouvera les Mages sur son chemin.Gloire aux Mages, protecteurs de la Vie, protecteurs de l’Honneur, protecteurs de l’Humanité. Puissent-ils à jamais nous libérer de l’Ombre.
Inconsciemment, tous firent le signe des Mages, dessinant de l’index une courbe dans les airs. Ce signue, universellement connu, était censé représenter l’Arc-En-Ciel dont les mages tiraient leur pouvoir. Puisse la Courbe briller sur toi était une bénédiction fréquente.
Jeofah les regarda se signer avec un air sombre, et il se gratta machinalement la barbe.
« Oubliez ce que j’ai dit. Je ne suis qu’un vieux soldat fatigué, qui n’a encore jamais rencontré le Maudit, mais qui a fait plus de rencontres que nécessaires avec des Sorciers de mauvaise humeur. A mon âge, on préfère les faits concrets à une hypothétique menace. »
Mahlin fronça les sourcils. Hypothétique menace ? Il n’y avait rien d’hypothétique là-dedans, le retour du Déchu était clairement prophétisé. Sans qu’il n’y prenne garde, les paroles du Barde, en cette journée – cela semblait faire si longtemps – lui revinrent à l’esprit. Et le Marcheur des Ombres s’enfuit, vaincu, panser ses blessures qui ne saignaient pas. Un jour, il reviendra, pour étendre son empire sur le Monde. Mais les Mages seront là pour nous protéger, comme ils le font depuis le commencement des temps. Ils le vaincront.

Lorsqu’il était enfant, avant d’être enlevé par Barel, Mahlin avait souvent rêvé de devenir un sorcier, de se servir de ses pouvoirs pour corriger les injustices et, peut-être, se dresser face au Déchu dans la Bataille Finale. Même après avoir vu comment certains mages se comportaient, comme ce fou orgueilleux vêtu de blanc, ou cet assassin en toge violette, il ne pouvait imaginer une seule seconde que le monde se passât des mages. Lorsque le Déchu reviendrait, ce serait leur sang qui coulerait pour protéger celui du fermier qui, devant lui, prenait sa troisième gorgée de Te’ssari. Il grinça des dents.
« La menace est réelle » fit Shani d’une voix douce, résumant le sentiment général. Elle parvenait, d’une manière ou d’une autre, à prendre un ton gentiment réprobateur tout en mettant les gens à l’aise. « et les mages sacrifieront un jour leur vie pour vous. Peut-être cela devrait-il excuser nombre de leurs débordements ? »
Jeofah grogna sourdement.
« Si tu le dis, fillette… si tu le dis. » Shani se tenait soudain le dos bien droit, certainement vexée de se faire appeler ainsi. « Tout ce que je vois, c’est une forêt magnifique réduite à l’état de marécage. »
Il n’y avait rien à répondre à cela. Même assis sur le sol, ils profitaient du point de vue, et le marais s’étendait à l’horizon, une longue tache foncée qui reproduisait exactement la forme de ce qui avait été un bois. Les jeunes gens s’enfoncèrent dans un silence inconfortable, et le fermier secoua la tête.
« Voilà que je me laisse emporter, et que je vous rappelle des souvenirs douloureux. Ma femme a raison, lorsqu’elle dit que je ne fais jamais attention à ce que je dis. Même si je suis surpris que vous respectiez encore les mages après ce qu’ils vous ont fait. »
Mahlin eut un rire sans joie ; respecter les mages ? Qu’aurait dit Jeofah s’il avait su qu’eux-mêmes en étaient.
« Nous ne pouvons blâmer tout l’Ordre pour les actions d’une poignée d’entre eux. Il y a des brebis galeuses dans tout troupeau. Mais j’entends bien me venger.»
Deux regards surpris – non trois – se tournèrent vers lui, mais il ne desserra pas les poings. Les mots lui étaient venus naturellement à l’esprit, et ils sonnaient vrai. D’une manière ou d’une autre, Dous allait payer. Comment, il ne le savait pas encore. Mais ce mage avait commis l’erreur de les laisser en vie, et il n’allait pas tarder à le regretter.

Il sentit le goût du sang dans sa bouche, et ne se rendit qu’alors compte qu’il se mordait la lèvre avec force.
« Ce sont des pensées qu’il vaut mieux ne pas avoir, mon garçon » fit tristement Jeofah. « Et quand bien même tu les avais, garde-les pour toi. Je ne suis qu’un vieillard qui ne veut de mal à personne, mais nombreux sont les gens qui te dénonceraient comme traître à l’empire pour avoir simplement mentionné cette idée. » La bouteille de Te’ssari était presque vide à présent. « Les mages ont tout pouvoir, ici. »
« Connaissiez-vous bien le seigneur Khorr ? » fit soudain Aarel.
Tous se tournèrent vers lui, surpris par le brusque changement de sujet. Mais son regard ne cilla pas.
Jeofah hésita, regardant avec convoitise le fond de la bouteille.
« Connaître est un bien grand mot, mon garçon. Personne ici ne le connaissait vraiment, vous savez. Il ne venait pas très souvent au village, et ce n’était pas le genre de noble qui se mêle avec le peuple, si vous voyez ce que je veux dire. Conscient de sa position et de sa fortune, même s’il ne paraissait pas dédaigneux. Il faudrait que vous demandiez à d’autres habitants de Longue-Rivière. Pour ma part, depuis huit ans que je suis ici, je n’ai dû le voir que quatre ou cinq fois. Il faut dire que les travaux des champs, ça occupe. »
« Mais il était déjà installé ici lorsque vous avez acheté votre ferme ? » demanda Aarel.
« Eh bien, oui, pourquoi me demandez-vous ça ? Vous devriez le connaître mieux que moi, après tout, vous viviez chez lui. » Ses yeux s’étrécirent. « Mais j’y pense, maintenant qu’il est mort, vous n’avez plus d’endroit où aller, n’est-ce pas ? C’est l’inconvénient de vivre en ermite. Tout à l’heure, vous m’avez dit que vous vouliez partir. Pour aller où ? Je suis prêt à parier que vous n’avez pas même l’argent pour survivre une ou deux semaines sur les routes. » Personne ne broncha. Mahlin savait qu’ils possédaient sans aucun doute de quoi acheter la ferme de Jeofah, et de nombreux bijoux à côté. « Je n’arrive pas à vous imaginer réduits à mendier, surtout la petite. » Il n’allait certainement pas réussir à entrer dans les bonnes grâce de la jeune fille s’il continuait ainsi, à voir le crispement de ses lèvres. « Je ne sais pas si quelqu’un vous a déjà parlé de ça, mais je suis sûr que nous pourrions vous trouver du travail dans les différentes fermes ! Moi-même, j’aurais probablement besoin de quelqu’un au moment des moissons, et je connais quelques amis qui se plaignent continuellement du manque de bras. Je suis sûr que vous pourriez convenir. »

La bouteille était désormais vide. Comment l’homme parvenait à parler aussi aisément après tout ce qu’il avait bu, Mahlin se le demandait bien. Il consulta ses compagnons du regard, mais sa décision était déjà prise. Si eux voulaient rester ici, grand bien leur fasse. Pour sa part, il avait d’autres projets.
« Nous connaissons un ami du seigneur Khorr, à Cardiv. Il pourra certainement nous reprendre à son service. Je pense que nous avons assez d’argent pour survivre jusque là. Mais votre proposition nous touche beaucoup. »
« Et je ne suis pas une gamine » grommela Shani, trop doucement pour que Jeofah l’entende.
Le fermier secoua la tête.
« Puisque votre décision est prise, je ne tâcherai pas de la changer. Je sais cependant que quelques-uns vont vous regretter, par ici » Etait-ce un sourire ironique, qu’il cherchait à cacher ? « Réfléchissez bien à tout cela ! Pour ma part, il faut que je m’occupe de mes champs. » Il se leva avec souplesse, et dégaine son épée pour saluer le groupe. Une vraie épée, de bon acier, même si elle semblait quelque peu émoussée. Il parut sur le point de rajouter quelque chose, mais finalement partit à grands pas. Ce ne fut que quelques mètres plus loin qu’il se retourna, le visage sérieux. « Et rappelez-vous, quoi que les mages vous aient fait, la vengeance n’est jamais une solution. A trop se rapprocher du feu, on se brûle. »
Il repartit, murmurant dans sa barbe. Les trois se regardèrent, perplexes.
« Qu’est-ce qu’il a voulu dire ? » commença Mahlin.
« Qu’est-ce que tu as voulu dire ? » coupa Aarel. « Qu’est-ce que c’est que ces histoires de vengeance, et d’ami à Cardiv ? »
« Sans compter que tu décides pour nous. Peut-être ai-je envie de rester ici, après tout » renchérit Shani.
Mahlin leur fit face sans frémir.
« Je ne vous oblige à rien. Mais cela me paraît mal indiqué de rester ici alors que Dous nous recherche. Mieux vaut être le chasseur que le chassé, et… »
« Je ne suis toujours pas convaincu qu’il veuille nous tuer » musa Aarel. « Si telle était son intention, nous serions morts depuis longtemps. Nous ne sommes probablement pas assez important pour qu’il porte son attention sur nous. »
« Probablement ? Probablement ? Tu es prêt à risquer ta vie sur une simple chance ? »
Aarel le regarda, obstiné, mais Shani intervint. Calme, douce Shani, qui parvenait toujours à se faire entendre, même lorsqu’elle disait des bêtises. Non qu’elle en dise souvent. Et certainement pas en ce moment.
« Je pense en effet que nous devrions partir le plus rapidement possible. Nous n’avons que trop traîné par ici. Il faudrait… »
« Et pour aller où ? C’est bien beau de dire à Jeofah que nous connaissons du monde à Cardiv, mais c’est faux ! »
« Nous avons de l’or » observa Mahlin, confiant. « Assez pour nous permettre de nous loger et de survivre le temps de… »
« Le temps de quoi ? C’est bien là le problème. As-tu la moindre idée d’où nous pourrions aller ? »
« Sheol semble être un bon choix » murmura Shani. Assez bas pour que les deux prêtent l’oreille. Ils sursautèrent de concert.
« Sheol ? Mais que veux-tu que nous fassions là-bas ? » protesta Mahlin
« C’est l’endroit que semblait redouter Maître Khorr » renchérit Aarel.
« Dous doit se trouver à Sheol, lui aussi ; ou bien y retourner de temps en temps. Le fait est que nous risquons beaucoup plus de le rencontrer là-bas qu’ailleurs. C’est ridicule ! » continua Mahlin.
Shani ne se laissa pas démonter pour autant. Elle se troublait rarement lorsque sa décision était prise.
« Sheol est aussi la ville de l’Université. J’ai pour ma part l’intention de reprendre ma formation, même si cela veut dire repartir de zéro. » Elle balaya d’un geste les objections de ses compagnons. « Et nous sommes certainement capables de nous déguiser assez bien pour qu’on ne nous découvre pas. »
« Shani, sois raisonnable » argumenta Mahlin. « Dous a sûrement dû faire un rapport – comment ne le ferait-il pas, avec autant de morts – et il est probable qu’il n’a pas raconté la vérité. Qui sait s’il n’a pas donné nos descriptions et nous a chargés des pires crimes ? »
« Ce serait bien de lui » acquiesca Aarel. Ses poings se serrèrent.
« J’aimerais reprendre mes études autant que toi, Shani. Mais je crois vraiment que ce serait se jeter dans la gueule du loup. »
Mahlin se surprit à regretter la deuxième bouteille de Te’ssari, que Jeofah avait emmené avec lui. Il aurait bien eu besoin d’un petit remontant. Sûrement, s’il buvait prudemment, cela ne pouvait lui faire de mal.
Shani, les bras autour des jambes, le regardait intensément.
« N’est-ce pas toi qui parlait de vengeance il n’y a pas cinq minutes ? Où est passé ton courage ? Tu… »
« Il y a une différence entre courage et folie » coupa-t-il, les dents serrées. « De plus, tu l’as peut-être oublié, mais je… je… » Mais je suis un mage noir, que les Couleurs me pardonnent ! « Qui donc pourra m’enseigner, moi ? Je ne pourrai certainement pas aller à l’Université. » Il réussit à rire, un rire qui ressemblait à un coassement. « Vous avez entendu le Maître ? N’importe quel mage me tuera sans hésiter s’il sait ce que je suis » Mais comment fais-je pour parler aussi calmement de ma propre mort ? Je dois être devenu complètement fou ! « Et tu veux que nous nous rendions dans la seule ville où ils pullulent ? Sans moi ! »
« Il n’a pas tort » fit valoir Aarel. Le géant s’était laissé choir sur le sol, et s’appuyait désormais sur le tronc de l’arbre, tapotant de l’index le manche de sa hache. « J’ai bien l’impression que tu cherches à mettre la main dans un nid de guêpe, Shani. »
La jeune fille n’était pas prête à abandonner la partie.
« Vous n’êtes pas curieux de connaître la raison du meurtre de notre maître ? Moi, je le suis. Je n’aime pas du tout être pourchassée pour des raisons que je ne connais pas, et j’entends bien comprendre ! Avec, ou sans vous ! »
Les deux garçons se regardèrent. Mahlin se gratta la tête.
« Maître Khorr a bien dit que je pouvais utiliser l’Arc-En-Ciel à travers le Noir. Je pourrai peut-être faire illusion… »

Il fronça les sourcils. Cela risquait d’être dangereux. Pire, suicidaire. Mais cela faisait déjà quelques jours qu’une pensée obscure le titillait, une idée furtive qui ne voulait pas s’en aller quels que fussent ses efforts. C’était ridicule, et pourtant…
La magie noire était peut-être hors-la-loi; cependant le maître était capable de s’en servir, tout en se faisant passer pour un mage vert.
Si lui y était parvenu, pourquoi pas d’autres ?
Il serait surprenant que Mahlin soit le seul être humain capable de voir le Noir. Il devait forcément y en avoir d’autres. D’autres individus, tels le maître, assez habiles pour dissimuler leur secret et se faire passer pour d’autres. Oui…
Plus il y pensait, plus cela paraissait évident.
Et si vraiment il était, lui, un mage noir… alors peut-être la meilleure chose à faire, dans son état actuel, était-il de se mettre en contact avec ses semblables, et…
Il cligna des yeux.
« ...fait, Mahlin ? »
Aarel lui parlait. Perdu dans ses pensées, il n’avait rien entendu, et il esquissa une grimace contrite.
« Je.. je pensais à autre chose. Je crois que, finalement, Sheol est une aussi bonne destination qu’une autre. »
Quel meilleur endroit pour chercher ses semblables qu’à l’Université ?
« Pardon ? » Aarel ouvrit des yeux longs et, de saisissement, cessa d’astiquer sa hache. « Qu’est-ce qui te fait changer d’avis ainsi ? Tu le disais toi-même, c’est mettre la main dans un nid de guêpes ! »
« Nous pouvons aller ailleurs, si tu veux » fit Shani après un temps de réflexion. « Au moins le temps de nous faire oublier. Il sera toujours temps de reprendre nos études lorsque nous serons certains que Dous ne pense plus à nous. Nous avons assez d’argent pour survivre pendant ce temps. »
Mahlin haussa les épaules. Il hésita à leur parler de ses intentions, mais une méfiance instinctive l’arrêta.
« Non, vous aviez raison. J’ai, moi aussi, envie d’apprendre la magie. Nous savons désormais que nous avons du potentiel, à nous de l’exploiter ! Ce sera impossible sans maître. Et, plus que tout, je tiens à me venger de Dous.»
C’était vrai aussi.
« Ne sois pas ridicule » le rabroua Shani. « Quand bien même tu pourrais l’affronter, tu sais très bien que tu es trop inexpérimenté. Tu te ferais tuer ! »
« C’est bien pour cela qu’il faut que je suive l’enseignement de l’Université ! Que nous le suivions. »
Aarel le regarda longuement, puis finit par hocher la tête.
« Très bien. Si tu tiens à mourir, ce n’est pas moi qui t’en empêcherai. Sheol, donc ? »
Mahlin attendit le hochement de tête de Shani, puis :
« Partons le plus tôt possible. Il vaut toujours mieux être le chasseur que le chassé »
Shani le rattrapa après quelques pas, et ils marchèrent un instant en silence, côté à côte. Aarel, derrière eux, fila vers la ferme faire ses adieux au vieux fermier.
« Tu as changé » fit finalement Shani. « Tu es plus… moins… indécis qu’avant. »
« Nous changeons tous »
Plutot d'accord avec Kiki, même si c'est visiblement nécessaire ça devient peut-être un peu mou...

Ca m'empêche pas d'aimer

par contre je te conseille de passer comme je viens de faire ton doc word au correcteur orthographique, c'est long pour l'ensemble des chapitres mais on y trouve des trucs marrants. Ce qui m'a marqué :

- on ne dit pas ésotérie mais ésotérisme
- on ne dit pas crispement mais crispation
- attraper ne prend qu'un seul P (il l'attrapa et pas il l'attrappa)
- on ne met pas d'espace entre << et le texte
- pareil entre le texte et >>

<repart en sifflotant>
Pourquoi n'essaient ils pas (Shani et Mahlin en tout cas) de nouvelles choses avec la magie, ils ont les livres à étudier, et leurs succès de la nuit précédente devraient les encourager !
Et il a quoi le dragueur fou ? Il est tout morose.

Quel est le lien entre Khorr et l'histoire du Déchu ? Qui est Dous, comment connaissait-il le maître, est-il lui aussi un mage noir ?
Où se cache le Maudit ? Mahlin le croisera-t-il lorsqu'il se plongera dans le Noir ?

La suite quoi
Citation :
Publié par Marlon Brando
QQun peut résumer savoir si ça vaut la peine que j'use mes yeux à lire cette chose ?
il est toujours bon de lire, un chapitre tous les deux jours c'est pas la mort, et la méthode imprimante est une bonne solution pour tes yeux fragiles

(tu n'auras donc pas de résumé de ma part, lit le chapitre 1 et tu verras bien si tu as envie de lire la suite)
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