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Il existe, sur ces forums, un certain nombre de posts relatifs au MMORPGs et aux abus qu’ils peuvent occasionner.
Ces problèmes, cependant, demeurent latents, n’émergeant parfois que pour mieux être refoulés. En effet, les exposer trop longuement, ou trop clairement, serait susceptible de provoquer, chez les joueurs concernés des réaction peu nuancées. En fait, de les exposer nus à la brûlante lumière de la mauvaise conscience. Ou peut-être, plus simplement, de les faire rire. Auquel cas paix à leurs âmes, ou ce qu’il peut en rester.
Pour qui ne connaît pas nos royaumes virtuels, et qui oserait soulever un coin du rideau pour les parcourir de son regard novice, que d’étonnement... Comment un esprit rationnel pourrait-il ne pas sursauter à la mention de 8 heures de jeu par jour, sur une période de plusieurs années ?
La communauté des joueurs, avec son habituel génie du raccourci mêlé à son infantile obsession de l’anglicisme, a forgé son propre terme de mépris, mi-ironique, mi-hypocrite, à l’égard des zombis dont il est ici question : les « no life ».
Le no life occupe dans l’imaginaire de la communauté des joueurs un statut ambigu.
Il détient, grâce à ces innombrables heures de jeu, d’un statut sans commune mesure avec celui du joueur moyen. Equipé d’objets plus rares et plus onéreux, jouissant d’un statut enviable dans le système social de son univers, grâce à ses nombreuses connaissances (conséquence logique d’une assiduité accrue), il a su se frayer une place parmi les élus, ceux qui, grâce à une importante différence arithmétique (10L, par exemple, dans le système DAOC, ce qui constitue un impressionnant +7 par rapport à une moyenne flottant probablement autour de 3L. Traduire : une année de présence assidue dans les vertes prairies d’Emain). Il est donc envié. Furieusement. Par tous. Plus ou moins, il est vrai. Furieusement quand même.
Cependant, et doit-on voir dans cette réaction paradoxale la vertu de leur derniers lambeaux de raison ?, un soupçon de mépris se glisse dans le regard des joueurs, toisant nos héros de la durée. C’est qu’il a fallut, en sacrifier, des rayons de soleil, des rires innocents dans l’odeur printanière des fleurs fraîchement éclose, pour en arriver là. Le no life, alors que le reste de l’humanité dévorait la vie avec des dents que nul dentier ne remplacera jamais, asséchait ses doigts, au fin fond de sa crypte souterraine, sur de froides touches, asphyxiait le blanc de ses yeux contre la surface plate et sanguinaire d’un écran.
C’est cher payé le +7 précédemment cité, se dit notre vaillant, et jaloux, joueur lambda.
Certes, c’est aiguillonné par la jalousie la plus tenace, qu’il nous délivre le commentaire. Eblouit par l’armure introuvable (+5 en terreur sacrée). Dissout par l’ineffable beauté de l’inconcevable épée (+6 en fracassement de l’âme). Abandonné loin, si loin derrière par le titre de « Maître du néant » (x puissance y xp) qui accompagne, comme une invisible couronne, partout où il va, notre champion.
(Il faut constater, à la louange de nos mondes truquée, qu’il suffit de remplacer « arme » ou « armure » par un quelconque signe extérieur de réussite propre à notre bon vieux cloaque d’ici-bas, pour obtenir un résumé fidèle de l’endroit où nous avons le déshonneur de vivre).
Mais a-t-il tort pour autant ? Voilà qui mérite, peut-être, notre attention.
Souvent épinglés sur ces forums, souvent pour des fanfaronnades bien réelles, parfois bien étrangement, le no life rétorquera bien souvent :
« Et alors ? Qu’est-ce que ça peut vous faire ? »
Il s’agit bien effectivement d’un choix. Mais nous quittons alors l’univers factice du jeu, où, en définitive, tout problème peut-être levé par la simple évocation du fait qu’il se rapporte à un monde « qui n’est pas vrai », ou l’on joue « pour s’amuser, et non pour se prendre la tête », pour rentrer dans le domaine de la vraie vie, la nôtre, qui est une affaire assez sérieuse pour poser quelques instants son fardeau et réfléchir un tantinet à ce qu’on va pouvoir faire avant de crever. Bref, on entre de plein pied dans le domaine aride de la Morale, au sens strict du terme.
Le but avoué de nos chers jeux, si l’on en croit l’avis général, est « de s’amuser ».
Noble objectif.
Il n’en reste pas moins, quoi qu’on en dise, que de consacrer l’essentiel de son temps à ce qui rentre a priori dans la catégorie « loisirs » peut paraître à juste titre suspect. J’ose supposer que nombre de joueurs ont déjà fait l’expérience de cet irrésistible attrait du jeu, qui a pu les pousser à délaisser les secteurs plus « traditionnels » de l’existence. Les témoignages, ici, abondent assez.
Sorte de trou noir, de force, de vacuité irrésistible, contre laquelle notre âme impuissante ne peut rien, et se retrouve irrésistiblement attirée, pour finir dans l’enfer du jeu.
A ce stade, le doute n’est plus permis. Ici le psychiatre, le sociologue trouverait un terrain d’étude encore vierge et fertile. Seule un disfonctionnement majeur dans la vie « réelle » peut expliquer une telle fuite vers un tel néant. Les rouages, quelque part, se sont grippés. Quelque chose ne va plus.
Et l’on fuit la vraie vie dans l’illusoire.
Sans doute, arrivé à ce stade, les hurlements des concernés retentiront. « J’ai une vie sociale et professionnelle normale, quoi qu’on en dise ! ».
J’ai moi-même sombré dans le jeu, dans son acception la plus générale, comme dans une drogue. Je fuis. Je n’en finis plus de fuir. Moi-même. La réalité. Et toute prétention à une existence dont je serais satisfait, que je pourrais regarder sans rougir. J’ai pourtant une vie professionnelle, et, si nulle soit ma vie sociale, une compagne.
J’en suis arrivé à haïr le jeu. Pour tout ces moment d’ennui et de vacuité que je préfère passer « IG », à répéter les même gestes stupides, rituels et vains. Les bons moments existent, c’est indéniable. Seuls eux, d’ailleurs, nous empêchent de fuir en hurlant. Nous enchaînent au jeu.
Que de portes claquées, sitôt réouverte. J’ai essayé. Rien à faire. D’autres ont sans doute plus de courage, de volonté. Je les salue, je les envie, aussi.
On jette la pomme, dégoûté. Mais c’est pour aller fouiller frénétiquement, la minute qui suit, dans la poubelle qui l’a vue disparaître.
Une majorité de joueurs, peut-être même une très large majorité de joueurs, arrive à trouver un équilibre et à savourer les quelques heures hebdomadaires qu’elle consacre à leurs aventures. Il ne s’agit pas ici de sombrer dans une attitude caricaturale qui consisterait à stigmatiser tous les joueurs comme des « drogués » ou des déviants. Il s’agit de parler d’une petite minorité.
Triste minorité.
Le no life type, radieux, solaire, rayonnant du haut de son prestige, n’est sans doute lui-même que l’exception parmi une plus grande communauté de joueurs ternes et anonymes noyant leur temps en d’innombrables avatars moyens, dans tous les sens du terme.
Que faire de sa vie est, certes, une question qui reste ouverte. Il est toujours périlleux de recommander ou de condamner quelque choix que ce soit sans passer pour un moralisateur obtus. Le débat est trop complexe pour être contenu dans une seule parole, dans un seul avis, si complexe soient-ils.
Pour ma part, j’espérais autre chose. D’avantage.
Quelques anecdotes extrêmes (c. f. un post sur des coréens littéralement morts devant leur écran) font froid dans le dos. Là, la pathologie devient évidente.
Misère de ces semblants de monde, égouts où vont forcément se diluer nos âmes liquéfiées.
Ils pourraient être meilleurs, certes. Mais même meilleurs, ils ne seront jamais que reflet. Pâle, triste reflet.
Quand le faux prend le pas sur le vrai, quand le figé usurpe la place du vivant, il y a de quoi s’effrayer. Je ne parle pas en tant que personne extérieure au processus, mais en tant que victime broyée en son centre exact.
Et pourtant, à en entendre d’autres, mon cas ne pourrait être considéré que comme bénin...
Nous avons, quelque part, tous perdu.
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