Ce rêve... Combien de fois s'était-il réveillé encore sous le choc, ayant perçu les cris stridents qui se détachaient de l'épais brouillard de ses songes. Ces cris, il les entendait chaque nuit, véritables parasites de son sommeil, ineffable vision de la souffrance incarnée. En cette période sombre où l'Inquisition semblait plus meurtrière que la Guerre elle-même, il n'en parlerait sûrement à personne, espérant que son sommeil s'apaiserait avec le temps.
Aussi n'avait-il pas vingt ans quand la Guerre éclata. De ce conflit, il ne connaissait que les nouvelles qui parvenaient à ses oreilles, souvent déformées par les érudits de Camelot, glorifiant les exploits des troupes Albionnaises parfois au détriment de la vérité. Depuis la mort du Roy Arthur,le peuple de Camelot se trouvait orphelin, et rien n'empéchait désormais les troupes des contrées de Midgard de marcher sur les terres Albionnaises. Le Roy n'ayant pas de descendant, il eut fallu s'organiser pour contenir les Midgardiens. Deux citadelles furent construites en hâte, derniers remparts d'un Albion libre, par les sujets du Roy. Depuis plusieurs mois déjà les forces Albionnaises résistaient, l'avancée de l'armée ennemie étant stoppée.
Broq aimait ces récits de batailles, et trépignait à l'idée de se battre un jour pour son Royaume, aux cotés des valeureux Paladins qui servaient le Roy de son vivant. Son intendant ne l'entendait pas de cette oreille.
Fier représentant de la noblesse Albionnaise, le Comte Fenthick avait recueuilli Broq à la mort de ses parents, alors qu'il n'avait pas encore six ans. Il habitait une riche propriété sur le domaine de Prydween, bien que le Seigneur et lui ne s'entendaient guère. Le Comte ne se privait pas de se moquer ouvertement de son air un peu gauche de Highlander bourru dans les receptions qu'organisait le Seigneur Prydween avant la Guerre. A l'inverse, Broq admirait cette icône de l'armée Albionnaise. Bien que retiré depuis plusieurs années des tumultes des batailles, Prydween avait été désigné par le Roy pour former les nouvelles recrues au combat rapproché. Aussi une annexe de son château avait été transformée en véritable camp d'entrainement pour tous ceux qui, comme Broq, souhaitaient un jour se battre dans l'armée, même si plusieurs d'entre eux n'étaient ici que pour espérer approcher le vrai paladin qu'était le Seigneur Prydween. Ce dernier voyait en Broq un allié qui ne se privait pas de le défendre pendant les diners mondains, qui lui semblaient bien plus difficiles qu'une bataille en territoire ennemi, tant les convives se régalaient de le voir baisser les yeux devant leurs paroles acides et leurs voix acérées.
Aussi il arrivait au jeune Breton de fuguer, d'échapper aux livres et aux manuscrits que lui imposait de lire le Comte, pour aller retrouver les élèves du château Prydween, et se former à l'usage des armes avec eux. Bien sûr le Seigneur Prydween était au courant de ces fugues ponctuelles, mais fermait les yeux devant tant d'envie d'apprendre et de capacité d'écoute.
Un matin Broq fut tiré de ce sommeil léger qu'il peinait à établir un fois passée l'épreuve nocturne du cauchemard quotidien. En moins de temps qu'il n'en fallut pour le dire, Broq fut tiré du lit par le bruit incessant des serviteurs du Comte vidant ses armoires, pliant sa garde-robe. Il s'adressa à l'un d'eux :
"Que signifie tout ceci?
- Le Comte Fenthick nous a ordonné de préparer les affaires de Monsieur. Monsieur doit être pret quand les gens du Seigneur Prydween viendront le chercher.
- Mais..."
Le Comte entra dans la chambre, interrompant Broq.
"Tu pars, Prydween a acheté ta liberté. Tu n'as plus rien à faire ici, tu finiras sans doute aussi ecervelé que cette brute, cela semble te convenir. Que je ne te revoie plus, tes parents auraient honte de toi s'ils te connaissaient cet esprit belliqueux."
Ce n'était pas la première fois que le Comte évoquait les parents de Broq, sans avoir aucun impact sur ce dernier. Que savait-il de ce que penseraient ses parents? Fenthick s'était toujours fait passer pour un de leurs amis, mais on racontait qu'il ne s'occupait du jeune Breton qu'afin d'obtenir la prime créée par le Roy pour subvenir aux besoin des orphelins en ces temps troublés.
Rien ne pouvait ébranler le bonheur dans lequel fut plongé Broq. Il allait enfin, à l'aube de sa vingtième année, pouvoir entreprendre ce dont il rêvait depuis trop longtemps. Il ne lui fallut que quelques minutes pour plier bagages, les lourdes malles remplies d'étoffes et de livres semblaient ne rien peser. Tout son être paraissait léviter à quelques centimètres du sol, tant il était ivre de bonheur. Les yeux pétillants et les bras bien chargés, il quitta le domaine de Fenthick sans se retourner un seul instant, marchant droit vers son destin.
|