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Le chant s’éteint doucement dans la chapelle. Les murs de pierre font résonner encore quelques instants la louange puis le silence reprend possession du lieu. Lui qui a si souvent régné en maître absolu ici. Pendant des siècles, le lierre, les ronces et les pierres de plus en plus branlantes dissuadaient même les plus pieux de la moindre oraison. Et puis, ils sont venus se réunir, pour comploter, pour tramer et pour prier. Pendant plusieurs années, jusqu’à ce que leur folie les détruise. Un seul à présent revient en ce lieu. La dernière flammèche de ce qui fut autrefois un invincible flambeau et qui a été aspiré goulûment par la suprême noirceur. Le moine relève mélancoliquement la tête. L’heure n’est plus au passé, la balle ou plutôt le fragment est de nouveau dans son camp. Une rapide génuflexion et le voilà dehors. La ville n’est pas loin, il la rejoint en quelques minutes. Et là, il se laisse guider par sa vision et le lien qu’il a su créer.
Quand Lugh se réveilla, il trouva un étrange personnage assis sur son fauteuil favori. Bien qu’il adore faire ce genre de farces à des amis, il se rendit compte qu’il est bien désagréable d’avoir un importun avant même d’être rasé. Qui plus est sans être menaçante, la silhouette restait inquiétante : comment ce moine était-il entré chez lui ? que lui voulait-il ? sûrement pas la mort car il aurait tenté l’attaque pendant le sommeil.
« Pardonnez, mon intrusion, je vous en prie. Je me suis permis d’attendre ici votre réveil. Un affût devant votre porte vous aurait été plus dommageable m’est avis.»
« Pourquoi, t’as si mauvaise réputation ? », répliqua Lugh hargneux.
« Et bien, en tout cas j’ai quelques ennemis, ou plutôt nous avons quelques ennemis communs », précisa le moine.
« De quoi parles-tu ? Quels ennemis ? Ceci est du charabia imbuvable, allez, barres-toi avant que je m’échauffe. », commença Lugh que le ton calme et les manières doucereuse de son vis-vis énervait peu à peu.
Le moine le regarda l’air peiné ;
« Auriez-vous oublié ceci ? », fit-il en élevant le joyau dérobé la veille. « Vous devriez comprendre que ce n’est pas une babiole et que son acquisition entraîne de lourdes conséquences. »
« Comment le saurais-je ? Qu’est-ce que tu veux dire ? », répondit Lugh puis après un temps de réflexion. « Tu veux marchander c’est ça ? et t’essayes de me faire peur pour baisser le prix. »
En réponse, le moine haussa les épaules comme s’il avait prévu l’incrédulité et l’agressivité de son interlocuteur. A noter qu’il ne faut pas être grand clerc pour cela.
« Fort bien. Alors je vais vous raconter une histoire. Vous déciderez ensuite de ce que vous voulez faire. »
« Lorsque ce monde était encore jeune, les dieux s’entredéchirèrent puis s’unirent contre l’un des leurs. Même Mitra et Set s’allièrent momentanément contre l’ennemi commun Ahriman. Celui-ci disposait d’une telle puissance de négation que la lutte fut rude et faillit détruire le monde. Mais enfin le pouvoir d’Ahriman fut brisé, et tout danger semblait écarté. Au plus fort des combats, un artefact très puissant forgé par Mithra permis à Set de porter un coup fatal à l’ennemi commun. On raconte que l’objet était semblable à une épée de lumière, une épée que l’ombre-négation ne saurait supporter. On dit aussi que, malgré sa qualité exceptionnelle, l’arme fut brisée au contact d’Ahriman. Bien des siècles après, de nouveaux séides complètement fous firent allégeance à ce qui restait de l’essence d’Ahriman pour lui permettre de retrouver son pouvoir. Ces hommes à l’âme plus noire que le plus perverti des descendants de Set pensent y gagner du pouvoir ou partagent le cauchemar destructeur de leur maître. Un groupe de prêtres apprit leur projet et décida de s’y opposer secrètement afin de ne pas attirer d’adeptes à Ahriman. Ils retrouvèrent un des fragments de l’épée et dès lors furent traqués par les séides. Puis, hélas guidés par leur orgueil, certains d’entre eux voulurent tenter une action directe contre Ahriman. Exhibant les dires d’une ancienne prophétie, ils invoquèrent le nom du Dieu Oublié pour le confronter au pouvoir du fragment. Et l’avatar d’Ahriman vint. Et rit de leur tentative. Et tout en riant, il renvoyait leurs essences mortelles dans le néant d’une simple chiquenaude. Sa puissance était terrible, terrible. » Ses derniers mots furent prononcés à voix basse, le moine tenant sa tête entre ses mains. « Le porteur du fragment connut une fin atroce car l’avatar ne pouvait s’en emparer directement. Il le maintient prisonnier et fit appel à ses séides qui le lapidèrent puis s’emparèrent du fragment. Les mortels ne peuvent défier les dieux même lorsque ceux-ci ne sont plus que l’ombre (ah ah) d’eux-mêmes. Ensuite l’avatar disparut mais la puissance de cette invocation ne pouvait signifier qu’une chose : Ahriman recouvrait ses forces peu à peu. Ses sectateurs s’enhardirent et devinrent plus confiants, ils traquèrent les quelques dissidents qui par sagesse ou lâcheté n’avaient pas voulu affronter Ahriman. Leur nombre se réduisit rapidement car le mouvement était totalement désorganisé et certains se maudirent eux même en une abjecte traîtrise. Jusqu’à la nuit dernière, un seul dissident au courant de tous ces évènements et de l’existence du fragment était encore en vie. Moi, Chmar, prêtre de Mithra. Alors ils tendirent ce piège grossier pour m’abattre me croyant assez fou pour tenter de récupérer le fragment. Sa récupération était cruciale c’est vrai mais j’avais déjà trop perdu pour risquer la seule chose qui me reste : ma vie et les connaissances qui en découlent. Je ne suis pas assez puissant pour m’opposer seul à un tel groupe et je crois être assez sage pour le reconnaître. Mais à présent que nous avons le fragment, ils vont nous poursuivre et tenter de nous éliminer. Comprenez-vous ? », conclut Chmar.
« Eh, minute, je n’étais pas au courant. Je préfère leur rendre le fragment s’ils me laissent tranquille moi. », intervint courageusement Lugh.
« Vous laisseriez un objet aussi important tomber entre leurs mains ? », questionna le moine, dépité.
« Et d’une, le fragment n’est pas assez puissant pour lutter efficacement contre Ahriman. Et de deux, rien ne prouve que cela ne soit pas un tissu de sornettes. »
« La confrontation directe était une erreur. Mais Ahriman a déjà été vaincu. Aujourd’hui, les dieux sont désunis et Mithra ne peut contrer seul le pouvoir grandissant d’Ahriman. Mais il peut reforger l’épée si nous retrouvons les fragments. Croyez-moi, Ahriman ne se dressera plus sans être certain de sa victoire. Il sait qu’il n’aura pas de nouvelle possibilité. Il lui faut détruire chaque fragment. », expliqua Chmar.
« Pourquoi ne pas reforger une nouvelle épée ? », demanda Lugh, que ces considérations théologiques fatiguaient un peu.
« Il faudrait que les dieux s’unissent à nouveau pour permettre à Mithra de se consacrer à cette tâche. Ce n’est pas possible malheureusement. Nous ne pouvons éliminer cette menace, nous ne pouvons que la retarder», répondit tristement Chmar.
« Mais que faut-il faire ? Soulever chaque brin d’herbe et voir s’il n’y a pas d’autres cailloux qui brillent dans le noir et en faire collection ? », railla Lugh.
« Je ne sais pas tout », intervint un peu rageusement Chmar. « Je ne suis au courant que de l’existence de ce fragment, peut-être d’autres personnes luttent-elle en secret pour reconstituer l’épée. Il nous faut tenir le fragment à l’écart des adorateurs d’Ahriman le plus longtemps possible. »
« Et comment ? en vivant comme des bêtes traquées ? merci, mais très peu pour moi. Je crois que je vais me recoucher, lorsque je me réveillerai, tu seras gentil d’avoir disparu avec cette fichue pierre. T’as gagné, je t’en fait cadeau. », conclut Lugh se dirigeant vers son précieux lit.
« Que croyez-vous ? qu’ils vous prennent pour un de mes complices ou non, votre destin est scellé, ils ne vous laisseront pas tranquille. De plus, j’ai un plan très simple pour protéger le fragment. »
Lugh s’arrêta. Il pouvait au moins attendre d’entendre l’énoncé du plan.
« Avez-vous entendu parler des Fils d’Acheron ? », demanda Chmar.
« Non, ah si c’est pas une vieille légende du Nord ? Je ne vois pas le rapport avec le problème actuel », répondit Lugh.
« C’est plus qu’une légende, c’est une tribu si j’en crois le témoignage de l’un des descendants de ce peuple. Il faisait partie des prêtres qui ont défié Ahriman, il comptait les rejoindre après et m’a confié cela par pure amitié. Il en parlait comme d’un peuple farouche qui au mieux réduit en esclavage les étrangers qui foulent son territoire. », précisa Chmar.
« Ouah, génial et alors ? tu espères la mort ou l’esclavage ? », ironisa Lugh.
Un peu exaspéré, Chmar répondit :
« De ce que j’en déduis, le fragment pourrait être en sécurité chez eux. Ce ne sera pas si facile que cela de s’introduire chez eux et de s’emparer de la pierre. Notre propre sort ne compte pas. »
« Heu, écoutes. Tu n’as pas vraiment besoin de moi pour être réduit en esclavage, hein ? alors tu y vas, tu as la pierre, tous mes encouragements et nos ennemis à tes trousses. Ça me va. », conclut Lugh se recouvrant de ses draps.
Interloqué, Chmar haussa les épaules.
« C’est votre vie après tout, j’essayais seulement de la sauver. Si vous changez d’avis, voici l’itinéraire que je compte suivre. », fit-il en posant un papier sur la table.
« Brûlez le papier une fois mémorisé et surtout gardez du poison sur vous. »
« Pourquoi ? je suis pas un dingo du lotus moi. », répondit une voix sous les draps.
« S’ils vous attrapent, ce sera plus doux. Et surtout, cela vous évitera de parler. »
Et sur ces derniers mots, le moine en robe de bure s’éclipsa discrètement.
« C’est le moine qui a la pierre, il part vers l’ancien marché et va probablement le traverser pour atteindre la poterne Est. Je m’en occupe avec Jade. Brend, va faire le tour pour le coincer. Vous autres, massacrez l’abruti, il doit encore être chez lui. »
Son ordre donné, le templier sombre s’engouffra dans la ruelle à la suite de sa proie. Sans se hâter vraiment, il se contenta de ne pas perdre de vue la robe de bure. Il était à eux. A cette heure, le dédale de ruelles dans lequel, il s’était engagé n’offrait qu’une protection dérisoire. Trop peu de monde pour espérer se mêler à la populace. A peine, quelques va-nu-pieds qui finissaient leur nuit dans le caniveau et deux rats se battant en duel dans les poubelles de la gargote avoisinante. Alors que le moine débouchait sur l’ancienne place de marché désaffectée, le bruit des pas dans son dos se rapprocha brusquement. Se retournant, il vit la sombre silhouette le dépassant d’au moins deux têtes presque à sa hauteur et son sinistre acolyte le couvrant sur ses flancs.
« Ah ah, imbécile, je connais ce dédale mieux que toi, Chmar », le templier dégaina sa lourde épée et décrocha son bouclier attaché à l’épaule. Des gestes lents, mais précis.
« Je ne savais pas que nous avions été présentés », répondit nonchalamment Chmar. Ses mains restaient croisées sur sa poitrine ce qui ne correspond à aucune position défensive indiquée dans le pourtant volumineux « De l’art d’impressionner vos adversaires à mains nues».
« Oh, oh mais tu es célèbre, tu vas devenir une légende après ta mort. Tout de suite en fait. »
Son épée fendit l’air, qui sembla se solidifier brusquement. Son épée rebondit, il réarme son bras. La dague de Jade, qui s’est avancée, perce cette invisible protection et déchire la robe de bure faisant couler le sang. Le templier sourit, un mouvement dans son dos, un cri, Jade s’écroule. Le temps de se retourner, la lame est déjà là fendant sa chair à hauteur de cuisse. Il entaille le bras du cimmérien qui leur a fait si soudainement face mais un cône de lumière jaillit de son dos cautérisant la plaie. Il jauge son adversaire du regard, l’un des va-nu-pieds de la ruelle également va-sans-chemise, un cimmérien imposant avec une lueur de folie dans le regard. Pris entre deux feux, il lui faut gagner du temps, Brend devrait arriver. Il lance violemment son bras en arrière tentant d’atteindre Chmar. Mais celui-ci s’est déplacé de quelques pas sur sa gauche et le coup ne rencontre que le vide. Sa blessure à sa cuisse répand son sang, il s’affaiblit. Le cimmérien s’avance et lève son épée, elle rencontre son bouclier mais le choc projette le templier contre un mur. Il s’y adosse à bout de forces, à ses pieds la flaque de son sang ne cesse de croître. Brend devrait être là. Une botte précise du cimmérien perce sa défense, il est trop affaibli pour parer. L’épée le transperce en plein torse, il hoquète de douleur et s’écroule. Des pas, ses adversaires s’éloignent, il lui reste encore un souffle de vie. Une silhouette se penche sur lui. Brend ? Le visage grimaçant apparaît au-dessus du templier moribond. Il tend une main tremblante vers son acolyte. La dague du stygien s’enfonce dans ses entrailles, accompagnée de l’action foudroyante du poison. Le templier trahi sombre à jamais dans les abîmes sans fond promis aux séides d’Ahriman. Avec pour toute oraison funèbre, le rire méprisant et sardonique du démoniste. Une ère nouvelle commence, les chefs de l’ancien monde doivent mourir pour laisser place aux véritables maîtres d’œuvres. La destruction nourrit la destruction. La destruction est.
« Encore un qui ne se relèvera jamais. », constate paisiblement l’assassin.
La chambre de Lugh n’est plus éclairé que par la faible lumière du jour naissant, filtrant à travers les rideaux. Suffisant pour révéler un macabre spectacle. Le corps de Lugh gît sur le lit, la gorge ensanglantée d’une oreille à l’autre. L’assassin inspecte les lieux, mais rien d’intéressant dans ce taudis. Il se penche silencieusement à la fenêtre, fait un bref signe de la main et ressort lentement.
Quelques minutes après, il retrouve son complice qui pointait la fenêtre de son arbalète.
« Pas de souci ? »
« Non, le travail était déjà fait. Quel salaud ce prêtre. »
« Ah ouais ? Rien que pour récupérer une pierre, la bonne ordure. »
« Ouais, il lui a tranché la gorge. »
« Mais les prêtres de Mitra ne… »
Les compères s’arrêtent.
Lorsqu’ils s’engouffrent à nouveau dans la chambre, la fenêtre claque au vent et l’oiseau s’est envolé.
« Merci, mon vieux. Sacré veine de t’avoir trouvé là. », fit Chmar en franchissant la poterne.
« Mouarf bien sûr, je me suis retrouvé là par hasard, pile dans la ruelle où tu fuis poursuivi par une tafiole en armure. », ricana le cimmérien en se curant les dents avec un os de rat à demi-rongé.
« Tu me suivais ? », demanda Chmar, surpris.
Sans un mot, le cimmérien lui tendit un morceau de papier. Chmar le prit et eut un choc en reconnaissant sa propre écriture : « Aide-moi, Yog. En souvenir du bon vieux temps*, j’aurai besoin que tu me rejoignes à l’entrée des catacombes près de la poterne Est. »
« Yog, je n’ai jamais écrit ce mot. Je ne savais même pas que tu étais en ville. », fit pensivement Chmar.
« Bof. Quoi qu’il en soit, j’ai pu te sortir d’un guet-apens. C’est tout ce qui compte, non ? », répondit platement Yog.
« Non. On nous manipule, qui tire les ficelles ? Il y a trop en jeu pour se contenter de demi-réponse.»
« Combien en jeu ? », fit Yog.
Chmar soupira et entraîna le cimmérien vers une taverne.
« Viens, je te paye un coup, tu as bien mérité cela. »
*Yog et Chmar se sont rencontrés dans un monde forgé par la guerre.
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