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Joliens, joliennes...
Je vais poster ici un texte que j'écris depuis quelques temps, très doucement, sans la moindre ambition.
Il n'est pas terminé, loin de là. Je ne le fais donc pas dans le but de recueillir des critiques ou des compliments (ceci dit les critiques constructives ne seront pas ignorées )
Si je vous le soumets, c'est parce que je l'écris sans pouvoir me rendre compte de l'effet qu'il peut créer chez un lecteur extérieur. Disons que j'ai une idée directrice, mais encore faut-il qu'elle fonctionne chez des personnes qui ne sont pas au courant de cette idée.
Bref, ma question est simple: à la lecture de ce qui va suivre, quel est votre sentiment sur le personnage?
Première partie : Les Autres
I.
"Aujourd’hui toi et moi, on a passé ce moment ensemble.
Hey ! C’était insignifiant ! On a passé trois heures dans un centre commercial dans une banlieue paumée… Ouais, et même en y pensant plus, on pourrait presque trouver ça glauque.
C’est vrai, ça n’a rien de très romantique. Rien de très sensuel. Ni de spécialement beau ou esthétique.
Pourtant j’ai cette sensation qui me fait dire qu’il s’est passé quelque chose cet après-midi. Ce moment avec toi, si court fût-il, et si futile, il m’apparaît chargé de sens désormais.
Bien sûr, pendant ce laps de temps, j’ai été comme toujours heureux et amoureux, parce que j’étais avec toi. Je crois que je pourrais l’être quelque soient les circonstances, du moment que je serais avec toi. D’ailleurs ça a déjà été le cas, quand tu étais malade et que Tabatha était là.
Mais il y a eu plus, et ce plus, j’ai envie de te l’expliquer, parce qu’il compte pour moi.
J’ai été éduqué dans une famille relativement aisée. Certes, j’ai grandi dans une vraie banlieue, à quelques centaines de mètres d’un quartier chaud. Mais j’ai jamais manqué de rien, et mon père nous a même permis d’avoir bien plus que ce que nos besoins demandaient.
On a grandi dans une certaine qualité de vie, dans un certain milieu. Très vite, mon père s’est éloigné de ces quartiers. A commencé à viser plus haut. A nous donner plus haut.
Heureusement que ma mère a veillé à nous apprendre la valeur des choses, car sans elle, nous aurions été des enfants gâtés.
Bref, tout ça pour dire que je suis habitué à vivre dans un certain confort, dans une certaine esthétique, au milieux de gens qu’on appelle plutôt les bourgeois. Et malgré des valeurs d’humanisme auxquelles je tiens, je dois avouer que j’aurais du mal à vivre ailleurs que dans mon quartier de privilégiés.
Et puis il y a toi.
Et avec toi, dans ce centre commercial que mon père ne fréquenterait pour rien au monde, rien de tout ça ne compte.
Je n’ai plus mes réflexes malheureux de petit bourgeois gâté, avec un peu de condescendance pour ces gens qui n’ont pas la même vie que moi. Je n’ai plus envie de rejoindre au plus vite mon confort. J’oublie mes magasins, et j’apprécie ceux qui sont là. Je me fiche de ma condition, de ma fierté d’être dans ce qui est une sorte d’élite. Il n’y a plus tout ça.
Il y a toi.
Et tout ce que je rejette devient un lieu de vie possible. Avec toi tout me va, parce que chaque lieu, je le sais, deviendra un lieu de bonheur.
Pour autant je n’abandonne pas mes ambitions. Pour autant, j’ai toujours envie de te donner le plus proche possible du paradis.
Mais je serais heureux partout avec toi.
Hey !
Je t’aime."
Ca a l’air joli comme ça. Pas de l’art, pas de prétention excessive, à part peut-être sur la fin. Beaucoup de naïveté. Et, il l’espère, de la profondeur.
Il aimerait que son atout soit la sincérité. Et il s’y entraîne depuis presque un an.
Sans ambitions ? Oui, c’est son autre atout : la modestie. En partie réelle, en partie feinte. Hors de question d’écrire pour être lu à part de ceux qui seraient concernés, et encore moins de tenter d’écrire quelque chose de plus conséquent. L’idéal est finalement déjà atteint, être reconnu et apprécié de ceux qui le lisent, et s’en contenter.
Elle, elle va aimer. Il le sait déjà. Parfois il se demande si c’est parce qu’elle n’a aucun sens critique, si c’est parce qu’elle est amoureuse, ou parce qu’il est bon. Mais il évite de trop y penser, parce que penser cela, c’est la dénigrer, et donc ne pas la respecter. Et un amoureux comme lui ne peut penser ce genre de choses.
Il vérifie encore une ou deux fois qu’il n’a rien écrit qui pourrait la gêner, la vexer, ou qu’elle pourrait comprendre dans le mauvais sens. Ce qu’il a écrit cette nuit, c’est pour elle, pour lui, et il est hors de question que ça produise autre chose que de l’amour.
Il éteint la télé, qui jusque-là constituait avec son ordinateur sa seule source de lumière, feux-follets dansants sur les murs et la table basse, suivants les actions des sportifs qui s’y produisaient. Le lit ou le canapé ? Ce dernier est déjà prêt, les coussins ont été enlevés, la couverture repose dessus, encore brûlante de la présence de l’ordinateur portable.
- J’ai entraînement dans quatre heures, se dit-il. Le lit.
II.
Plus de café. Plus de sacs poubelles. Plus d’ampoules neuves. Un aspirateur qui demande à fonctionner depuis au moins deux semaines.
-Merde.
Raphaël se demande parfois s’il satisfait vraiment aux standards d’hygiène, de propreté et d’organisation qui règnent sur la vie occidentale bourgeoise type. Mais il a déjà son discours-type aussi : il est encore étudiant, vit dans un petit studio, il est il faut le dire débordé par le travail.
Rasséréné, il se recouche mollement dans son canapé, sur lequel il a rapatrié la couverture. Elle doit bien faire deux ou trois fois l’aller-retour par jour celle-là. S’il ne devait pas étudier, faire des courses, et faire les quelques déplacements imposés par son quotidien ou ses envies, son espace de vie pourrait aisément être calculé : son lit, son canapé, la table basse pour le plateau-repas et les cours qu’il travaille, la cuisine et la salle de bains.
Lorsqu’il s’agit de rendre sa vie confortable, Raphaël est capable de faire preuve d’une organisation implacable.
La tactique est simple à partir de là : trouver un événement sportif à la télévision qui l’intéressera suffisamment pour justifier l’abandon de son travail d’étudiant. Pour s’aider dans cette tache, il délègue le problème à ses meilleures amies, les chaînes sportives du satellite… « S’y mettre ».
Perdu dans un match de tennis qu’il oubliera une dizaine de jours plus tard, il se met à contempler l’alcool qu’il a hérité de son père, parti à l’étranger sans pouvoir faire suivre sa cave. Ces bouteilles, Raphaël n’y a quasiment pas touché. Tout juste en a-t-il ouvert deux, dont une de rouge d’Afrique du Sud qui s’est avérée imbuvable, le goût s’apparentant plus à du vinaigre « plastifié » qu’à du vin. Le breuvage avait été enfermé dans son réceptacle depuis18 années.
Il avait fallu que cette bouteille-là, périmée depuis des lustres, il l’ouvre ce jour-là. Ce jour de retrouvailles. Il ne l’avait alors pas vue depuis plusieurs semaines. Il avait voulu faire de ce jour une sorte d’aperçu de ce qu’il comptait lui offrir lorsqu’ils s’installeraient ensemble. Le vin avait quelque peu entaché cette ambition.
Tout cet alcool qu’il semble posséder, il n’y touche donc pratiquement pas. Pourtant, il n’est pas le genre à remettre à plus tard les plaisirs qui peuvent être immédiats. Il n’est pas non plus comme sa mère, loin s’en faut, à tout garder, même les bibelots et les gribouillages les plus insignifiants. Raphaël essaie même de se poser en parfaite opposition d’elle, cherchant à se débarrasser d’attaches encombrantes. Tout ce qu’il possède tient dans ces 25m², pense-t-il. Et il en est presque fier. Fini le temps où, adolescent, il affirmait souffrir de son manque de racines, de la bougeotte forcée que lui avaient imposé ses parents. Finie cette lubie du retour à Lyon, ville natale. Fini ?
Ce n’était peut-être qu’une nouvelle période.
Mais toujours est-il que ce vin était là, sous sa table basse. Une trentaine de bouteilles, du rouge, du blanc, du Bordeaux, du champagne, du Chablis, etc. Le garder pour briller, pour le montrer. Un signe extérieur de classe. Son désir de modestie s’accommode difficilement de ses envies incessantes de luxe et de richesses.
Pour s’échapper de ces considérations par trop gênantes, il choisit la solution la plus immédiatement plaisante : le sexe solitaire.
Inconsciemment, cette pratique lui permet de clore pour un temps les sujets fâcheux qui parsèment son esprit. Son amour lui envahit la tête, ses désirs prennent corps, il met en scène, dirige, et joue.
Soudain tout s’emballe.
L’espace d’une demi-seconde, le voilà qui pense à une autre. Changement de décor, de lieu, de personne. Lui-même est autre. Il passe de ce compagnon si possible idéal à l’homme, animal de désir, fait de chair et d’envies, l’homme-sexe, l’abandon du sentiment. Une autre, une femme, une n’importe qui, pourvu qu’elle soit désirable.
Et avec ça, une foule de questions.
Il a pensé à une autre. Il a été mal. Il a fait le mal.
III.
Raphaël ne profite pas assez du soleil. Ni de la lumière du jour en général, qu’il fasse beau, qu’il pleuve, qu’il vente.
- ...
-Fils, tu as pris le soleil aujourd’hui j’espère ?
- Nan m’man, j’ai pas le temps tu le sais très bien.
- Et tu vas manger quoi ce soir, quelque chose de correct ?
- Nan, je vais pas manger de légumes, je vais manger de la merde, tout simplement parce qu’il est 21h25, que je sors de cours, et que je dois me coucher super tôt, car j’ai cours super tôt demain. Du coup, là, je rentre chez moi, je fous un truc vite fait dans le micro-ondes, et je m’avachis devant la télé parce que je suis trop crevé pour penser à autre chose… et ça tu le sais très bien ! J’aimerais vraiment que t’arrêtes de répéter continuellement les mêmes choses, ça m’éviterait de faire pareil, et ça commence à me gonfler profond tu vois.
- C’est vraiment pas bien Raphaël, c’est important pour ta santé, pour tes études, tu peux pas te concentrer correctement sans une bonne hygiène de vie !
- Tu veux que je raccroche c’est ça ?
Ce soir, il n’en aura pas eu besoin, la réception foireuse de son portable s’en est chargé pour lui.
Comme tous les soirs de cours tardif, arrivé à Châtelet, c’était le stress pour changer de ligne. A cette heure, les métros sont plus rares, et rater le plus immédiat, c’est retarder l’écroulement sur le canapé d’au moins dix minutes. Le genre de choses qui ne ferait qu’augmenter la tension qui règne entre ses épaules, raidir cette corde imaginaire qui rapproche constamment ses omoplates l’une de l’autre. Le fait de terminer tard n’est déjà pas fait pour lui plaire. S’il devait rajouter à cela un temps de transport accru…
Le métro, ses horaires. Il n’aurait jamais imaginé succomber à ces motifs si parisiens de grise mine et de maussaderie. Et pourtant, le voilà, les mâchoires serrées, le casque audio vissé sur le crâne et coupant son audition de toute intrusion extérieure. Il peste contre les gens trop pressés pour respecter les règles de circulation humaine en vigueur dans le métro, contre les musiciens autorisés par la Ratp qui viennent lui polluer sa musique personnelle.
Oui, Raphaël est devenu un parfait parisien, maugréant contre les autres, et sans aucun doute, reproduisant lui-même ce qu’il conspue. Modèle d’individualisme inconscient, cherchant par tous les moyens à se couper de ceux qui l’entourent, il avait bien tenté, à son arrivée dans la capitale, de sourire, de se préserver de « l’effet métro ». Peine perdue. Comme tous les autres, selon les jours, les humeurs, il devient tour à tour un exemple de galanterie, de gentillesse et de courtoisie, et son contraire : une gueule à faire peur, des cernes, et l’attitude renfermée et agressive.
Et puis il a eu la bonne idée d’appeler sa mère.
Au moins, il peut la remercier pour une chose. A l’instar de ses masturbations salutaires, elle lui a fait oublier les tracas qui l’occupaient avant la conversation.
Les tracas causés par la conversation elle-même, il a plus de facilités à s’en détacher. Depuis tout ce temps où régulièrement tout contact avec elle rime avec conflit, il a fini par développer une stratégie efficace de défense. Désormais il ne lui faut que le temps de ranger son téléphone dans sa veste ou son sac. Et il passe à autre chose. Sans même une petite pensée pour elle.
Parfois, si rarement, il sent quelque part la culpabilité. Si rarement, il sait au fond qu’il n’est pas aussi blanc que ce que sa stratégie défensive l’en convainc. Elle mérite mieux que lui.
IV.
Ce métro n’est pas que le théâtre de ses humeurs quotidiennes.
Un quai, c’est un lieu de tant de drames possibles. Des couples qui se déchirent, des clochards qui déblatèrent plus ou moins bruyamment dans le vide, des prises de conscience ridicules, des ignorances immorales.
Et puis parfois Raphaël se fait peur. Un frisson lui parcourt l’échine alors que la rame déboule dans la station. Voilà quelque chose qui peut tuer. Il pourrait perdre l’équilibre. Atterrir violemment un mètre plus bas, ne pas avoir le temps de se relever. Son bras pourrait juste s’avancer, entraîner la petite fille à couettes qui se trouve juste devant lui, la faire basculer sur les rails au moment où le métro passe.
Raphaël s’est même dit que le RER pour ça était peut-être mieux, car ce sont de vrais rails, pas les trucs pneumatiques bizarres du métro. Ces espèces de possibilités le fascinent à chaque fois. Il pense être une sorte d’anormalité à penser ce genre de choses horribles. Ce qui lui fait peur, c’est qu’il semble être incapable de déterminer si ces pensées lui donnent du plaisir, s’il les aime, ou s’il y est indifférent. Ces questions arrivent avant même qu’il ne ressente quoi que ce soit.
V.
Cinq minutes déjà. Pas encore assez pour que son inquiétude soit justifiée. Pas assez pour qu’il puisse la sonder. Elle aurait vite fait de comprendre ce qu’il cherche au fond. S’il s’enquiert trop vite de ce qu’elle fait… Il ne pourra plus faire passer ses interrogations pour de simples inquiétudes raisonnées.
Elle verrait qu’il doute. Elle verrait qu’il cherche à l’espionner. Où est-elle ? Que fait-elle ? A qui parle-t-elle surtout ?
Cinq minutes sans réponse.
Il essaie alors d’occulter. Il change de chaîne, se met à travailler. Il se lance sur les sites Internet qu’il a déjà consulté plusieurs dizaines de fois aujourd’hui. Il trépigne rapidement. Il s’emmerde. Sa journée le lasse. Il ré-effleure les remises en questions dans lesquelles il se lance cycliquement.
- Je suis vide
- Etre aussi inactif pendant une journée entière, et ne pas se révolter… c’est pas normal.
- Il faut que je change
- Ma vie est aussi vide que moi
Il faudrait qu’il tienne. Quelque part, il se doute bien qu’il va trop loin.
C’est pourtant long pour lui. Trop. C’est trop pour que ça ne soit dû qu’à la lenteur de sa connexion Internet. Trop pour qu’elle soit allée aux toilettes. Elle est seule chez elle, rien ne peut donc logiquement l’occuper. Et quand c’est le téléphone, elle le prévient.
Il n’imagine pas une seconde que tout simplement, elle puisse être juste attentive à autre chose. Qu’elle soit allée manger un biscuit, qu’une voisine lui parle. Qu’elle ait oublié de le prévenir que le téléphone avait sonné, qu’elle prépare son week-end avec une ou un ami.
De tous les scénarios possibles et imaginables, dont le plus réaliste – ils sont ensembles depuis plus de six mois, parfois elle est occupée par des échéances, des personnes -, il n’en retient qu’un.
Elle se lasse de lui. Elle n’en a plus besoin. Elle tombe amoureuse d’un autre.
- Tu fais quoi mon amour ?
- J’étais en train de regarder des promos sur des services de vaisselle pour notre futur appart’ mon bébé
VI.
C’est la cinquième fois en moins d’une minute qu’il consulte sa montre.
"C’est pas croyable ce que le temps est lent… Encore une heure à écouter ça."
Ca, c’est un professeur. Un professeur d’économie. Un professeur d’économie qui cherche à expliquer à une petite vingtaine d’étudiants les fondements de la théorie keynésienne. Lourde tâche ! Son public est d’une hétérogénéité singulière. Des étrangers, dont une majorité de germaniques, des français issus de tous les cursus imaginables, aux âges compris entre 21 et 26 ans. Des petits bourgeois correspondant parfaitement à l’image des étudiants de Sciences-Po Paris. Petite veste, pantalon à pinces, mocassins, chemise et chandail. Des jeunes femmes portant déjà le tailleur à merveille, droites comme des i, remettant leurs lunettes en place régulièrement. Les rebelles, enfin, pensant se démarquer, l’un par exemple avec les cheveux longs, l’autre avec une boucle d’oreille et un tatouage…
Ce dernier, avachi sur la table, incapable de s’asseoir une seule fois sans courber le dos, semblant constamment sortir d’une nuit blanche, c’est Raphaël. Le teint blafard, les cernes visibles à l’autre bout de la salle, l’œil aussi vif que celui d’un tamanoir fraîchement éveillé. Toute son ambition, tous ses efforts, pendant un an, n’étaient dirigé vers qu’un seul objectif : celui de se retrouver à cette place, celle-là même. Sciences-Po Paris, la porte vers sa vie idéale. Et le voilà pourtant, soupirant, somnolant. N’attendant qu’une chose, d’être rentré chez lui.
Il n’est pas issu du premier cycle. Il n’est pas parisien d’origine. Il vient d’une modeste faculté d’histoire de province. Et pense que les autres ne le considèrent que par cela. C’est surtout ainsi que lui se définit : il aime à penser qu’il s’est extrait d’une condition pour s’élever. Il aime à penser qu’il n’a pas suivi de parcours type. Il se berce de l’idée agréable d’un étudiant hors norme… qu’il n’est pas.
Pas tant que ça.
Le cours s’achève, lentement. Il est bientôt 21h15, le professeur lui aussi n’attend plus que ça. Machinalement, scolairement, les étudiants se mettent à ranger leurs affaires. Les uns ferment leur trousses, les autres leurs ordinateurs portables.
L’enseignant s’arrête, le rituel se met en route.
Raphaël met sa veste, prend son sac. Avec célérité, il se faufile entre les murs, les chaises et les autres étudiants vers la sortie. Il évite les regards, les têtes qu’il commence à connaître surtout. Le métro n’attend pas. Rater celui qu’il prend d’habitude, c’est arriver minimum dix minutes plus tard chez lui.
Alors parler à quelqu’un, échanger sur la pluie et les belles filles, c’est très dispensable.
VII.
C’est ainsi que notre jeune homme déboule rue des Saints-Pères, dans le froid et le noir. Il est l’un des premiers dehors, traversant la lourde porte d’un pas ferme sans jamais s’attarder. Il ne met pas longtemps à s’engouffrer dans sa posture d’extérieur. Tête baissée, vissée dans les épaules, celles-ci étant bien resserrées pour combattre les températures hivernales. Le pas est rapide, il ne déviera pas de l’itinéraire habituel. Dans quelques instants, Raphaël empruntera le métro et ses délices.
"Je suis complètement fermé au monde extérieur, se dit-il. Cette posture, c’est pas seulement mon moyen de lutter contre le froid. Mais c’est aussi ma façon de dire aux autres que je ne suis pas accessible".
Analyser ses manies pourrait peut-être l’éclairer sur sa personnalité, sur sa vie même ?
"Nan mais quelle blague".
Depuis des années, il ne croit plus aux vertus de l’analyse, et sûrement pas celle assistée par un être extérieur type psychologue & co. La vie quotidienne est le seul terrain d’expression d’une personne, en tout cas de la mienne, et c’est par la vie quotidienne qu’on corrige l’expression comme la personne. Un credo simple et efficace. Alors tout ce symbolisme à la va-vite et autres déductions qu’on retrouve dans les quiz des magazines féminins, non merci ça devrait aller sans. D’ailleurs, ça va aller sans. Ca va même très bien.
Et puis tous ces connards sensés aider les gens dans leurs difficultés personnelles, ils n’avaient qu’à faire leurs preuves. Sur sa mère pour commencer.
Psychologues. Enfermement.
Il fait alors le rapprochement, en un éclair, si soudain que la somme de souvenirs arrivant au cerveau est presque trop importante pour former une pensée cohérente.
Il devait avoir quoi, cinq ou six ans, dans ces eaux-là. Sa mère, inquiète de son comportement quotidien, avait pris la décision de l’emmener rencontrer une psychologue pour enfants, Mme Cerise. Tout du moins était-ce le nom que sa mémoire avait conservé. Il se souvient de la pâte à modeler violette et jaune qu’elle lui avait donné. Il en avait fait plusieurs objets différents, mais le seul dont il arrive à se remémorer est un escargot.
"Ce garçon est un véritable mur".
Le verdict sonne aujourd’hui très dur. C’est con, mais il en tire une certaine fierté. Peut-être est-ce le fait d’avoir résisté, d’avoir été une énigme, un défi trop ardu pour une personne pourtant qualifiée et recommandée. Non, tu rentreras pas dans ma tête. Pas tant que je l’aurais décidé.
Oui, il en est fier.
Fier d’avoir, déjà à l’âge de six ans, refusé de s’ouvrir.
VIII.
L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Raphaël se lève tôt tous les jours, dimanches compris, mais ça ne fait pas de lui un futur leader du monde. Loin de là, étant donné que ces réveils matinaux quotidiens ne sont pas dus à une sonnerie décidée, mais plutôt à son incapacité à garder l’œil fermé une fois que le jour s’est levé. C’est comme ça, lorsque le soleil est dans le ciel depuis une ou deux heures, il se réveille. Il le sait très bien, ça fait des années que ça dure. Qu’il se couche à des horaires décents ou non. D’ailleurs, il aurait plutôt tendance à opter pour la deuxième solution, gagnant son lit vers une ou deux heures du matin, voire plus.
Il le sait très bien, mais il sait aussi que s’il était dans le noir complet, il continuerait à dormir, question de logique. Lorsqu’il dort dans une chambre qui a à ses fenêtres de bons volets, le problème disparaît.
Sauf que depuis bientôt plus d’un an, Raphaël ne vit pas dans une chambre de ce genre. Son appartement d’étudiant, un ravissant une pièce + cuisine + salle de bain de 25 m², a la particularité d’avoir deux superbes vélux, l’un dans la pièce principale, le deuxième dans la cuisine, qui tout en donnant un charme fou au lieu, n’ont pas de volet. Ce sont des vitres qui s’ouvrent, sans rien de plus. Qui dit vitre dit lumière qui la traverse. Depuis bientôt plus d’un an donc, Raphaël se lève régulièrement à cause de la disparition de l’obscurité.
"Il faut que je trouve une solution putain".
Ça, c’est le stade d’avancement de sa réflexion concernant la résolution de ce problème. Depuis bientôt plus d’un an.
Deuxième partie : Avoir confiance
IX.
Il était une chose pour laquelle il n’avait pu couper à la réflexion personnelle. Au travail intérieur. Au triturage émotionnel.
Une chose qui ne s’expliquait pas physiquement, mais qui prenait forcément sa source au fin fond de son cerveau, de sa mémoire et de ses instincts. Il n’est pourtant pas laid, voire le contraire. Il est bien bâti, de taille -très- moyenne, des yeux verts et un visage agréable. Un peu de charme par dessus, et on tient le portrait d’un jeune homme qu’on peut qualifier d’attrayant. Aucune raison réelle de nourrir un complexe quelconque.
Et pourtant, des années durant, il avait cru qu’il ne pourrait jamais vivre la moindre relation sexuelle sereine. Soit c’était une éjaculation précoce, soit il se retrouvait à ne pas pouvoir vivre pleinement un instant pollué par une activité cérébrale incessante. Les relations sexuelles n’étaient certes pas quotidiennes, et la plupart du temps, pas mensuelles non plus, son ego n’en restait pas moins blessé, tout autant que l’était son épanouissement. Et pour le coup, l’expérience ne résolvait rien.
Alors il s’était mis à chercher. Des raisons, des souvenirs, des logiques, des conséquences. Interrogeant toute piste possible, sans jamais pouvoir mettre en place un cheminement clair et révélateur. Selon les jours, les humeurs, les évènements récents et tout un tas de facteurs plus ou moins logiques, il pouvait s’agir de sa grande sœur et de la domination qu’elle avait exercé sur lui lorsqu’il était enfant, de sa première expérience sexuelle à 14 ans, âge qu’il jugeait alors bien trop jeune, et qui, conjuguée à une déception sentimentale fondamentale -le premier amour-, avait achevé de traumatiser ce pauvre garçon timide et naïf qu’il était alors. Il passait aussi parfois par la case « je serais pas homo moi par hasard ? », même si ça ne durait pas longtemps, se demandait s’il n’avait pas vécu quelque expérience traumatisante grave qu’il aurait refoulée dans sa tendre enfance, cherchait du côté du père… Dans tout ce panel de causes possibles, il en était cependant une qu’il refusait tout simplement d’aborder, sa mère. Sans doute était-ce à cause de son incapacité totale à associer sa mère avec le sexe de quelque façon que ce soit. En tant qu’épouse de son père puis d’amante une fois le divorce prononcé, oui. Mais dès qu’elle apparaissait dans son rôle de mère, hors de question. Et c’est ainsi que se formait toute une « zone des possibles » explications à ses difficultés chroniques en matière de sexe.
Un révélateur ? Non. Sa démarche ressemblait plutôt à la recherche d’un délateur. Une solution qui les dédouaneraient, lui, sa mémoire et son cœur.
Et puis comme pour rappeler que parfois la vie semble intégralement faite de paradoxes, c’est cette question-là, celle pour laquelle il avait accepté l’introspection, qui se régla un beau jour, sans prévenir, sans réfléchir. Il s’était retrouvé comme un con, dans un lit, à suivre ses instincts, à agir enfin en animal aimant la chair. Il avait baisé. Et arrêté de se regarder baiser.
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