Un fil sur la prostitution a suivi de près un fil sur la vente d'organes, et on se rend compte que les positions des uns des autres sont à peu près les mêmes dans les deux fils avec des réponses proches :
- D'un côté, des libéraux (au sens classique du terme) qui affirme qu'on ne saurait attenter à la liberté des gens de se prostituer ou de vendre des morceaux d'eux même. Que les gens sont grands, et que si l'activité existe, c'est qu'il y a des gens qui veulent bien acheter et des gens qui veulent bien offrir.
- De l'autre, d'odieux bolcheviques droit de l'hommiste, qui disent que la liberté économique est une bonne blague, que les deux activités sus-cités ne sont choisies que par des gens au bord du gouffre, que de par la rareté de leur offre elles sont sources de beaucoup d'argent et attirent donc une mafia qui transforme un choix de dernier secours peu ragoutant en exploitation la plus ignoble, et que la dignité humaine ne saurait devenir une valeur marchande.
Ca soulève une série de questions sur le fait qu'au final, vente d'organes ou prostitution, ce qui pose problème là-dedans, c'est le rapport marchand.
Comme le maitre du monde le rappelait, tout le monde trouve noble le geste de donner un organe. Je suis donneur de sang et de plaquettes, inscrit au registre des donneurs de moëlle osseuse, et quand je sors du laboratoire de l'EFS après avoir regardé Full Metal Jacket avec des tubes dans les bras pendant deux heures, j'ai une certaine fierté du devoir accompli. Si un ami proche ou un membre de ma famille avait besoin d'un de mes reins pour survivre, je n'hésiterais sans doute pas très longtemps.
De la même manière, si quelqu'un ayant envie de tester le poirier suédois ou la barbacane javanaise cherche dans des petites annonces un ou une partenaire ayant envie de faire l'expérience, et qu'ils se retrouvent pour tester des choses, certains trouveront que ça manque un peu de sentiments, mais sans probablement plus d'objections. En ce nouveau siècle, on se mélange, s'échange, se teste et se goûte. Et si une jeune femme décidait de faire une bonne action et de coucher avec les gars un peu paumés et qui ne s'en sortent pas avec les filles pour leur offrir un peu de réconfort, les gens trouveraient ça mignon, peut être un peu glauque, mais sans doute pas révoltant.
Mais dès qu'on met de l'argent au milieu, pouf, ça coince.
La première raison à mon avis est qu'effectivement, et la chose est esquissée parfois plus haut sans qu'on ose rentrer dedans clairement pour le dire, le principe de l'activité économique monétarisée dans notre société est de pousser les gens à faire des choses qu'il n'ont pas envie de faire. Il FAUT travailler, et on ne peut faire la fine bouche que jusqu'à un certain point : à un moment, il va falloir gagner de l'argent et tant pis si ce n'est pas le boulot dont on rêvait. Ce job peut aller contre mes convictions sociales si je me retrouve à expulser des squatteurs, me détruire la santé si je suis sur un ring à me faire taper dessus, ou simplement m'ennuyer à mort et annihiler petit à petit ma vie mentale si je me retrouve à un poste sans intérêtm n'empeche que pour manger il faut que je le fasse.
A l'extrémité de ce spectre de contrainte, on a effectivement les prostituées et le type qui vend ses organes. Inutile d'invoquer une Ssienna sur le fait qu'on peut choisir librement de se prostituer : si le métier ne rapportait pas beaucoup d'argent du fait même de sa marginalisation et qu'on rémunérait les prostitués à l'heure, à la qualification, et quand bien même avec une prise de pénibilité, çà deviendrait tout de suite moins attractif.* On a donc bien la perspective de l'argent qui pousse à faire quelque chose qu'on ne veut pas.
La deuxième raison est qu'on sait que dès qu'il y a une activité commerciale avec des règles, une partie de la population cherchera à faire le maximum d'argent avec, quitte à sauter une ou deux règles de temps en temps, voire à n'en respecter aucune. Par exemple, le travail au noir et la corruption sont dramatiques à la fois pour l'employé de chantier qui n'est pas sur de voir sa paye, et qui sera peut être inférieure au SMIC, qui risque sa vie sur un chantier où les règles de sécurité sont légères, mais aussi pour les citoyens qui vont habiter dans un immeuble peut être construit à la va-vite, et pour la collectivité qui surpaye tout.
Dans le cas d'activités extrêmes comme la prostitution ou la vente d'organes, les conditions sont dramatiques, aussi bien pour les individus que pour la société, nourrissant une criminalité associée particulièrement répugnante.
La troisième raison est le rapport patron-employé.
Il y a deux façons de le considérer : la façon moderne où le patron est en fait le client de l'employé, le payant en échange de services, tous les deux liés par contrat mutuellement dénonçable, et où le patron donne des ordres à l'employé de la même façon que vous ordonnez à votre boulanger de vous donner une baguette de pain bien cuite.
La deuxième est la plus ancienne, féodale, où le patron est le chef, le boss, le patron (au sens étymologiques où on retrouve "pater"), être supérieur investi d'autorité parce qu'il est mieux né et plus riche que l'employé. Historiquement, ça impliquait aussi un rapport de responsabilité du patron. C'est encore ce qu'on peut voir en Afrique où votre boy n'est pas juste votre employé : c'est à vous de payer si ses enfants sont malades, d'aller expliquer à des margoulins qu'il est sous votre protection. Ca peut être un rapport très humain et très sain comme tout despotisme si il est éclairé. L'éclairage n'étant pas généralisé, on lui préfèrera la première version.
En raison de leur caractère très contraint, la prostitution et la vente d'organes rendent donc particulièrement odieux le rapport patron-employé dans ce cadre, quelle que soit la façon dont on regarde, puisqu'au final, il assume une lourde part de la responsabilité de pousser l'humain dans ses derniers retranchements.
Au final, le problème ne se pose pas que pour la prostitution, mais pour tous les métiers qui attentent soit à la dignité de l'être humain soit à sa santé. Les boxeurs professionels qui ne peuvent plus fermer leurs mains passés 40 ans, les sportifs professionels accros aux dopage et qui se flinguent le coeur, les mercenaires qui vont tuer dans les pays pauvres...
Donc outre le fait que, comme on le faisait remarquer, le problème n'est pas la prostitution elle-même mais la misère qui y conduit, il y a un problème dans la notion initiale de société se voulant libérale, donc basée sur la notion de liberté individuelle, et dont toute la structure économique et sociale se base sur la contrainte et la menace (de la faim, de la disgrace sociale...)
Regardons enfin un dernier aspect du problème que pose l'argent dans le sexe ou le don d'organes.
La monnaie est un moyen que se donne une société pour rémunérer ses membres, pour donner une valeur transférable aux échanges entre eux. Elle se base sur la confiance en une entité supérieure et permet d'extraire de l'échange commercial la notion de confiance immédiate.
Il implique donc que l'on ne doit à notre interlocuteur commercial rien de plus que l'argent qu'on lui donne. Pas plus de gratitude et de remerciements que la simple politesse ne l'exige. C'est par exemple une notion très importante en psychanalyse : à la fin de la séance, une fois l'argent donné, la relation s'arrête. Même si vous avez l'impression que votre psy vous a sauvé la vie, vous ne lui devez plus rien, vous l'avez payé.
Et c'est ça je pense qui est choquant dans cette notion de monétarisation du sexe ou du don d'organes, c'est qu'à travers le paiement on évacue toute gratitude, et tout rapport humain au delà de la relation commerciale. Si un ami vous file un coup de main pour réparer votre voiture, et que vous lui donnez de l'argent, il va se sentir heurté que vous coupiez ainsi la relation.
Il y a donc un gouffre difficile à accepter entre un don de soi aussi intense que la relation sexuelle ou le don d'un organe et l'idée que puisque l'autre paye il ne doit plus rien.
"Ouais, l'autre, il est vieux jeu, le sexe c'est vachement plus tranquille maintenant." En fait non. D'une parce qu'il y aura toujours une différence majeure entre la pénétration selon qu'on soit homme ou femme dans l'histoire : ça n'implique pas la même chose. Ensuite parce que révolution sexuelle (cette bonne blague**) ou pas, on reste dans le domaine de l'intime.
C'est bon, j'ai fini de raconter mes conneries (en fait, j'ai surtout plein de boulot qui me regarde d'un oeil réprobateur), vous pouvez troller.
*D'ailleurs si on réouvre les maisons closes, moi je leur lance l'UFC aux fesses pour entente illégale : elles peuvent faire payer bien moins cher si elles veulent.
** Oui, il y a eu des changements. Mais certainement pas une révolution, et même libération est à prendre avec délicatesse.
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