En 2007, Antonin Scalia, juge à Cour Suprême des États-Unis (garante du respect de la constitution) a justifié l’usage de la torture. Non pas en se basant sur les lois, mais en disant
« Jack Bauer a sauvé Los Angeles, il a sauvé des centaines de milliers de vie. Allez-vous condamner Jack Bauer ? Dire que le droit pénal est contre lui ? Est-ce qu’un jury va condamner jack Bauer ? Je ne le pense pas. »
Au secours ! Il faut le mettre au courant, Jack Bauer n’existe pas, « 24 » est une fiction ! On ne prend pas de décision en se fondant sur des histoires qui décrivent un état d’urgence permanent, mais sur des faits. On ne devrait pas prendre certaines décision sous l’influence causées par des histoires, en fait, qu’elles soient réelles ou non. Mais plutôt essayer d’être objectifs. Mais la politique s’éloigne de plus en plus de l’objectivité pour se plonger dans le storytelling, le royaume de la subjectivité.
Je me suis demandé pourquoi Bush avait été réélu, comment avait-il pu obtenir un second mandat après avoir tant menti à ses électeurs ?
Il y a de multiples réponses, mais un facteur important est exposé dans l’excellent livre de Christian Salmon, « Storytelling, la machine à raconter des histoires et à formater les esprits», et sa suite, « Storytelling Saison 1, chroniques du monde contemporain ».
Le storytelling peut être vu comme l’ensemble des techniques visant à raconter des histoires, et obtenir des réactions spécifiques du public auquel elles s’adressent. C’est un des fondements de l’industrie du cinéma, par exemple. Mais depuis plusieurs années, les techniques de storytelling se sont répandues partout : à l’évidence dans la publicité et le marketing, mais aussi dans le management d’entreprise et dans la politique. Je vais spécifiquement parler de son application à la politique, mais je vous encourage à livre le livre « Storytelling », pour savoir comment, dans le monde de l’entreprise par exemple, on peut formater les esprits des employés en racontant des histoires.
En quoi le storytelling menace-t-il la démocratie ? Pourquoi est-il plus dangereux que les techniques habituelles de manipulation ? Et est-ce que la storytelling ne va pas plus loin que la simple manipulation ? Je reviendrai plus tard sur cette dernière question. Le storytelling menace la démocratie car il fait passer les faits au second plan, « mieux », même, en termes d’efficacité manipulatoire, il crée de nouveaux « faits » ayant une forte charge émotionnelle et rend illisible les argumentions rationnelles. Voici un exemple tiré du livre de Christian Salmon, l’exemple d’un clip diffusé plus de 30 000 fois sur les haines des états flottants et qui, selon les experts des deux camps, a changé le cours de cette élection.
« Ma femme, Wendy, a été assassinée le 11 septembre par les terroristes. » C’est sur ces mots que s’ouvrent Ashley’s story. L’homme qui s’adresse à la caméra se tient debout, en bras de chemise, devant une bibliothèque familiale. Son nom est écrit en bas de l’écran : Lynn Faulkner, Mason, Ohio. La caméra zoome sur une photo de son épouse entourée de ses deux filles âgées d’une dizaine d’années. En voix off, le narrateur poursuit : « Mais lorsque le président George W. Bush est venu à Lebanon, Ashley est allée le voir comme elle l’avait fait, quatre ans plus tôt, avec sa mère. »
La musique passe alors du mineur au majeur et son rythme s’accélère, tandis que défilent des images de Bush serrant des mains dans la foule. Linda Prince, une amie des Faulkner qui accompagnait Ashley le jour du meeting, raconte comment les choses se sont passées : « Le président s’avançait vers moi. Alors je lui ai dit : « Monsieur le président, cette jeune fille a perdu sa mère dans le World Trade Center ». « Il s’est retourné, poursuit Ashley Faulkner, filmée quelques semaines plus tard dans le jardin de la maison familiale. « Il m’a dit : « Je sais que c’est dur. Est-ce que tu vas bien ? »
Linda Prince : « Notre président a pris alors Ashley dans ses bras et il l’a serrée sur son cœur. (La caméra montre Ashley dans les bras de Bush.) Et c’est à ce moment-là que nous avons vu les yeux d’Ashley se remplir de larmes. »
Ashley Faulkner : « Il est l’homme le plus puissant du monde et il veut s’assurer que je vais bien, que je suis OK. »
Puis Lynn Faulkner, le père de la jeune fille, conclut : « Ce que j’ai vu ce jour-là [on voit à l’écran la une d’un journal : « Bush réconforte la fille d’une victime du 11 septembre »], c’est ce que je veux voir dans le cœur [photo de Bush à Ground Zero en train de féliciter un pompier] et dans l’âme d’un homme qui occupe les plus hautes fonctions dans notre pays. » Le clip se termine su un plan de George W. Bush, saisi de profil, le visage incliné vers le bas, dans une attitude de recueillement. La mélodie s’achève sur un accord majeur.
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C’était un exemple de communication politique vraiment très efficace, ( … ) parce qu’il racontait une histoire personnelle, il traitait d’un sujet important, difficile, le terrorisme, et le situait dans un contexte que les gens pouvaient comprendre.
Selon le webmagazine Salon, « l’impact avant tout émotionnel de l’histoire d’Ashley tenait à son caractère « mémorable, motivant et positif ». ( … ) Le président, figure centrale du récit, ne s’exprime pas. Il n’expose ni idée ne présente aucun programme. Il n’est que sérénité et bonté. Médiateur d’une sorte de miracle, il n’est présent qu’à travers les témoignages qui rapportent ses gestes et ses propos, comme dans les vies de saint ou dans le récit évangélique.
La jeune Ashley apparaît d’abord en photo (avec sa mère et sa sœur, puis lisant dans le hamac) mais c’est elle qui énonce le message clé de tout le récit : »Il est l’homme le plus puissant du monde et il veut s’assurer que je vais bien. » Linda Prince, l’amie de la famille qui remplace la mère absente et présente la jeune fille au président, a une fonction essentielle : c’est elle qui atteste de la transformation émotionnelle de la jeune fille : une « guérison » psychologique dont Bush serait le médium ? « Et c’est à ce moment-là que nous avons vu les yeux d’Ashley se remplir de larmes. » L’intervention du président brise la glace dans laquelle Ashley s’est enfermée ; sa compassion fait œuvre de guérisseur : « Quand le président Bush l’a prise dans ses bras, dit son père, elle a montré plus de sentiment et de chagrin qu’elle ne l’avait fait pendant les trois dernières années. Elle a a dit que c’était la première fois qu’elle s’était sentie en sécurité depuis le meurtre de sa mère. » Le père d’Ashley, auteur de la photo, joue le rôle du témoin oculaire, il ouvre le récit et le clôt, sans pour autant complètement lever le mystère. Il parle de la rencontre avec Bush comme d’un phénomène surnaturel : « Ce que j’ai vu ce jour-là, c’est ce que je veux voir dans le cœur et dans l’âme d’un homme… »
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L’histoire d’Ashley emprunte ses codes de la narration à la parole évangélique : c’est le récit d’un haut fait, celui d’une rencontre mémorable suivie d’une guérison miraculeuse. À la fin du clip, on voit G.W. Bush félicitant un pompier à New York sur une photo subtilement retravaillée de manière à présenter la figure du président dans une gestuelle et une lumière qui évoquent les peintures christiques et les tableaux des saints. »
Pourquoi donc Bush a-t-il été réélu ? Une des explications est que les républicains ont utilisé les techniques du storytelling pour présenter les élections « sous la forme d’une intrigue facile à comprendre et mobilisant des émotions simples, comme la peur, la solitude, le besoin de protection. Ils convoquaient sur la scène électorale des héros sympathiques (la classe moyenne américaine) et des méchants (les terroristes de Téhéran et les homosexuels d’Hollywood) et créaient entre eux une tension narrative que l’élection du candidat républicain était censée résoudre. »
En face, les démocrates récitaient une litanie prévisible :
« Je crois dans le droit des femmes à choisir leur vie. Je crois qu’un bon système scolaire est essentiel à ce que nous sommes. Je suis pour un salaire minimum. » Bal bla bla. C’est comme quand j’étais enfant de cœur : « Je crois à la virginité de Marie. Je crois en ceci et en cela. » Mais le « vrai » récit [de l’évangile], c’est celui-là : « Nous étions une bande de pécheurs et Jésus est venu : il est mort et il a donné son sang pour nous sauver de tous. John Kerry a récité sa litanie lors de la campagne [de 2004], alors que Bush disait : « J’étais alcoolique et j’ai été sauvé par le pouvoir de Jésus et j’ai été sauvé par le 11 septembre et je vais vous protéger des terroristes à Téhéran et des homos d’Hollywood. » Les démocrates ont tendance à réciter une litanie, plutôt que de développer un récit cohérent. Je suis plutôt d’accord avec de nombreux éléments de cette litanie. Mais ce n’est pas en récitant que nous allons gagner.
Cela ne vous rappelle pas des débats politiques, en France ? Pendant les dernières élections présidentielles, on a vu beaucoup d’exclus, d’handicapés, de gens à problèmes. On a vu Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal rivaliser de compassion. Et est-ce que vous n’êtes parfois pas un peu découragés, en voyant que ceux qui essaient de parler rationnellement, de revenir à aux propositions concrètes, aux idées de société et aux vrais choix politiques sont inaudibles, comme noyés sous les avalanches émotionnelles des campagnes qui racontent des histoires ?
Nicolas Sarkozy qui a dit
« J’ai changé parce que les épreuves de la vie m’ont changé. Je veux le dire avec pudeur mais je veux le dire. ( … ) Parce que nul ne peut rester le même devant le visage accablé des parents d’une jeune fille brûlée vive. Parce que nul ne peut rester le même devant la douleur qu’éprouve le mari d’une jeune femme tuée par un multirécidiviste condamné dix fois pour violences et déjà une fois pour meurtre. ( … ) Je suis révolté par l’injustice et c’en est une lorsque la société ignore les victimes. Je veux parler pour elles, agir pour elles et même, s’il le faut, crier leur nom. »
Ségolène Royal qui a dit :
« Ces pauvres vies brisées, ces familles humiliées, ravagées par la misère et l’iniquité, ces destins marqués au sceau d’une malédiction qui ne dit pas son nom. ( … ) Il faut entendre et lire, dans le cadre des « cahiers d’espérance » issus de nos débats participatifs, le cas d’Odile, cette mère célibataire, admirable de courage et de dignité, qui attend un logement depuis quatre ans et raconte sa honte de vivre, avec ses deux filles, dans une chambre de douze mètres carrés. ( …)
Stop. Stop ! STOP ! Nous sommes tous d’accord. C’est terrible. Il faut faire quelque chose. Mais de cela nul n’en doute ! Ce ne sont pas des histoires, dont on a besoin. C’est d’abord de comprendre. Quels choix politiques et économiques ont créé la situation actuelle. Quels mécanismes sont à l’œuvre et quels sont ceux qu’il faut améliorer ou remplacer. Des lois, des principes, des idées de propositions politiques, quoi. Mais la vie politique regorge d’histoires, d’appels à nos émotions, de manipulations narratives. Et pas que la vie politique, d’ailleurs. Et ne croyez pas que c’est ainsi de puis la nuit des temps : des orateurs habiles manipulant les foules en jouant sur leur fibre émotionnelle. Non, aujourd’hui, cela a changé. Aux USA, Hollywood et l’armée ont créé un organisme commun. Dans les entreprises, on utilise des logiciels spécialisés dans le storytelling. La manipulation émotionnelle a sans doute toujours existé, mais aujourd’hui, elle est passée à un stade industriel, technique.
Le storytelling menace la démocratie précisément à cause de cet aspect industriel, du savoir faire technique amassé aujourd’hui. Quand les gens ne s’intéressent plus aux politiciens qui expliquent et proposent les idées mais se laissent fasciner par ceux qui racontent des histoires, la démocratie est en danger, et un danger plus grand que celui que la manipulation habituelle a toujours fait courir à la démocratie.
J’avoue être un peu découragé devant ce constat. Je ne sais pas trop quoi faire. Est-il raisonnable de penser que l’on peut s’éduquer, et surtout éduquer les masses, pour qu’elles aient les outils leur permettant de résister à ce genre de manipulation ? Ou faut-il être cynique, s’asseoir sur ce qui fait la qualité de la démocratie, et faire pareil que les autres, utiliser les storytelling pour manipuler les gens, au nom de ce que l’on pense être le mieux politique et économique ? Quelle est votre opinion ?
Je vais terminer en répondant à la 3eme question. Et est-ce que la storytelling ne va pas plus loin que la simple manipulation ?
A mon humble avis, oui. Dans un sens, la réalité est ce que l’on croit qu’elle est. C’est particulièrement visible, en ce qui concerne la politique et l’économie, le social, où les gens sont souvent persuadés que leur vison du monde n’est pas une vision du monde, mais le monde tel qu’il est. Certains vont même jusqu’à perler de lois naturelles, pour l’économie, comme si l’économie existait dans la nature.
Si notre vision du monde est façonnée par des techniques puissantes, industrielles, alors nos réflexions seront faussées à la base. Si nos raisonnement s’appuient sur des illusions créées par des histoires, aucune intelligence et logique ne pourra nous sauver. Je reprends l’exemple de la série « 24 », où le héros tente de sauver le monde, ou au moins des centaines de milliers de personnes, de la mort. Il y a un « état d’urgence », dans cette série, où les héros violent la loi, torturent ou tue, parce que la situation d’exception le justifie. Voilà, on peut tout faire, si la situation l’exige. Et toutes ces histoires dessinent dans notre inconscient un monde où « la situation l’exige », un monde où tout atteinte à la personne, que ce soit une atteinte physique ou sociale, est justifiée.
Justifiée par de la fiction.