Pour résumer de manière très grossière ce dont tu parles, c'est :
"L'opinion politique doit-elle s'infléchir devant l'intégrité morale de celui qui la porte ou bien devant la preuve du bonheur des autres ?"
... si j'ai bien compris.
Alors, déjà, il y a plusieurs problèmes :
Comment mesurer le bonheur des gens ?
On pourrait s'attarder sur Maslow, par exemple, et sa fameuse pyramide. Ainsi, chaque individu s'évertuerait à contenter d'abord ses besoins physiologiques, puis assouvir ses désirs de sécurité, d'appartenance à un groupe et enfin de reconnaissance parmi les siens et d'estime de soi.
N'ayant pas beaucoup plus de culture sur le sujet que ça, je vais m'en tenir là : mesurer le bonheur des gens reviendrait à observer à quel grade de cette échelle chacun se situe.
Seulement, dans l'optique où l'on recherche la solution maximale pour tous, je me demande :
Est-il possible d'atteindre simultanément le bonheur maximal de chaque individu ?
Au vu de ce que nous vivons, des disparités Nord/Sud, des libertés bafouées de-ci de-là, des problèmes de malnutrition, etc ( je vais pas tous les faire ), ça semble pour le moment mal parti.
De plus, ne nous leurrons pas, le capitalisme et la mondialisation sont une réalité, pour l'instant, dont il est difficile de s'affranchir. Or, qu'est-ce que le capitalisme ? Des regroupements de capitaux qui s'affrontent pour dominer les autres dans leur niche économique. Il y a donc directement une relation de soumission et d'inégalité.
La justification la plus connue à ce système est que c'est une reconnaissance du mérite. On adhère ou pas, mais jamais personne ne réfutera que le capitalisme est source d'inégalité.
Or, si l'on est pas tous égaux, dispose-t-on des mêmes moyens pour accéder au bonheur ?
Ca, c'est la question la plus ardue. Peut-on véritablement avouer que tous les gens vivant dans le Sud ( au sens économique ) sont malheureux ? Ou encore que les plus défavorisés des pays du Nord le sont aussi ?
Ah, on en oublierait presque Maslow ! Eh bien non, justement, car que constate-t-on ? Que la possession, l'acquisition de biens matériels, ne font pas partie directement des besoins et envies à satisfaire pour accéder au bonheur selon lui.
Tout le monde pourrait donc arriver au bonheur sans pour autant remettre le capitalisme et les inégalités en cause ?
Oui et non. Le problème, c'est que le facteur humain est la pire des variables qui soit. Elle est bien trop complexe : le milieu social et culturel, l'expérience, la famille, tout cela varie d'un individu à un autre. Et si quelques uns arrivent à s'affranchir des considérations matérielles pour arriver à une certaine forme de bonheur, la plupart en sont dépendants.
Car, et là, je ne peux en donner comme raison que ma conviction intime, le capitalisme, en associant la valeur d'un individu, son mérite, à la réussite social et donc à son pouvoir d'achat, perverti dans un certain sens l'homme animal et sauvage de Rousseau qui, en poussant à l'extrême inverse, n'a soif que de Nature et de liberté ( c'est une caricature ).
Ce germe de convoitise, ancré dans le capitalisme, fait donc s'entre-déchirer les hommes entre eux qui pensent ainsi être mieux reconnu et avoir une meilleur estime d'eux-mêmes. L'accession aux derniers échelons de la pyramide de Maslow se fait en écrasant son prochain, et bride par là même l'accession au bonheur d'autrui. Ceci étant valable pour des individus, mais aussi pour des cellules plus vastes comme certaines communautés entre elles, mais aussi des pays.
Il est donc impossible de satisfaire simultanément l'ensemble des individus avec les postulats de base actuels ( capitalisme, mondialisation ).
A noter que, même en remettant en cause ces postulats, le bonheur n'en est pas moins difficile à répandre : on pensera au communisme en URSS, par exemple.
C'est là le premier écueil que je trouve à ton raisonnement. D'une part, à moins de ne restreindre considérablement son champ comme je l'ai fait avec la pyramide de Maslow, il est difficile de mesurer le bonheur des gens, qui plus est, le bonheur individuel de chacun des individus de la planète. Et ensuite, il n'existe a priori aucun système que l'humanité a testé qui puisse satisfaire simultanément toutes les personnes ( certains modes de vie satisfont très bien des petits groupes, mais à l'échelle mondial ou même national, aucun ).
Par contre, en déviant légèrement ton fil de pensée, j'en arrive à cette conviction :
L'opinion politique doit s'efforcer de porter en avant ses idées afin de satisfaire le plus grand nombre de personnes et en minimisant le nombre d'exclus.
Ensuite, alors même que l'on part du résultat précédent affirmant que
la satisfaction globale et simultanée est impossible, on est en droit de se demande si elle est souhaitable.
Je vais en faire bondir plus d'un dans son siège, mais tant pis. Je vais faire une description grossière et médiane de l'être humain. Je préviens en amont qu'elle ne correspondra pas aux cas extrêmes, mais que considérant ces cas comme minoritaires, ils n'influent que peu la médiane.
L'homme ne pense qu'à lui-même. En premier lieu. Ensuite, vient la famille proche. Puis les amis. Peut-être, pour les plus acharnés, les voisins. Mais pas bien plus loin.
Certains même, s'arrête au premier stade.
Alors, on peut le regretter, on peut le nier. Mais regardez le comportement humain, dans son ensemble. Les cas d'abnégation, de dévouement, de charité sont bien souvent rares. Dans les situations extrêmes, les situations dangereuses, on en revient toujours à de la survie et elle commence par soi-même. Là encore, c'est une conviction personnelle qui peut être sujette à caution. Mais comme pour d'autres choses, prouver sa véracité ou bien son erreur est impossible.
Partant de cette brique humaine individuelle imparfaite, on peut douter de la volonté personnelle et encore plus collective de répandre ainsi le bonheur. Car, toujours en revenant au premier point, on pourrait se dire qu'en restreignant volontairement les attentes de chacun, on peut plus facilement assurer le bonheur des autres. Mais il est quasiment certain qu'aucune brique individuelle, ou alors très peu d'entre elles, seraient prêtes à ce sacrifice.
Le bien-fondé d'un tel sacrifice, s'il peut paraître souhaitable, n'en serait-il pas finalement lui-même une remise en question de la nature animale même de l'homme ?
Peut-on donc affirmer que l'homme aurait raison de brider son comportement égoïste et grégaire, privilégiant son cercle proche, afin de satisfaire tout le monde ?
Je ne suis pas à même de trancher.
Je ne sais pas s'il faudrait le faire. Je suis seulement sûr qu'il est quasiment impossible à mettre en oeuvre un système allant à l'encontre de ses instincts les plus primaires.
Conclusion
D'après ce que j'en ai compris, ta principale préoccupation porte sur la justification de l'engagement politique et l'honnêteté personnelle que l'on voue à ses convictions. Tu l'opposes à une sorte de paradigme du bonheur qui pourrait contredire tes convictions personnelles et par là même réfuter cet engagement.
Seulement, l'hypothèse que tu formules est hautement improbable. Pour ne pas dire impossible. Elle est néanmoins intéressante puisqu'elle pose les fondamentaux de la réflexion politique et justifie par là-même ton engagement. Seulement, la preuve approximative de l'inexactitude de cette hypothèse montre également la difficulté de tout acte politique visant à optimiser le bonheur de chacun. Elle sous-entend également la nature sisyphienne de l'engagement politique qui doit lutter contre la nature même de l'homme.
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Je vais m'arrêter là, car écrire d'une seule traite n'est pas la meilleure façon de bien présenter les choses et d'argumenter. J'aurais d'autres choses à répondre au post initial, mais je vais déjà faire retomber la pression et prendre du recul.
Dans tous les cas, merci pour cette discussion qui m'intéresse au plus haut point