Marie reste tétanisée contre la porte de la chambre, elle est en sanglots mais aucun son ne sort de sa bouche. Elle pleure, elle tremble. Elle entend les pas s'éloigner, la porte d'entrée s'ouvrir. Il est parti et il ne reviendra jamais. L'horrible silence qui s'en suit l'écrase, elle baisse lentement la tête et celle-ci vient se poser sur ses jambes croisées.
Le Temps détruit tout, surtout les mensonges. Une vie dédiée pour eux, pour chacun d'eux. L'un comme l'autre, elle était toujours là pour eux. Mais il a fallut qu'elle en choisisse un. Son coeur les aurait choisi tous les deux, mais ce n'était pas possible. Elle a menti, le destin l'a aidée un peu. Neuf mois discrets, neuf mois d'amour. Sylvain prenait soin d'elle, et de lui aussi. Et le destin s'en mêle, la maladie aussi. Elle a menti à Sylvain quand elle revenait du gynécologue. Elle a menti à Kathy aussi. “Tout va bien, ça sera un beau bébé”, disait-elle. “Mais il sera séropositif.”, pensait-elle juste après, la gorge nouée en se détournant.
Finalement un pleur de rage et de dépit se fait entendre. Et les pensées tourbillonnent de concert, cette vie enfouie depuis trop longtemps lui jaillit au visage. Cette nuit dans cette discothèque miteuse, où elle était partie, avec Kathy, se changer les idées après une dispute avec Sylvain. Quelques verres et les idées noires passent. Mais Kathy est fatiguée et décide de rentrer plus tôt. Elle veut rester encore un peu. Puis arrive cet homme, grand et élancé, cultivé aussi. Son discours la séduit, ils sortent. Il propose de la raccompagner, il la fixe longuement, la caresse un peu. Elle se laisse aller, elle a besoin d'un peu de réconfort. Tout s'accélère bien trop vite, elle est enivrée par ses attouchements autant que par l'alcool. C'est cette nuit-là qu'elle a contracté le virus.
Puis les jours ont passé, elle avait tant de regrets, mais elle ne lui a jamais dit. Elle se rend compte qu'elle est enceinte. Sylvain est fou de joie, ils essayaient depuis des années, et les voilà enfin récompensés. Mais elle doute, si c'était Sylvain.. ou si c'était lui, cette nuit-là. Mais Sylvain est stérile et le destin n'a pas changé cela.
Elle tombe sur le coté, elle reste là, affalée de longues minutes. Elle trouve la force de bouger et d'ouvrir la porte. Elle rampe jusqu'au couloir. Toujours aucun bruit. Absolument rien exceptée sa propre respiration irrégulière et effrénée, entrecoupée de spasmes et de reniflements. Elle continue de se traîner jusqu'à la chambre au bout du couloir. Au fur et à mesure des lents mouvements, le passé continue de ravager ses pensées.
Elle pousse de toutes ses forces, elle sert la main de Sylvain autant qu'elle peut. Les médecins l'encouragent, Sylvain la rassure. Elle pousse encore, la douleur la transperce mais d'un coup elle finit par s'estomper. Thomas vient de naître, la vie l'accueille. Sylvain est invité à couper le cordon ombilical, il a les larmes aux yeux, c'est le plus beau jour de sa vie. On présente Thomas à Marie, elle le prend dans ses bras, elle sourit timidement. Elle aimerait tant lui donner tout ce qu'elle a. Mais elle a peur, une peur horrible. Une peur qu'il s'en aille trop tôt. Qu'elle lui donne tout et qu'il disparaisse comme un voleur, avec son amour en otage. Il a ce mal en lui, elle en est certaine. Elle ne peut pas vivre avec cette idée, pas avec lui. Elle aimerait mourir. Quelques heures plus tard, le mari de Kathy vient la voir. Martin est un beau bébé lui aussi. Le destin a voulu que les deux amies accouchent le même jour. Les deux nouveaux-nés se ressemblent beaucoup, ils seront les meilleurs amis du monde c'est certain. Ils se ressemblent beaucoup, oui.
Cette nuit-là, Sylvain est reparti à la maison préparer la nouvelle chambre. Marie n'arrive pas à fermer l'oeil. Cette chambre d'hôpital lui parait trop petite. Elle a besoin de marcher un peu. C'est un petit hôpital, le personnel est gentil mais pas très strict, on la laisse vagabonder. Elle arrive près des couveuses. On a placé Thomas et Martin l'un à coté de l'autre, on a presque l'impression qu'ils se regardent l'un l'autre en souriant. Marie pleure, la tête posée contre la vitre. D'un coté elle voit la vie, de l'autre la mort. C'est évident pour elle, Thomas a une tête de mort sur son front. Elle s'en veut, elle n'a pas mérité ça. Elle pénètre dans la pièce. Elle se cache. Elle échange leurs bracelets. Elle se cache de nouveau, croyant entendre du bruit. Puis elle pousse tout doucement les couveuses montées sur roulettes pour les permuter de place. Elle sort et rentre dans sa chambre. Elle pleure en silence en s'agrippant le visage avec ses mains. Elle prie pour s'endormir et pour se réveiller demain en ayant oublié ce qu'elle vient de faire.
Aujourd'hui, Marie ne prie plus, mais elle pleure toujours et n'a rien oublié. Elle rampe dans ce couloir jusqu'à cette chambre, tout au fond. Dans cette chambre où la portée de ses mensonges vient d'éclater au grand jour, où la vie s'est arrêtée aussi. Elle n'est plus qu'à quelques centimètres, elle est déjà ankylosée à l'idée de découvrir l'un des deux gisant à terre. Enfin elle parvient au seuil la porte. Sa bouche est ouverte, les larmes coulent autour, elle a du mal à maintenir sa tête relevée.
La grande commode est complètement renversée, le contenu des tiroirs a été vidé. Les papiers et les photos se sont mélangées sur le sol. Tous les bibelots de l'étagère ont valsé à terre. Les tableaux ont été arrachés. Ses yeux ne voient rien de tout cela, ils sont fixés sur lui. Il est assis sur le lit et la regarde, les mains jointes posées sur ses cuisses. Son regard est vide, désabusé. Il la laisse contempler. Sa vie est là, déchirée en mille morceaux. Il n'a rien à lui dire. Rien de plus. Il se lève et visse sa casquette sur sa tête. Il marche lentement, il l'enjambe et poursuit sa route dans le couloir.
-
Thomas, gémit-elle avec douceur.
Il continue jusqu'à ce qu'ils arrivent aux escaliers, il descend la première marche, puis la deuxième, il pose sa main blanche et fine sur la rampe et s'arrête. Sa voix est froide et posée, sans émotion.
-
Martin, ... maman, Martin. Mais pour toi désormais, ça sera ni l'un ni l'autre.
- - - - - - - - - -
Martin déboule dans la maison aussi vite qu'il peut. Il a du mal à respirer. Son souffle est rapide. Pour quelle raison Thomas peut-il crier après lui comme ça ? Il monte les escaliers et trottine jusqu'au fond du couloir. Il entre dans la chambre de Marie et trouve Thomas à genoux, des papiers autour de lui et dans ses mains. Il le fixe les yeux emplis d'incompréhension et de doute.
-
Pourquoi tu cries ? Qu'est-ce que tu fais ?, demande Martin complètement interloqué.
Thomas ouvre la bouche et les yeux. Il n'arrive pas à fixer Martin dans les yeux. Les siens tournent sans cesse comme s'il tombait dans un trou sans fin. Il se décide à parler comme s'il s'adressait à une voix intérieure.
-
Elle prend le même traitement que toi, dit Thomas, semblant lever sa main droite tenant un papier vers Martin. Il s'agit d'une ordonnance médicale.
Dans le couloir, on entend des pas se rapprocher, c'est Marie. Elle entend les voix de Thomas et Martin se confronter, s'interroger, s'élever, s'amoindrir, murmurer. Elle ralentit au fur et à mesure qu'elle approche de la chambre du fond. Ses yeux s'écarquillent. Elle lui a dit : le tiroir de gauche. Non celui de droite. Elle ne sait plus. Elle s'arrête. Celui de droite, c'est celui où elle avait rangé tous ces papiers médicaux sur ses anciens examens. Pourquoi garder ce genre de choses, qui ne font que ramener de mauvais souvenirs ? Et les mauvais souvenirs, Marie les avait enterré depuis longtemps. Elle n'arrive plus à faire un pas de plus. Elle entre dans la chambre voisine de celle du fond, dont la porte est juste à sa gauche. Elle referme la porte mais ne la claque pas. Elle essaie d'écouter ce qu'ils se disent dans l'autre pièce.
-
Qu'est-ce qu'elle foutrait avec ces médocs ?
-
J'en sais rien putain ! C'est aussi prescrit pour d'autres trucs ?
-
Quoi d'autres trucs ?
-
Beh, je sais pas, d'autres maladies... tu sais pas ?
-
C'est pas possible, c'est des médocs faits pour ça..
L'arrière de la tête de Marie touche la porte, elle regarde le plafond. Les murs s'écroulent autour d'elle. Les pans d'une vie qu'elle a mis vingt ans à construire tombent un à un. Ils sont en train de comprendre, ils sont en train de la haïr. Comment a-t-elle pu laisser de telles traces à la vue du premier curieux. Comment a-t-elle pu être aussi naïve et confiante pour négliger de telles preuves dans un simple tiroir devant lequel on passerait milles et une fois dans aucun soupçon. L'oubli ? Surement. Tout allait si bien. Tout le monde se complaisait de la situation. Plus ça allait, moins elle y pensait, parfois elle n'y pensait simplement pas, elle profitait. Mais l'immense iceberg dévastateur n'a jamais fondu. il n'a fait que se dissimuler dans la brume. Elle n'avait pas conscience que quelqu'un finirait par se cogner contre lui, un jour ou l'autre.
Ce jour est arrivé, même si rien ne le prédestinait à l'être. C'était un repas au soleil entre voisins, entre amis, comme il y a des milliers tous les week-ends. Elle s'en voulait, tout était si évitable. Pourquoi lui a-t-elle demandé d'aller chercher ça ? Il voulait rendre service, elle était occupée à préparer la salade, elle n'y a plus pensé. Elle aurait pu venir elle-même, personne ne se serait soucié de quoi que ce soit, comme d'habitude. Des détails. Un enchaînement des petits détails. Machiavéliquement agencés jusqu'à l'instant présent. Des détails qu'on frapperait l'un sur l'autre comme des silex pour allumer un feu. Un feu qui brûlerait tout, lentement et irrémédiablement.
-
Putain mais d'où elle aurait choppé cette saloperie ?
-
J'en sais rien bordel, calme toi, c'est p'tet rien !
-
Rien ? Mais va te faire foutre, elle nous en aurait parlé !
-
Elle l'a peut-être eu lors d'une transfusion foireuse, comme quand on t'a fait cette ponction à la con !
-
Mais... merde pourquoi elle a rien dit ? C'est quoi ce délire.
Marie continue d'entendre les questionnements emplis de haine, d'incompréhension, de vulgarité, de crainte et de doute des deux jeunes hommes. Ses jambes commencent à vaciller. Au fur à mesure qu'ils posent les bonnes questions, ses genoux se plient plus en plus. bientôt elle est assise devant la porte. Elle porte toujours toute son attention à ce qu'elle entend, à la moindre phrase qu'elle comprend. Ils fouillent les autres tiroirs, ils sont énervés tous les deux, Thomas bien plus que Martin, qui essaie de le calmer. D'autres armoires sont passées au crible. Des fardes jusque là passées inaperçues attirent subitement une attention inarrêtable. Les cordes qui les scellent sont arrachées, les papiers tombent, des photos d'échographie, des avis de pédiatrie pré-natale, des convocations du médecin, et des résultats de prise de sang. Les réponses sont formulées de manière compliquée, indirecte. Thomas les scrute, il tremble, il les parcourt en diagonale. Martin le regarde faire, il ne sait pas quoi faire d'autre. Il a peur. Il retire sa casquette et prend son crâne chauve entre ses mains. Il s'assied contre un mur et essaie de réfléchir pendant que Thomas continue la perquisition de sa propre vie. Des albums photos. A leur vue il s'arrête quelques secondes. Il s'assied à son tour devant l'armoire et les saisit lentement, comme s'il sentait qu'ils contenaient quelque chose de précieux. Il prend le plus vieux et l'ouvre délicatement.
Marie ne les entend plus. Elle se dit qu'ils ont déjà compris, que c'est terminé. L'envie de pleurer la prend, comme s'il ne restait plus que ça à faire. Pleurer jusqu'à ce qu'elle s'éteigne. Elle qui voulait tant un enfant à aimer, elle n'a même pas été capable d'aimer son propre fils. Pourtant Thomas elle l'aime, comme s'il venait d'elle. Elle veut tout lui donner. Il est beau, fort, gentil, il a tout pour plaire, elle n'en veut pas d'autres. Elle ne veut pas de Martin, il est malade, chétif, pâle, il est gentil aussi mais ça ne lui suffit hélas pas. Kathy a d'autres enfants, ce n'est pas grave si Martin n'est pas parfait. Mais Marie, elle, Thomas est son unique fierté. Le seul trésor qu'elle a ramené de sa croisade. Lui ôter cela c'est lui ôter sa vie, car malgré toutes ces années, Martin n'a toujours pas fait ses preuves à ses yeux. Et de toute façon aujourd'hui c'est trop tard.
Une vieille photo carrée comme on faisait dans le temps. Thomas sert Martin contre lui, son bras par dessus ses épaules. Il a toujours été plus grand que lui, malgré leurs ages identiques. Kathy et Marie se tiennent derrière, souriantes. Kathy tient Maxime dans ses bras, son benjamin. Une belle journée à la mer. Thomas cherche le moindre indice révélateur. Il fouine le moindre recoin de l'instantané. Mais tout est au centre, rien n'est caché. Il regarde son visage, puis celui de Martin, celui de Kathy, et enfin de Marie. Un nez fin, des arcades sourcilières carrés, des sourcils fins, une bouche fine. Troublante ressemblance. Martin avait le visage fin ça tout le monde le sait. Mais d'un coup Thomas se rend compte qu'il a les mêmes traits que Marie. Personne n'avait jamais fait le rapprochement, ou n'avait remarqué la ressemblance, car tout le monde était persuadé qu'il n'y en avait simplement pas. Des cernes bleutées se creusent sous les yeux de Thomas. Il regarde vers Martin qui l'observe entre les paumes de ses mains.
-
Putain, c'est pas vrai.
Il n'avait rien d'autre à dire. Il jette la photo et feuillette frénétiquement les albums. Les photos défilent devant ses yeux. Chacune apportant une petite pierre à l'édifice interdit dans lesquels les deux jeunes adultes pénétreront pour découvrir la vérité. Un sourire semblable sur une. Une même mimique au même instant sur une autre. Encore un album à terre, Thomas se saisit d'un autre. Martin se déplace sans bruit derrière lui et vient regarder au-dessus de son épaule. Thomas tient une photo dans chaque main, et les compare. Même expression dans le regard. Il arrête la torture là. C'est désormais tellement évident. Une vie. Un mensonge. Un mensonge gros comme une vie. Il a l'impression que tout ce qui l'entoure disparaît petit à petit de sa mémoire, et devient quelque chose d'horriblement inconnu. Sa tête tourne un peu. Il a mal au ventre. Il se laisse aller pour se coucher sur le sol. Sa tête se pose sur la poitrine de Martin, agenouillé derrière lui. Martin baisse à son tour la sienne et pose sa joue contre le crane de Thomas. Les doigts de ce dernier se relâchent doucement et les dernières photos rejoignent les autres à terre. Thomas les repousse encore plus loin avec ses pieds. Il s'y reprend à plusieurs fois, pour être sur qu'elles ne les touchent plus, Martin et lui. Il veut rester dans cette bulle juste avec lui. Ce qui se trouve en dehors de cette bulle n'a plus d'importance pour eux. Ils n'y croient plus. Ces murs, ces tableaux, ces meubles, ces bibelots, ces assiettes, ces couverts, ces verres, ces draps, tous ils savaient. Tous, ils se sont tus. Tous, ils les ont trahis.
-
On a plus rien à foutre ici.
Thomas se redresse lentement.
-
Si on a pas le droit de vivre ici, personne ne l'aura.
Marie sursaute. Quelque chose vient de tomber avec fracas. Elle entend des choses percuter le sol. Des livres ? Des boites ? Un autre bruit sourd. On aurait dit une étagère qui se fracasse lourdement sur le parquet. “Ils ont en train de se battre”, se dit-elle. Non, ils ne peuvent pas faire ça. Ils n'ont pas le droit. Pour eux, rien ne doit changer, ils n'ont pas mérité que leurs vies s'arrêtent comme ça. La jalousie de ne pas avoir eu droit à la vie qui leur était promise ne doit pas les envenimer. Elle gratte le sol mais est incapable de bouger. Des éclats de verre. Ils chutent et se brisent. Pire, ils s'en servent sans doute pour s'entre-tuer. Encore des coups, des meubles qui tremblent. Marie a l'impression que ça dure des heures. Chaque choc l'électrise. Chaque cliquetis la traumatise.
Puis enfin le silence. Quelques secondes. Marie ferme les yeux autant qu'elle le peut. Elle s'attend à un dernier vacarme. Comme si le corps d'un des deux allait s'affaler lourdement. Le temps ralentit. Elle va l'entendre. Elle en est sure. Le temps ralentit. C'est imminent. Le temps ralentit. La fin arrive. Comme quand on roule à du deux cent à l'heure dans la nuit et qu'on risque de se prendre le premier mur venu.
- - - - - - - - - -
Martin est en train de déployer la nappe sur la table en bois dehors. Il y a un léger vent et ses gestes sont fatigués et imprécis. Il fait mine qu'il s'en sort très bien. Marie prépare des condiments et la salade et l'observe du coin de l'oeil. Elle a un pincement au coeur à le voir se démener pour un geste aussi simple mais elle sait qu'il refuse qu'on l'aide. Il a l'air si exténué au moindre mouvement. C'est comme si la maladie, invisible, avait noué des cordes autour de ses poignets et mollets et prenait un malin plaisir à les tirer vers le sol quand il essaie de les utiliser.
Mais Martin a l'esprit beaucoup plus vigoureux que ses muscles, et inlassablement, quand il rate, il recommence. Lentement. Méthodiquement. Sa geste se calcule à l'avance afin d'économiser la rare énergie que son corps arrive encore à emmagasiner. C'est sur il ne sera jamais sportif, mais la tête travaille beaucoup. Il adore lire. Surtout de la mythologie, il adore ça. Et particulièrement le tonneau des Danaïdes. Ce tonneau percé de mille trous qu'elles doivent remplir pour l'éternité afin qu'il ne se vide pas. Ce tonneau c'est un peu comme sa vie. Elle perd son fluide à chaque seconde. Mais Martin se bat pour que ça continue, encore et encore. Pour un petit bout de temps.
Ca y est, cette foutue nappe est enfin à plat. Quelques verres la maintiendront le temps d'apporter les assiettes. Le ragoût est presque prêt. Des assiettes profondes c'est l'idéal. Une fourchette, un couteau, une cuiller pour chacun. Un verre pour le vin aussi. Martin s'en met un mais il boira de l'eau, à cause des médicaments. Voilà. Quatre places pour quatre convives. Sylvain va bientôt revenir et on pourra commencer à déguster ça. Martin corrige quelques symétries et admire sa présentation.
Un cri. C'est Thomas. Il vient de crier le prénom de Martin. Ca n'arrive jamais. D'habitude c'est l'inverse. Martin a toujours besoin de Thomas. Mais là, quelque chose d'anormal vient de se produire. Martin regarde la porte de la maison.
Marie s'est arrêtée de préparer sa salade, elle fixe Martin qui se précipite dans la maison. Elle a l'étrange pressentiment qu'il a pénétré dans celle-ci comme on pénètre dans un mausolée interdit.
- - - - - - - - - - -
Thomas se balance nonchalamment sur la vieille balançoire qui a rythmé ses après-midi d'enfance comme un métronome. Il lit une revue sportive, perdu dans ses pensées.
-
Aaah, enfin le voilà !, se réjouit Sylvain.
Martin arrive souriant, son éternelle casquette sur la tête, et l'embrasse. Marie sort de la maison l'air épanouie elle aussi.
-
Pour une fois qu'il est à l'heure, plaisante-t-elle.
Martin fait un petite sourire pincé, il ne le prend pas mal mais il a toujours eu des difficultés à sourire. Il embrasse Marie. Thomas pose sa revue et le regarde en plissant les yeux l'air mesquin. Martin se dirige vers lui en levant un sourcil, devinant ce qu'il allait dire.
-
Ouais ouais, pas de commentaire mon vieux, lache Martin en mise en garde.
-
Héhé, je commente rien. Mais félicitations, rétorque Thomas en rigolant et en se balançant légèrement.
-
Mais qu'est-ce tu t'imagines, on a juste été boire un verre.
-
Ah oui, hmm, c'est tout ce que vous avez fait ?
-
Beh oui, t'es vraiment obsédé ou quoi ?
-
Mais non, je m'inquiète de tes fréquentations mon p'tit !
-
Mes fréquentations sont bien comme il faut, et puis pour une fois que c'est pas une fille qui tombe raide dingue de toi.
Thomas rit. Martin le fixe avec un léger rictus. Il profite. C'est rare que ça soit lui le sujet d'une discussion. Marie s'installe sur une chaise et arrache des feuilles de salade pour la préparer. Elle aime les regarder. Mais surtout lui. Son Thomas. Elle détourne son visage et voit la table du jardin dénudée. Elle décide de donner ses ordres pour l'organisation du repas.
-
Chéri, le temps qu'on prépare le repas, va donc chercher des boissons chez m'sieur Jolivet, commence-t-elle.
-
Oui tu as raison j'y vais, et Sylvain s'exécute.
Il prend ses clefs de voiture et s'en va chez l'épicier.
-
Hey les jeunes ! Vous pouvez donner un coup de main aussi vous savez, poursuit-elle.
-
Ah bah oui, quoi par exemple ?
-
Il m'en faudrait un pour dresser la table, ça serait un bon début.
-
Je m'en charge, Marie, répond Martin en souriant.
-
Tu sais où ça se trouve hein, fais comme chez toi.
Thomas regarde Martin se diriger vers la cuisine. Il lève le visage au ciel. Le soleil lui lèche les joues et le front. Il sent le petit picotement de la peau qui bronze.
-
Avec un temps pareil, ça serait un crime de pas faire de photo.
Marie l'observe et acquiesce en silence.
-
Il est où déjà l'appareil photo ?, demande Thomas.
-
Dans ma chambre je pense. Tu sais la vieille commode là. C'est un des tiroirs. Celui de gauche. Oui c'est ça. Je vais te le chercher si tu veux.
-
Te fatigue pas, maman, je sais encore où se trouvent les choses dans ma maison, rajoute Thomas en plaisantant.
Il donne une grande impulsion avec ses pieds. Il recule de deux bon mètres. Il profite de l'élan de la balançoire pour faire un petit saut et se mettre debout. Marie sourit en le voyant faire.
-
Quel gamin, murmure-t-elle avec une voix attendrie.
Thomas marche en trottinant vers la maison. Sur le seuil de la porte, il croise Martin qui apporte la nappe et les assiettes. Il le laisse sortir. Il pose sa main sur son épaule en souriant quand il passe devant lui. Il s'engouffre à son tour.
La balançoire oscille encore quelques secondes, puis finit par s'immobiliser.
Les scènes sont en ordre chronologique inversé.