Désolé, je me suis léché. C'est plus fort que moi, j'suis comme les chats.
Il reste néanmoins quelques morceaux de spontanéité dans le bazar. Pardonnes-moi, petite Pooka, je suis un vieux baveux. :~
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Noir.
- Rien ne va plus !
De la main pâle du croupier jaillit une bille luisante comme une météorite de nacre polie. Mon regard assombri ne lâche pas la trajectoire fulgurante de la sphère jusqu’à ce qu’elle heurte le bord recourbé du monde et entame sa course folle sur la piste de bois blanchi.
Noir.
Une peur blanche me fourrage le ventre et les ailes noires de mes appréhensions sont suspendus au grenier de mon crâne. Mon destin équivoque fait rouler la bille, la chargeant d’un poids si grand, qu’il aurait dû la rendre plus lourde qu'un boulet de fonte.
Et pourtant, elle tourne. En rond. Au bord du précipice. Case noire – paradis , case rouge – enfer.
Noir.
Mon c½ur tourne aussi. Je suis, je dois l’avouer, passablement éméché. Martini blanc ? Martini rouge ? Non, Martini noir. Fin de soirée arrosée.
Non, noir ! Bon sang, noir !
C’est sûr, avec ce que j’ai bu, je suis noir. Il faut que je me calme. J’ai presque tout perdu ce soir. Mon argent…
Noir !
… ma femme, l’estime de moi-même. Et mon avenir, qui ne m’appartient plus, roulé par cette petite bille, ce marathonien infatigable d’une blancheur cadavérique. Va, petite bille ! Cours, Philippides ! Porte jusqu’à la mort la nouvelle de la victoire d’Athéna, déesse de gloire et de courage, qui oppose aux armées perses un front marmoréen…
De marbre noir !
Giration perpétuelle. Ca tourne, comme s’il devait n’y avoir jamais de fin au film. Un film noir bien entendu, un bon vieux polar. Qui est la victime, qui est l’assassin ? Le bien, le mal. La justice. Robes noirs d’avocats, de juges. Condamnation à perpétuité. Le marteau de la loi retombe avec le vacarme d’un coup de tonnerre. Au trou, au mitard ! Le trou noir. Sous mes mensonges ensanglantés, dans mon âme noire au plus profond de l’oubli emmuré, le tribunal a tout découvert, le pot-aux-roses, la vérité innocente dans son aube de communiante, sa petite robe blanche.
Noir.
La boule semble suivre, à l’instar de la Terre, un mouvement sans fin. Mécanique céleste, engrenage divin, révolution de trois cent soixante cinq jours et des poussières d’étoiles, depuis l’aube des temps jusqu’au crépuscule ultime. Une révolution rouge ou noire ?
Noir.
La trajectoire du temps s’enlise, ralentit et s’incurve maintenant, je le vois bien. La bille vient de perdre sa vitesse critique, elle décroche. La gravitation terrestre reprend ses droits, attire la bille, veut l’engloutir au centre rougeoyant du globe, son nombril.
Noir.
Mes pupilles de jais se dilatent pour mieux capter le mouvement qui s’alanguit, la lumière qui s’enténèbre. Lumière noire, effet stroboscopique des ébénisteries de la roulette, or et pourpre, ivoire et ébène, saccades bruyantes.
Trrtrrtrrtrrtrr !
La rotation du barillet du revolver émet le même cliquetis, il me semble. Roulette russe. Russe blanc. Russe noir. Devant le percuteur passe un logement vide, une balle, une bille, une cartouche de poudre noire. Relâchement du chien, le percuteur s’abaisse sur le…
Noir !
La bille dévie de l’aisance lustrée du bord vers la réalité implacable des cases. Elle longe la limite, c’est un funambule sur le fil invisible de l’existence. Qui décide de quel coté Humpty Dumpty tombera du mur ? Dieu, le hasard, le fatum ? L’excitation tend mes sens à l’extrême, juste avant la rupture, à la limite.
Rupture !
La bille saute, tressaille, passe d’une case à l’autre. Rouge, noire. Impair et pair. Cette case, l’autre case, rebond contraire. La mort chaotique de la boule blanche est une succession de spasmes violents, qui agitent mon âme enchaînée aux mêmes erratiques secousses. Sous l’agonie épileptique de la fortune, une extase sadique fait trembler mon être affolé. Magie blanche, rouge, noire…
- Le douze. Rouge. Pair et passe.
Et merde…
... noire.
Le râteau du croupier éloigne de moi les quelques plaques et jetons multicolores qui constituent le maigre reliquat de mes espoirs déçus.