Extrait :
LE MÉRITE, PREMIÈRE RÉPONSE À L'INÉGALITÉ
L'inégalité fonde l'injustice : elle fait que l'un a plus que l'autre, sans toutefois le mériter. On a voulu faire porter le chapeau de l'inégalité au mérite : l'inégalité n'est pas injustice, car certains méritent plus que d'autres. Mais où commence le mérite ? Où s'arrête le déterminisme ? On ne mérite pas nos parents, leur fortune ou leur malheur. On ne mérite pas notre éducation. On ne mérite pas la beauté ou la laideur. « Il faut souffrir pour être belle ». Voilà un adage de moche : faire des efforts pour être jolie alors que d'autres sont déjà sublimes à leur réveil, démaquillées, les cheveux ébouriffés. Au mieux, on peut améliorer son teint, une coiffure. La chirurgie esthétique reste un tabou. On ne mérite pas notre intelligence, notre caractère, la soif d'apprendre ou un goût pour l'art moderne : ceux-ci dépendent tantôt de l'hérédité, tantôt de notre éducation. Le plus sûr reste, et je ne vous apprends rien, qu'on ne mérite pas notre niveau de vie.
LA VOLONTÉ ET LE MÉRITE
Toutefois, certains, dont les libéraux, estimeront que diverses choses (la richesse par exemple) dépendent, au moins en partie, de notre volonté, laquelle ne dépend que de nous. Ceci appelle une question : dans l'absolu, mérite-t-on seulement ce qui est le pur produit de notre volonté ? Jusqu'à ce qu'on la définisse, on peut croire que oui. Pensons : la volonté est la capacité de vouloir. Cette capacité est quantitative et qualitative, elle est à la fois puissance de volonté et possibilité de choisir. « Combien grande est ma volonté et où se situe mon libre-arbitre ? » Employons une image pour répondre à cette nouvelle question et explorons le sens de ce double concept de volonté, tout en gardant à l'esprit que c'est la notion peu abordée de puissance de volonté qui est ici fondamentale.
PUISSANCE DE VOLONTÉ
Si je me force à laisser le plus longtemps possible ma main dans un feu ardent, je fais preuve de volonté. Possibilité, car je choisis de mettre ma main au feu ; puissance, car je veux l'y laisser brûler le plus possible. Je me heurterai un jour à la limite de ma capacité de vouloir : mon corps ne pourra plus supporter l'effort mental de résister à la douleur. Imaginons maintenant qu'une autre personne tente la même expérience. Peut-être voudra-t-elle plus longtemps, plus fort que moi. La puissance de sa volonté serait alors plus grande, différente de la mienne. Son effort, ou se résistance, serait plus important. Mais d'où lui viendrait une telle capacité ? A priori, on peut imaginer qu'il est possible d'entraîner sa volonté, mais ce n'est en rien une concession au mérite, et ce pour deux raisons. Tout d'abord, en matière d'entraînement, le problème se pose tout autant : qui aiguisera sa volonté avec le plus d'assiduité ? Celui qui le voudra le plus fort. Et c'est une régression à l'infini. La puissance de volonté relève, comme le reste, de facteurs exogènes : hérédité, éducation, etc. Foncièrement, l'inégalité atteint aussi la volonté. Certains jouissent d'une volonté meilleure, plus puissante. La capacité de volonté n'est donc rien de plus que la loterie génétique, que l'éducation, une réponse à un traumatisme, une réaction à un stimulus...
POSSIBILITÉ DE CHOISIR
Mais, ensuite, au-delà de l'aspect quantitatif, il reste l'aspect qualitatif, l'origine de cette volonté d'entraîner sa volonté. C'est là que le libre-arbitre entre en jeu. Pourquoi ai-je voulu m'entraîner ou mettre ma main au feu ? Les motivations peuvent être multiples, conscientes ou inconscientes ; je me brûle la main pour séduire une fille, ou bien c'est un désir esthétique d'avoir la main carbonisée. Aiguiser ma volonté est une sûreté pour l'avenir, je m'entraîne pour m'endurcir, je m'entraîne parce qu'on m'a dit de le faire, une publicité me l'a conseillé, etc.
Notre libre-arbitre dépend donc toujours de raisons, de motivations. Ces raisons ne dépendent pas de nous. En bout de ligne, elles relèveront toujours d'autres raisons, qui à leur tour puissent leur origine dans d'autres, elles-mêmes nées de traumatismes dans l'enfance ou de Dieu sait quoi. Nous comprenons que si notre volonté dépend de raisons, alors elle ne dépend pas de nous. On peut dès lors répondre à la question initiale : « mérite-t-on ce qui est le pur produit de notre volonté ? » Ou, dit autrement : maîtrise-t-on notre capacité de vouloir, notre puissance et notre libre-arbitre ? Non. Nous ne méritons rien. Nous devons intégrer profondément de constat implacable : la volonté comme nous l'entendons est une chimère. Elle a succombé à l'inéluctable déterminisme, aidé par la science. Ce n'est plus qu'un concept creux. Elle était l'idée d'une force par-delà le monde, la matière, par delà la causalité ; une force extensible à l'infini, ne répondant de rien d'autre qu'elle-même. Comme, physiquement, serait-ce possible ? Notre esprit aurait la possibilité de créer ex nihilo ! Nous venons désormais de réduire la volonté à une catégorie, une caractéristique humaine déterminée. Chez l'individu, un grand intérêt pour l'impressionnisme n'est pas fondamentalement différent de la couleur des yeux ou de la taille : l'un dépend de raisons culturelles, l'autre de raisons génétiques. Force est d'avouer que la volonté n'a pas pour origine la volonté. Et, en fin de compte, la liberté n'est qu'une illusion dans un fatras de raisons.
PS : nous baser sur notre expérience sensible est intéressant (en fait, y'a que ça qui compte), mais pourrait-on raisonner s'il vous plaît ? Qu'on sache au moins ce qu'il en est, pas ce qu'il paraît en être.
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