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La Nonne et le Vieux Bouc
J'ai pris la liberté de passer rapidement quelques années de notre triste sir. En résumé, il occupa son temps à diriger l'Ordre Sacré d'Albion avec Maître Ontho et Père Clercetnet. C'est une longue et bien belle histoire, parsemée de quelques échecs, mais surtout de très belles réussites et autres grands moments. Il rencontra durant cette période de formidables personnes qui ont marqué sa mémoire, et ce pour toujours. Cay y restera vingt ans. Puis un jour, ne pouvant plus supporter la pression d'un tel poste, mais aussi désireux de retrouver sa liberté, il quitta l'Ordre Sacré. Il erra alors à travers le royaume, l’esprit un peu plus en paix, mais toujours hermétique à certains sentiments. L’histoire reprend peu avant le soir où il allait rencontrer un fier détachement d’Archanges dans la cité en ruine d’Avalon.
Une nuit de plus. Une longue nuit à parler du passé. Cay semblait me faire de plus en plus confiance, et s’ouvrait jour après jour. Même si au début, je profitais de sa générosité pour manger à ma faim, ne l’écoutant que d’une oreille, je dois avouer que je me suis pris d’amitié pour ce vieil homme. Plus le temps passait, plus j’attendais avec impatience la suite de son histoire, et j’étais fier d’en être le seul auditeur. Il fallait trier, bien sûr, et interpréter quelque peu, la boisson le rendant parfois incompréhensible. Ce soir-là, nous avions décidé de faire halte dans une petite auberge chaleureuse non loin de la Retraite d’Adribard. Quelques chopines, un bon repas, et l’histoire recommencerait. Mais, chose étrange, il me dévisageait en plissant les yeux. Habitué à son regard toujours dans le vague, je demandais :
" Heuuu j’ai encore une fève collée dans le bouc, ou quoi ? "
" Non, juste un peu d’œuf… Mais là n’est pas le sujet, ménestrel. "
" Hu ? Heuu Cay, je sais que la solitude te pèse, mais pardonne- moi, je préfère les femmes… "
" POUAHHH ! CUL DE KOBI VA ! Tu as vu comment tu es laid ? Non merci ! MOUHAHAHA !"
" Bon, alors quoi, vieux bouc ? "
" J’ai juste remarqué l’emblème de ta cape. Les Archanges d’Avalon, c’est cela?"
" Heuu haa oui ! Ils m’ont accepté dans leurs rangs, il y a peu. J’essaie de me faire une petite place et de me rendre utile… Enfin tu vois… "
" Oui oui je vois… C’est la guilde de mon frère Katan, il me semble… Ça fait bien longtemps que je ne l’ai revu. "
" Oui, c’est ça ! Diantre, ta mémoire fonctionnerait-elle encore ? ? ? ? "
" Donne-moi quelques noms d’officiers, je te prie, le puceau… "
" Pourquoi faire ? "
" La politesse veut qu’on réponde à la question avant d’en poser une autre, ménestrel ! "
" TSSSS… Bah je ne les connais pas tous encore… Je dirais Sir Merriadoc – c’est lui qui m’a guildé -, Sir Katarn, Dame Iphosie, je crois… Ha oui et Sir Flynk, qui s’est bien occupé de moi. Sinon j’ai parlé aux Maîtres de Guilde Shen et Laephrog, aussi … Pourquoi veux-tu donc savoir cela, alors ? "
" Tu es trop curieux, ménestrel. Et de toute manière, je n’ai pas envie de répondre. "
" FOUTREDIEU ! La politesse, tu dis ? "
" Allez, je te laisse là pour ce soir ! Tu resteras dormir ici, la chambre est déjà payée. J’ai à faire sur l’instant. "
" Hors de question ! Je vois là un vieux renard en quête d’un mauvais coup ! "
" Tu ne voudrais pas que je t’assomme, tout de même ? Allez, fais moi confiance, c’est personnel ! "
" Pfffff bon d’accord… "
Je montais lentement vers ma chambre, dépité… Enfin c’est ce qu’il fallait lui faire croire. Il pouvait toujours rêver, le Cay. S’il pensait que j’allais l’écouter, il se fourrait le doigt dans l’œil. Je laissais passer quelques minutes, et me mis sur ses traces… Bien trop visibles. Un troupeau de boueux n’aurait pas fait mieux… Enfin bon... Je le retrouvais en train de faire envoyer un message par pigeon. Patiemment, tapi dans l’ombre, j’attendais. Petit détail amusant, je notais qu’un pigeon différent apporta la réponse. Je me demande bien ce qui a pu lui arriver. J’apprendrais plus tard qu’un Archange, Sir Katarn l’avait tout simplement mangé… Bref… Cay partit alors pour Port Gothwaith, moi sur ses talons. Quelques minutes plus tard, je le voyais galoper. Demandant au palefrenier ou diable il se rendait, il me répondit Avalon pour quelques pièces supplémentaires, le bougre. Je ravalais ma salive… Si je devais le suivre là-bas, je risquerais gros, sachant le lieu très dangereux. Mais ma curiosité l’emportait encore et sans nulle doute m’emportera-t-elle un jour dans les bras de la mort.
Avalon, enfin. J’eu à peine le temps de le voir passer dans le tunnel menant à cette cité mythique. De nombreuses troupes albionnaises campaient autour, prêtes à repousser les hordes des lézards qui en avaient pris possession. Discrètement, je me faufilais pour ne pas le perdre. C’est alors que je le vis en train de discuter avec … des archanges… Je me doutais d’un coup de ce genre. Mais quelle en était la raison ? Les Sirs Flynk et Katarn, Demoiselle Hime, et Sœur Lohla, ainsi que quelques alliés. Le fracas des proches batailles m’empêchait d’entendre ce qui se disait, mais tout portait à croire qu’ils se préparaient à affronter l’ennemi. Je les suivais tant bien que mal dans un lieu reculé de la cité. J’ai bien cru mille fois mourir, tant les lézards semblaient nombreux. Un seul d’entre eux n’aurait eu aucun mal à me croquer. Enfin, le groupe prit position et la lutte commença. Il fallait voir ça ! La violence du combat me donnait des frissons. Le fracas des armes, les cris stridents et inhumains de l’ennemi, le sang … tant de sang… La rage de trois paladins unis contre une horde intarissable de lézards. Demoiselle Hime s’évertuait à empoisonner l’ennemi grâce à de complexes sortilèges, tandis que la Foi de Sœur Lohla enchaînait miracle sur miracle et gardait le mur d’acier en un seul morceau. Un thaumaturge dont j’ai oublié le nom déversait les flammes de l’enfer sans discontinuer, grâce aux pouvoirs mystiques d’un prêtre d’Arawn.
Me rapprochant un peu, j’eu la surprise de les entendre parler et … rire, comme s’ils n’avaient cure de l’effort fourni. Demoiselle Hime jouait la coquine, piquant tour à tour les hommes présents. Le vieux Katarn jurait à tout rompre, maudissant son arthrite, et se critiquant lui-même, alors qu’il se battait parfaitement bien et avec courage. Le fougueux Flynk exécutait de très belles passes d’armes, désireux de montrer sa valeur à tout instant. Et Sœur Lohla ne semblait pas quitter Cay du regard, ne serait ce qu’une seule seconde. Elle le complimentait, s’émerveillait de sa force, et s’efforçait d’attirer l’attention du vieux paladin. Mais celui-ci semblait ne rien entendre. Inlassablement, il bataillait ferme, sans panache, mais avec une réelle efficacité, rodé par des années de combats. Ses gestes étaient mécaniques et calculés, et même s’il n’avait plus le physique de ses vingt ans, il ne laissait transparaître aucune faiblesse. Cay se cantonnait à rester poli, et – chose qui ne m’échappa point – il observait. Oui, il observait ses compagnons d’armes. Discrètement, il décortiquait chacun des Archanges. Par respect, il finit par éconduire poliment Sœur Lohla, invoquant son âge avancé. Je pus lire la déception sur le fin visage de la jeune demoiselle, qui – il est vrai – était de bien loin sa cadette. Une discussion s’engagea alors sur le droit d’aimer et la Sainte Lumière. Les avis furent partagés, bien sûr, et chacun apporta de l’eau au moulin. Pour ma part, je trouve que l’amour c’est très bien, et que la Sainte Lumière fait pousser l’orge… Enfin bon, la n’est pas le sujet, pardonnez-moi.
La lutte continua tard dans la nuit, et, louée soit la Lumière, personne ne fut gravement blessé. Quelques coupures et autres hématomes ici et là, mais rien d’important. Alors que les compagnons se quittaient, je notais le regard étrange de Sir Katarn. Il observait Cay et semblait se poser des questions à son sujet. Ces yeux s’écarquillèrent soudain, puis il secoua la tête. Étrange personnage que ce Katarn. Je remarquais aussi Sœur Lohla, et je dois avouer qu’elle me fit de la peine. Avec un dernier regard pour ses compagnons et sans doute pour Cay, elle se dirigea tête basse vers un coin d’ombre. Les mots de ce vieux bouc avaient sans nul doute sonné cruellement à ses oreilles. Si seulement elle avait su qu’elle s’attaquait à un cœur mort, sans doute aurait-elle abandonné de suite. Je n’eus pas le courage de le lui dire malgré tout. Mais aujourd’hui, je dois avouer être fier de ma lâcheté sur ce coup.
Cay quitta Avalon, l’air pensif. Il devait sans doute faire ses conclusions sur les quelques archanges rencontrés cette nuit-là. À croire qu’il cherchait à vérifier mes fréquentations… tsss… merci la confiance règne ! Mais je m’égare. A nouveau, je le suivis dans l’ombre et je fus surpris quand il continua sa route au-delà d’Adribard. Il galopa toute la nuit, et je n’en pouvais plus. J’avais beau avoir pris soin d’emporter un peu de crème apaisante pour mon … comment dire … fessier, je souffrais tout de même le martyre. J’imagine à peine l’épaisseur de corne que le vieux bouc doit avoir sur l’arrière-train. Enfin, il fit halte au relais de Snowdonia. Le soleil pointait à l’horizon, et une myriade d’oiseaux entonna un magnifique récital en ré mineur pour celles et ceux qui savent écouter, et pas seulement entendre. Cay, au lieu de rentrer dans l’auberge, dépassa le bâtiment, et s’enfonça dans les collines brillantes de rosée. Avec le temps, je regrette peut-être un peu de l’avoir suivi jusqu’ici, mais ce qui est fait est fait. Il s’approcha d’un monolithe, s’agenouilla et se mit à parler à voix basse. En l’entendant, beaucoup l’auraient pris pour un fou, sans aucun doute. Mais je connaissais son histoire et ce qui le liait à cette pierre. Cay parlait trop faiblement pour que je puisse vous narrer le monologue… Enfin… Monologue n’est pas le mot juste. Les quelques bribes que je percevais ressemblaient plus à un dialogue. En cet instant, j’ai cru que le vieux paladin devait poser des questions et y répondre lui-même. Il est fréquent que les vivants parlent aux morts de cette façon, lorsqu’ils sont persuadés d’une intimité totale. Folie ? Peut-être… Mais il n’est pas à moi d’en juger. Je sais cela dit qu’il évoqua le nom de Sœur Lohla, mais rien de plus. Finalement, il se releva, et c’est un homme perturbé, en proie à de nombreux conflits, que je vis repartir. Je le laissais là, complètement stupéfait. Cela ne lui ressemblait pas du tout.
Hésitant un peu, je décidais finalement de m’approcher de la Prison de Pierre, désirant adresser une simple prière. Je ne saurais dire alors si la fatigue y fut pour quelque chose, ou si le soleil me joua un tour, mais – Grande Lumière – il me sembla bien que le monolithe changea subitement de couleur lorsque Cay fut hors de vue.
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