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Voir mon corps, brisé par la charge de la bête nécromante, voler et s'écraser lourdement sur le sol. Voir, distinctement, ma chair se disloquer, réduites à milles éclats luminescents et disparaître dans un bruit de verre brisé. Me voir bondir dans son dos et mitrailler sa chair morte de balles brûlantes. Deviner son étonnement. Sentir sa confusion. Sourire...
Sortir de mon abris et lancer devant moi un nouveau double, à l'assaut de l'ennemi. Changer de direction, bondir, laisser derrière moi un alléchant appât en la personne d'une troisième illusion. M'écarter tandis que le monstre s'énerve et fait trembler le sol, affectant mes doubles, sans peur et dotés de si peu de valeur...
La vie est précieuse, mais quand elle n'est qu'illusion, il s'agit simplement d'un outil appréciable. Leur éclatement conjoint me suffit à hébéter l'immensité mort-vivante. Je laisse libre cours à mes fantasmes. Ils surgissent, armés d'épées titanesques, ils chargent sans hésitation aucune. Je reste en retrait, contemplant l'acte final de la scène qui se trame sous mes yeux. Le colosse, enfin, en vient à bout. Il s'avance vers moi, boitant et affaibli.
Sourire...
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Éveil.
Douloureux réveil. Je ne suis qu'une fleur nue dans les racines de l'Arbre Clair. Ce souvenir était le dernier que l'Arbre rêverai avec moi. Me jugeant apte à m'aventurer dans le monde par mes propres moyens, il m'avait laissée éclore. Le monde me parut glacial en comparaison de la chaleur de mon géniteur. Grand et froid. Le soleil tombait déjà derrière les arbres, colorant d'ardentes teintes l'horizon du Bosquet. Inconsciemment, hypnotisée par ce spectacle, je me levais et marchais. Mes pas m'amenèrent au bord du vide, totalement nue, fragile essence sylvestre tout juste venue au monde. Je laissais le vent du soir sécher ma peau de fibre et d'écorce naissante, je prenais plaisir à sentir chaque chose vivre autour de moi. Astre de sang en cet instant de ma naissance, le soleil m'abreuvait de ses derniers rayons, comme l'Arbre m'avait nourrie de mes derniers rêves un instant auparavant. Je ne saurais jamais ce qu'il était advenu de cette ancêtre qui avait affronté la bête morte. Peut m'importait en réalité. Sa vision des choses était dores et déjà mienne. J'éprouvais déjà pour la vie, mais aussi pour la mort, pour toutes les illusions de ce monde et de l'autre, une fascination sans bornes.
Rapidement on vint me chercher, me présentant une tunique simple de feuilles vertes. Je la revêtais avec reconnaissance, tandis que s'installait la nuit et sa présence oppressante, invitant au silence. Je consacrais les heures suivantes à l'exploration physique du bosquet, cristallisant par des sensations précises les images éthérées que l'Arbre m'avait laissées entrevoir dans son enseignement du monde... J'étais à des lieues d'imaginer, à l'époque, à quel point l'avenir serait riche en surprises pour moi. D'ailleurs, inconsciemment, je profitais de mon insouciance et flânait jusqu'au levé du jour, m'endormant sur une terrasse isolée, juste après avoir salué le soleil naissant...
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Courir, jusqu'à en perdre haleine. Fuir la réalité même de l'horreur verte et sombre derrière moi. C'est le Chasseur Vert, les rêves de l'Arbre me l'ont montré une fois, une seule, pour me prévenir de ne pas l'approcher. Et là il est à mes trousses. Un ravin. Un bond, roulade. Passer derrière le gros arbre, roulade encore. L'horrible craquement dans mon dos m'annonce que j'ai échappé à un coup qui a brisé un tronc en deux. Il va me falloir réagir, sous peine de mourir jeune à cause d'une étourderie. Quelle idée de m'aventurer ici aussi, alors que tous m'ont prévenu, que la journée avait si bien...
Stop. Quelque chose cloche.
J'esquive sans vraiment y prêter attention un nouveau coup du chasseur, inversant ma course pour le surprendre et me glissant sous sa garde. Je sais ce qui ne va pas. Je ne sais pas comment je suis arrivée là, en pleine forêt, pourchassée par une créature de légende. La seule réponse contextuelle logique à cette situation serait que je sois en train de rêver. Donc mon inconscient génère ces images pour me faire passer un message, mais j'en suis encore maître.
Je repense au combat de ma compatriote contre l'horreur mort-vivante dans mes rêves pré-natals. L'excitation m'envahit. Je fais apparaître sur le sol un premier cercle, mauve luminescent, discret sous les feuillages. Deux cents mètres plus loin j'en mets un autre et l'active. Le coup du chasseur crée un cratère de cinquante centimètres exactement entre mes deux pieds. Enfin presque. Moi je suis revenue au premier cercle, j'ai en main un grand espadon et plus du tout l'air d'une proie. Sans réfléchir je pointe mon arme sur mon ennemi et génère un rayon qui semble prendre vitesse et puissance avec la distance parcourue. Le chasseur le prend de plein fouet et est obligé de rouler sur le côté pour se mettre à couvert derrière un arbre. Je ferme les yeux et génère alors deux clones de moi-même qui s'élancent vers mon ennemi. Ils résistent quelques instants avant de céder sous ses coups de boutoir. Peu importe, j'ai eu le temps de trouver une nouvelle technique à appliquer. J'esquive son coup suivant en roulant au sol. Juste à côté de l'endroit où il a frappé un nouveau clone fait son apparition et commence à s'éloigner en canalisant le rayon par son épée. Dans l'instant je suis déjà dans l'autre cercle de nouveau.
Je génère un rayon à mon tour et frappe le Chasseur de mon côté. C'est en hurlant de rage qu'il annihile mon clone et me charge, se moquant du rayon comme d'une gageure. Je laisse alors libre cours à mes fantasmes les plus démesurés et un double moi-même à l'air beaucoup plus fort et puissant que les autres surgit, tournoyant, épée en main. Il frappe et bouscule de nombreuses fois le Chasseur alors que je change encore de cercle.
Il est temps d'en finir.
Le béhémoth verdoyant me charge à nouveau, blessé mais encore puissant et vaillant. Inspirée, je décide de reprendre le contrôle pur et simple du rêve. Ma main tendue suffit à arrêter la course du monstre, qui s'immobilise à une poignée de centimètres de mes doigts. Je prends alors la parole dans une langue qui m'est inconnue mais dont le sens me paraît évident.
Tu es le Chasseur Vert. Je reconnais ton pouvoir et ta force. Dis-moi maintenant ce que tu fais dans mes songes ou pars.
Presque humain dans sa posture, paré d'une armure magnifique, à peine marquée par mes assauts répétés, il s'adressa à moi dans le même langage, avec une lueur étrange dans l'œil.
Je suis ta première épreuve, jeune fleur. J'incarne l'absolu refus de la mort et je suis là pour voir ce que tu vaux. Ta voie semble se tracer alors même que tu ne t'es éveillée qu'il y a peu du Rêve de l'Arbre. Tu trouveras bien vite les premières pierres pour paver la longue route de ton avenir, et ta voie jusqu'au véritable chasseur touchera un jour à sa fin. D'ici là je peuplerai tes songes de mes contes et de mes conseils. Considère-moi comme une inconsciente présence dans ton esprit, je saurai ne pas t'importuner la plupart du temps.
Avant que je puisse répondre, je me rendis compte que son armure devenait entièrement noire, puis il s'en fut dans les profondeurs de la forêt, tandis que je réveillais sur ma terrasse préférée, alors que le soleil se couchait doucement.
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J'avais mal. Mal de ne pas pouvoir passer les blocages magiques posés par mes poursuivants. Mal de ne pas être assez puissante pour me défendre. Mal d'être réduite au silence et à une mort prochaine alors que je suis éveillée depuis tout juste un an. Je sens le pouvoir palpiter en moi, la capacité brute et chaotique à influencer l'esprit et l'âme. Je vais finir par vomir si je n'arrive pas à laisser sortir ça, ou par devenir folle. Mes maîtres ont eu le temps de m'enseigner les bases de la maîtrise des envoûtements et je me suis appliquée à dominer le champ de bataille, mais toute ma technique ne me sert ici à rien. Je dois trouver une autre façon d'utiliser mon pouvoir.
Ne cherche pas à le dominer, laisse le t'habiter, t'inspirer. Il n'y a pas d'ordre sans chaos.
Un murmure dans ma tête. La pièce manquante au puzzle. Le temps que je réalise ce qui se passait, un flot de magie m'envahissait. Mon corps irradia un instant de volutes mauves. Sortir de l’abri, rouler pour éviter un projectile. Me redresser, tendre la main devant moi, canaliser le pouvoir, ne pas le contrôler.
Une sphère violette vola vers le mort-vivant devant moi. Arrivée à son contact elle l'incendia légèrement. Intriguée j'en lançais une autre sur le suivant, il sembla aussitôt confus, emmêlé dans ses gestes et se blessa lui-même en essayant d'agir. Le suivant fut gelé, un autre sembla empoisonné. Quand je décidais d'essayer d'influer sur l'effet de mes tirs chaotiques, ils devinrent sur une sorte de vent, rebondissant de cible en cible, provoquant toujours des effets aléatoires. J'étais émerveillée.
Un bâton atterrit à mes pieds sans que je le vois venir, un véritable bâton d'érudit, en bois brut, droit et simple. Je sentis immédiatement le pouvoir se répandre dans mon corps alors que je l'attrapais, rangeant mon épée. Dès lors que je ressortis de mon couvert, mes tirs se firent plus nombreux, prenant de la puissance et de l'ampleur. Je créais un clone pour lancer des traits chaotiques avec moi, désorienter l'ennemi, le rendre fou. Faire naître le doute. Je réalisais alors tout le pouvoir du chaos, me laissant emporter par l'inspiration je mettais au monde un puissant sorcier illusoire, ses attaques semblant d'autant plus puissantes sur les cibles déjà affectées par de nombreuses conditions. Enfin je lâchais mon pouvoir une dernière fois en une meurtrière tempête de chaos brut.
Mes ennemis étaient morts. Tous. Cependant j'en entendais d'autres venir et j'étais exténuée, incapable de reproduire une telle décharge de magie brute. Alors Elle m'apparut pour la première fois, surgissant des fourrés, minuscule Asari débordante de puissance.
Suis-moi, nous ne pourrons pas tenir cette position à deux. Les forces Sylvaris viendront bientôt prendre le relais. Laissant planer un instant de silence, elle conclut : Je suis la Tisserêve Allya et on dirait que j'ai bien fais d'écouter tes maîtres et de venir te trouver. En plus de te sauver la vie il se pourrait que j'ai trouvé ce que je cherchais.
C'est ainsi que nous primes la fuite, courant à bonne allure. Elle m'enseigna ce jour la première leçon que tout envoûteur se doit de connaître par cœur : "Un esprit fort dans un corps sain".
Nous arrivâmes sur les terrasses de l'Arbre Clair à l'aube. Pour moi c'était la troisième fois que je passais une nuit à mi-chemin en l'émerveillement et le cauchemar. Allya me prit en apprentissage dans la foulée, au mépris des avis pourtant partagés de mes maîtres. Je la suivis sans hésiter, avec mon épée et son bâton, le premier présent qu'elle me fit.
C'est de l'érable, traité magiquement pour canaliser les énergies chaotiques. Garde-le, il est à ton image. Inspiration et Chaos au cœur, dissimulés par une évidente faculté à dominer tes émotions comme tes ennemis. A rester droite, fière et impassible. Viens, jeune Sylvaris, aventurons-nous ensemble dans les méandres de la magie.
Mon dernier souvenir de l'Arbre ce jour-là, fut le regard, autant intrigué qu'effrayé, de mes anciens maîtres. Le tout joliment encadré par une décharge d'énergie mauve, qui nous emmena loin, très loin dans les méandres de l'esprit et du pouvoir.
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D'ordinaire j'aime la pluie. J'adore même rester des heures durant à méditer quand le ciel déverses des milliers de goutte d'eau. Je ne me sens nulle part mieux qu'au cœur d'un orage, entre le tonnerre et les éclairs, de préférence en pleine forêt, à même le sol, en paix.
Mais là, je marche sur une plaine tout ce qu'il y a de plus morne et vide, depuis plus de trois jours, sous une pluie torrentielle presque continue. C'est la première mission en solitaire que me donne Allya. Outre l'honneur qu'elle me fait en me confiant une tâche si importante en personne, je me réjouissais à l'idée d'aller découvrir un peu plus encore le reste du monde. Et bien pour l'instant le monde est plat, morne et sacrément humide. Heureusement que le problème que je devais aller résoudre s'est révélé intéressant. En réalité il fut bien au-delà de toutes mes attentes, en bien comme en mal...
Une certaine Kym Syhil, une humaine envoûteuse de son état, avait un petit soucis de réminiscence réaliste. Sa sœur jumelle, Kayla Syhil, apparemment guerrière gradée dans l'armée, serait morte récemment. Folle de douleur et de chagrin elle fit une petite folie. Elle injecta directement son pouvoir, décuplé par l'émotion, dans le cadavre encore tiède de Kayla. Quelque minutes plus tard, cela n'aurait sans doute eu d'autre incidence que d'évoquer un clone de la guerrière qui aurait disparu en quelques minutes. Mais pas ici.
Notre magie, celle de l'illusion, se base sur l'âme avant tout. C'est ce qui permet à nos illusions d'être si réelle et de pouvoir blesser nos ennemis. C'est aussi ce qui nous permet, canalisant nos émotions, de créer de puissants fantasmes. Hors l'âme de Kayla n'ayant pas encore pu s'élever rejoindre ses - sans doutes - glorieux ancêtres, et en fait d'un inoffensif clone, c'est bel et bien un fantasme meurtrier qui a fait son apparition, consommant son corps et donnant vie à un sérieux problème.
De ce que j'ai pu expérimenter sur cette mission, post-mortem nos émotions se délitent assez rapidement, quittant le navire les premières, ne laissant que la personnalité profonde de l'être "monter la garde" le temps que les connaissances commencent à leur tour à s'évader. Il faudra que j'étudie ça à l'occasion, mais ce qui importe c'est que Kym a procédé à la création du fantasme alors que Kayla n'avait gardé que sa férocité de combattante, profondément ancrée en elle, à plus forte raison au cœur d'une bataille. Elle s'est donc relevé en spectre vengeur et meurtrier et a prit à cœur non-seulement de défendre sa sœur - désorientée et éplorée au milieu d'un champ de bataille - mais aussi de faire entendre son point de vue de la manière la plus franche qui soit à tout ceux qu'elle a croisé après la bataille. Seul le contrôle sommaire de Kym sur sa sœur à évité un triple meurtre.
Une histoire prometteuse en somme. Kym a réussi à contacter mon maître une fois de retour chez elle, après qu'elle ai été mise à pied. Elle fut évidemment priée d'emmener sa sœur avec elle, puisque le fantasme semblait ne pas vouloir s'éteindre.
Je suis arrivée là-bas à la tombée du jour. Le spectacle était intéressant. J'avais les deux sœurs face à moi, rigoureusement identiques, l'une ramassant son linge, vêtue d'une robe simple à manches courtes, l'autre en train de fendre du bois... avec le tranchant de sa main. Et vêtue d'une armure de plaque complète, évidemment. Ce fantasme était vieux. C'était également une évidence. Il était indiscutable que j'étais devant une abomination illusoire, sorte d'horreur fantasmagorique, tous mes sens me hurlant de dissiper ça immédiatement, ou de partir en courant.
Mais ma curiosité naturelle était de loin supérieure à tout autre chose chez moi. Je m'avançais donc. Kym - ce ne pouvait être qu'elle - me regarda avec appréhension, ses yeux allant sans cesse de sa sœur à moi. Je décidais alors d'envoyer se faire tondre les principes logiques et de me fier à mon seul instinct... Et m'arrêtait devant Kayla directement. Elle semblait sur le point d'avoir une réaction passablement sèche et violente, je m'empressais donc de m'incliner humblement devant elle, lui transmettant dans la foulée une once de puissance "fraîche". Je n'avais ni envie ni intérêt à la renforcer ainsi, mais j'avais le choix entre la diplomatie ou un aller simple pour une destination que j'aimerais autant éviter.
Par un miracle dont je renonce à chercher l'origine, j'ai survécu à ce premier contact et j'ai été accepté automatiquement par Kayla. Sa sœur, autant soulagée qu'intriguée, fut rassurée quand je lui montrais le sceau de la Tisserêve. La mission pouvait commencer.
J'ai passé un peu plus d'une nuit complète à parler avec Kym d'une multitude de choses qui m'ont permises de reconstituer la raison de la persistance de sa sœur. Je n'entrevoyais qu'une seule possibilité d'y remédier et elle ne me plaisait pas. J'ai donc passé presque une semaine entière avec Kayla, l'accompagnant toute la journée, quelle que soit l'occupation, prenant le temps de la découvrir entièrement. J'étais proprement effarée de voir qu'un fantasme pouvait détenir tant de connaissance et avoir une personnalité encore si poussée. Elle était consciente de sa "mort" parce qu'elle avait vu les cendres de son corps et de son armure, ainsi qu'entendu le récit de sa sœur, mais elle n'arrivait pas à concevoir sa nature éphémère. Pour elle, tant que sa sœur existerait, elle devrait exister à ses côtés pour la protéger jusqu'à sa mort.
Ma théorie déplaisante se confirmait. J'aimais de moins en moins ça.
C'est au milieu de ma septième nuit là-bas que je pris le temps de méditer réellement sur tout ce que j'avais appris. J'essayais de penser à ce que mon maître aurait fait, mais j'étais incapable de trouver une solution qui m'aille. C'est au cœur des ténèbres que je me suis souvenu d'un des enseignements inscrit sur la tablette de Ventari : "Agis avec Sagesse, mais Agis."
Chier.
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Kayla se tenait face à moi, dans la pénombre. Elle n'avait aucun besoin de sommeil et montait une garde efficace dans la chambre de sa sœur. Ce que je devais faire me donnait envie de vomir, mais je n'avais pas le choix.
Quand un fantasme est crée à partir d'une âme il dispose encore d'une immense réserve d'énergie et peut durer plusieurs années sans montrer aucun signe de faiblesse. De ce fait il est quasiment invincible puisque le tuer reviendrait finalement à le disperser temporairement. Il aurait tôt fait de se reconstituer plus loin et de revenir vous traquer. Cependant chaque illusion est liée à son envoûteur, et tuer le maître revient à tuer l'artifice. J'avais lu quelque chose là-dessus dans un livre d'Allya. L'érudit y racontait qu'un jeune homme avait fait un clone parfait de sa défunte épouse. Cependant la création était dépourvue se sentiments et tuait quiconque l'importunait. Rien, des charmes d'emprisonnement aux sceaux de contrition, n'arrêtait la chose. Ce n'est que la mort de son créateur qui permit sa disparition. Pourtant, l'érudit raconte aussi que depuis le village est hanté par une âme-en-peine à l'effigie de la morte, et que rien ni personne ne semble pouvoir la faire partir.
Double problème donc. Devoir à la fois supprimer l'attache et m'occuper d'une âe errante ensuite. Ce n'est qu'à la condition de débarrasser définitivement les lieux de toute présence fantasmagorique que ma mission serait accomplie et que je pourrais retourner voir mon maître la tête haute.
J'avais mon coutelas passé à la ceinture, et un masque dans la main gauche. J'avais prit trois jours à travailler avec le forgeron du village pour le faire exactement comme je le voulais. Un masque d'arlequin, imprégné des marques de ma magie, un réceptacle prêt à l'usage. Une prison. J'allais prendre d'énormes risques et le savait pertinemment, mais il est un moment où il faut agir. Laisser une mauvaise situation en l'état sous prétexte qu'elle n'a encore tué personne n'est pas une bonne solution. Je n'ai aucun regret par rapport à ce que je vais entreprendre, même si ça me donne envie de vomir.
Il faut faire vite.
Je m'approche de Kayla en silence, laissant mon affection pour elle paraître le plus possible. En une semaine j'ai appris à apprécier, à aimer même, ce vestige d'une femme qui devait être extraordinaire. Elle me regarde approcher avec l'air étonné, plus encore quand je lui prend la main, me penche, et lui dépose un baiser sur le coin des lèvres. J'ignore si ces lignes seront lues un jour, mais j'aimerai autant que vous sachiez que ce baiser fut on ne peut plus sincère. Mes sentiments naissant pour elle, bien que contre-nature, étaient véritables. Dans le cas inverse cela n'aurait pas eu l'effet escompté. Recevant cette émotion contradictoire à ce qu'elle connaissait, sans vraiment en comprendre le sens dans l'immédiat, la figea quelques instants de stupeur. J'en profitais pour me retourner aussi sec et sortir mon coutelas. Me glissant rapidement et en silence auprès de Kym je plaquais ma main sur sa bouche et enfonçait la lame sous ses côtes, directement dans son cœur. Elle ouvrit les yeux de surprise, vit mon regard, larmoyant et désolé, sembla comprendre et s'éteignit en silence, apaisée, un sourire aux lèvres.
Je ne prit même pas le temps de retirer l'arme. Je me saisis immédiatement du masque et fit face à ce qui allait être une des plus grandes horreurs de ma courte vie. Kayla se tordit, grandit, sembla imploser et vola finalement en éclats. Je me jetais aussitôt au milieu de la tourmente d'énergie ainsi dégagée, masque brandit, activant mentalement le sort de capture. En l'espace de quelques secondes la totalité de l'essence de Kayla était piégée dans l'artefact, dont le sourire avait désormais un côté malsain et inquiétant.
La succession d'évènement avait prit moins d'une minute et s'était exécuté dans le silence le plus total. Je prenais donc le temps de retirer la lame du corps de Kym, de la nettoyer sur un bout de tissu et de la ranger. Je croisais les mains de l'envoûteuse qui avait eu le malheur de trop aimer sa sœur, les déposant sur sa poitrine, je fermais ses yeux. Elle avait l'air de dormir.
La nuit était encore jeune et le lieu, calme, était propice à ce qui devait suivre. M'éloigner aurait de toutes les manières risqué d'affaiblir l'enchantement du masque et de libérer Kayla. Consciente que la bataille à venir serait mentale et non pas physique, tout autant terrifiée par ce que j'allais affronter que rongée par la culpabilité que j'éprouvais, assise dans un coin de la pièce, recroquevillée et tremblante, je mis le masque sur mon visage.
Kayla ?
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Je devine qu'autre chose que la fatigue t'accable Eyris. Ta mission s'est bien déroulée ?
Les yeux vides, le teint jaune, malade, épuisée, vidée. Je suis dans un état déplorable quand j'entre dans le bureau de mon maître, soutenue par deux des vagabonds qui vivent aux abords du manoir. Ils restent là, moi misérablement appuyée sur leurs épaules. J'ai fais le dernier kilomètre jusqu'à la propriété en rampant, le masque accroché à ma taille semblant peser des tonnes. Allya est étonnée que je ne réponde pas, elle se retourne. Je ne sais pas à quoi elle s'attendait, mais sûrement pas à ça. Je dois vraiment avoir une mine affreuse pour qu'elle montre autant d'émotion d'un coup. C'est la première fois que je la vois hausser les deux sourcils en même temps, sans parler d'écarquiller les yeux.
Amenez là au laboratoire, posez-là au centre du cercle rouge... non, bleu... A moins que ...
- Violet, maître.
J'arrive tout juste à émettre un murmure, un vague borborygme informe. Je montre le masque du menton, faiblement. Ses yeux se plissent. Elle réfléchit. Un sourcil se lève, un second. Ses yeux s'étrécissent à nouveau, ses oreilles se couchent en arrière. Je vais me faire remettre en état, ça oui, mais après je vais me faire vertement sortir des lieux et consigner je ne sais où à je ne sais quelle tâche rébarbative pour quelques semaines, je le sens. J'ai trop peu de forces pour le redouter cependant. Même si je peux sentir sa colère d'ici.
Suivez-moi.
Un ton sec, sans appel.
Son laboratoire est une immense salle circulaire, dotée d'innombrables niches comportant de plus nombreux objets encore. De toutes formes, couleurs, sortes, depuis les fioles aux contenus inconnus jusqu'aux sphère qui lévitent seules. J'oublie parfois que mon maître reste une Asura, malgré ses penchants solitaires sa répugnance pour le comportement hautain de son propre peuple.
Sur le sol une douzaine de cercles et autres figures s'entrecroisent. Elle les efface d'un geste de la main et en trace aussitôt un autre, avec une poudre mauve aux reflets changeants, sortie allez savoir d'où. Je ne suis pas en état de réfléchir plus que ça, je sens le masque qui pulse encore un peu. Je grince des dents. Je suis déposée au centre, avec plus de douceur que je suis capable d'en apprécier. La pierre fraîche sous ma peau, à travers mes vêtements sales et déchirés, m'apaise. Pas le ton sec de mon maître qui congédie les deux hommes. Je suis prise de violents tremblements, le masque sait. Il sent, ELLE sent, la puissance de la Tisserêve. Elle sent le danger, le pouvoir. Elle ne gagnera pas ce combat là. J'espère juste que j'y survivrait. Quoique, mon châtiment sera sans doutes exemplaire. Allya incante, ça fait des jolies lumières au moins, mais ça picote un aussi. Elle ne coupera pas la douleur. Ce sera ma première punition. Je l'ai senti dès les premiers mots. Je hurle à la première vague de magie qui me traverse. Je suis trop desséchée pour pleurer, bientôt je ne pourrai même plus hurler. Seulement attendre, et serrer les dents.
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Tu as fais QUOI ?
Ses cris sont presque plus douloureux que sa magie. Pourtant je la comprends. Mais elle aussi le devrait. J'ai agis selon les enseignements de Ventari, les premiers que j'ai jamais connus. "Agis avec sagesse, mais agis.". Tuer Kym et emprisonner Kayla était la solution la plus efficace, n'en déplaise à mon maître.
J'ai fais ce qui devait être fait maître. Je suis consciente du prix de la vie, mais si je n'avais pas pris en charge Kayla immédiatement, nous aurions couru le risque qu'elle fasse des victimes et devienne hors de contrôle à la mort naturelle de Kym, de plus...
- Tu l'as PRISE EN CHARGE ? Tu te moque de moi ?
Je confirme. C'est plus douloureux, milles fois plus. Et même si la douleur éprouvée pendant les heures passées dans la salle devrait me permettre de ne jamais plus avoir à redouter la torture ou quoi que ce soit, mon esprit peut toujours souffrir des remarques de mon mentor.
J'ai fais mon possible avec les moyens du bord, loin de vous pour me conseiller et de toute ressource magique réelle ! C'est ce que vous vouliez non ? Que je me débrouille enfin seule et que j'apprenne à gérer par moi-même une situation difficile. N'est-ce pas le but premier de cette mission ?!
A mon tour d'exploser. D'ailleurs je venais de marquer un point apparemment. Profitant de la seconde de répit qu'elle m'accordait, j'enchaînais.
D'ailleurs, pour votre gouverne, j'avais prévu le cas où je mourrais en revenant. Le masque devait détruire l'âme de Kayla si je venais à succomber ou à le perdre trop longtemps.
Quelque chose passe dans ses yeux, un lueur de désolation, une ombre de désespoir.
Justement Eyris. Tu t'es trompée dans ton sort.
- Comment cela maître ?
- Tu n'as pas lié Kayla au masque.
Son ton est grave, inquiétant.
En vérité tu l'as seulement emprisonnée, mais l'issue de la joute qui a opposé vos âmes ne l'a pas liée au masque. L'enchantement est erroné. Ce qui explique ton état à ton arrivée ici à vrai dire.
- Je ne suis pas sûre de comprendre maître.
Son soupir me fait presque sursauter. Elle est trop démonstrative de ses émotions et de ses pensées, quelque chose cloche. Quoi que j'ai fait c'est sûrement plus grave que je ne peux l'imaginer.
Tu as lié l'âme de Kayla à la tienne directement, et à ton propre corps. Le masque n'en est que la demeure éphémère. Comme une maison pour un corps. Mais vérité ton épuisement vient du fait que tu devais nourrir deux âmes, pensantes et actives, en même temps. Cela aurait terrassé n'importe qui, il est d'ailleurs surprenant que tu ai survécu.
Je ne réponds pas. Elle me regarde, l'air préoccupée, mais je ne dirai rien. Que dire d'ailleurs ?
Désormais tu devras toujours avoir un masque sur toi, il te permettra de garder le contrôle de Kayla. Tant que tu le gardera accroché à ta ceinture, ou simplement à la main, il restera inerte. Mais si tu le mets, vos deux âmes seront fusionnées. Vous ne ferez qu'une seule et même personnalité. D'ailleurs il n'y a qu'à voir comme tu m'as répondu. Tu n'aurais jamais osé avant de partir en mission, être aussi sûre de toi.
C'était sidérant, et inespéré en même temps. Quelques points restaient encore sombres cependant.
Quelques petites choses que tu ne dois pas oublier cependant. Kayla était une guerrière, une combattante. Quand tu affronteras des ennemis elle prendra sûrement le dessus sur toi. Je pense d'ailleurs que c'est une bonne chose, puisque cela devrait te permettre de profiter de son expérience du champ de bataille. J'ai enchanté le masque pour qu'elle ne puisse cependant pas faire de mal à toute personne que tu considéreras comme amie. Cela devrait pouvoir t'empêcher de blesser qui que ce soit, même dans des débordements de fureur.
Ta personnalité sera sûrement beaucoup plus instable aussi, je te conseille de porter le masque aussi souvent que possible, il fera un excellent contrôleur et te permettra d'égaliser tes fonctions émotionnelles. Par précaution j'ai inscrit dans ta mémoire le rituel pour enchanter correctement n'importe quel masque. Tu devrais donc pouvoir en changer comme bon te semble. Inutile de préciser que dormir avec le masque est proscrit par contre. Tes rêves doivent pouvoir se faire librement, et tes cauchemars également, ils seront un excellent exutoire.
J'emmagasinais toutes les informations comme si ma vie en dépendait, et je sentais que je n'étais pas au bout de mes surprises.
Dernière chose Eyris.
Je relevais la tête, intriguée.
J'ai veillé personnellement à rendre indestructible le lien entre ton âme et celle de Kayla, ainsi qu'à empêcher que vous puissiez jamais fusionner totalement. Pour le restant de tes jours, que je te souhaite longs et heureux, dès lors que tu ne porteras pas le masque, seul le crépuscule et la nuit t'appartiendrons, dès l'aube ce sera Kayla qui sera maîtresse de ton corps. Ce sera ta malédiction, ta punition, ton châtiment. Appelle ça comme tu veux. Et c'est uniquement parce que je sais que tu n'oublieras jamais l'horreur de ta première mission et l'atrocité de ton acte que je te pardonne le meurtre de Kym, qui était ma première apprentie.
En l'espace de quelques secondes, qui me semblèrent de longues minutes, je fis trois choses. Mon premier réflexe, pendant le discours de mon maître, fut de regarder au dehors. La lune était basse et la nuit finirait bientôt. Ensuite je regardais Allya comme si je venais de la mutiler. Je repensais au regard de Kym, au dernier instant. J'avais fais ce qu'il fallait et elle en était consciente. Mais Allya m'en voulait tout de même et c'était normal. Je considérai cette malédiction comme un juste châtiment. Une vie changée pour une vie volée et une âme emprisonnée. Je ne m'en sortais pas si mal. Enfin je me levais en silence et m'approchais du balcon. En bas, dans la propriété, les vagabonds, gens du voyage passant souvent par les terres de mon maître, s'éveilleraient dans une heure ou deux tout au plus. Certains se préparaient sûrement déjà pour aller chasser ou se ravitailler à la ville proche. Tous vivaient sans se douter de l'horreur qui les contemplait.
Je regardais le masque, son sourire inquiétant me réchauffant presque le cœur. Mon maître respecta mon silence le temps que le soleil se pointe à l'horizon. Je voulais le vivre au moins une fois.
Si la tentation de mettre l'artefact sur mon visage était grande je n'en fis rien. Je me retournais vers mon maître, alors que je sentais quelque chose s'immiscer à l'orée de ma conscience. Je la sentis grandir en moi et prendre de plus en plus de force, me repoussant vers les obscures limites du subconscient. Enfin, juste avant de perdre pied, je disais ce qui me brûlait les lèvres depuis que le silence s'était installé.
Même si ça ne peut plus rien changer, sachez-le maître. Je suis désolé.
- Elle est sincère, Allya. Je suis contente que vous l'ayez épargnée.
Je sentais le soleil réchauffer ce corps, totalement nouveau pour moi. Physiquement faible et fragile. J'allais devoir le muscler pour qu'il tienne le rythme imposé par sa nouvelle existence.
Je sais qu'elle l'est. Je sais aussi que vous allez devenir quelqu'un dont le nom marquera les mémoires et les légendes. N'est-ce pas... Eyris ?
- Mon nom est Kayla, et tu le sais très bien.
C'était rigoureusement exact, le nom de mon âme est Kayla. Ceci étant dit... Je mis le masque, enfin, tressaillant de bonheur de sentir nos deux conscience fusionner.
Et maintenant ? Qui es-tu ?
Cette petite Asura, toute puissante magicienne et savante de renom, semblait réellement intéressée par la réponse à sa question. Je devais me trouver un nom, refléter à la fois l'acier trempé de mon tempérament, encore rouge de la forge et prompt à s'engager dans les conflits, avec l'argent pur et glacial de ma personnalité, sage et réfléchie.
Je suis l'Archonte.
... Fin ?
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