[Lecture] La fleur d'Ostalie

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Jolienne, Jolien, voici venu un post un peu moins barien que ce que tu as l'habitude de lire habituellement en venant au comptoir...
Et oui, point question de solitude, d'alcool, ni de débat sur la meilleure façon de s'installer sur le trone (quoique ca pourra toujours faire de la lecture, ou un stock de feuilles pour l'occasion, au choix) mais d'un petit texte (mais alors vraiment tout petit) destiné à... rien de particulier en fait.
J'ai écrit ca car je m'ennuyais, et il se trouve qu'il a plu à ma guilde, donc je le poste ici pour le soumettre à la critique constructive et éclairée des joliens.
Pour planter le cadre (histoire de pas faire lire à ceux qui s'en foutent), le texte ne s'inscrit pas dans le rp d'un jeu quelconque, et aurait pu avoir lieu dans notre monde au tout début du XXème siècle, "aurait" car il n'en est rien. L'univers est donc totalement independant, suivant ses propres règles et sans cadre spatio temporel bien défini, laissant le lecteur libre de voir le monde à sa manière. C'est pas du Zola et ca va pas pogner vigoureusement la fluxion zygomatique d'un ponay unijambiste somalien mais j'espère que ca plaira à ceux qui le liront, donc bonne lecture

PS: le texte est long donc je vais enchainer plusieurs posts, si vous pouviez attendre que ce soit fini pour pas géner la lecture, merci


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Chapitre I

Elle se réveilla en sursaut, se redressant en position assise au milieu des draps défaits, prenant une brusque inspiration, comme sortant d'une longue apnée.
Pas de cri, aucun son, si ce n'est celui de sa respiration encore trop rapide, et quelques craquements naturels du bois, comme si le mur en face lui répondait tandis qu'elle le fixait, les yeux encore hallucinés.

Une mèche de ses cheveux retombant dans son champ de vision acheva de la réveiller complètement, et sa main glissa sur son front après avoir ecarté cet obstacle à sa vue.

-"Une semaine... J'en peux plus..." chuchota la jeune femme, comme pour se réconforter en se sachant bel et bien là.

Elle quitta le lit, pieds nus, titubant encore un peu jusqu'à parvenir à la bassine d'eau sur la commode. L'eau fraîche ruisselant sur son visage eut l'effet escompté, et c'est pleinement reveillée que la jeune femme reposa la bassine.
Cela faisait à présent une semaine qu'elle n'était pas sortie de sa chambre, dormant peu, en proie à ce qu'elle qualifiait d'hallucinations et de cauchemars, autant de temps passé sans manger, ne faisant que boire.

La dernière visite de son médecin n'avait rien arrangé, et voila plusieurs jours qu'elle avait cessé de l'écouter, il ne comprenait de toute évidence rien à ce qui se produisait, nul ne la comprenait de toute facon.
Son vieux miroir serait à nouveau son compagnon de la journée, tandis qu'elle s'asseyait, levant les yeux sur ce reflet impassible.
A sa grande surprise, le reflet lui renvoya un petit sourire, le sien, réflexe nerveux sans doute en voyant que la nuit n'avait pas fait trop de ravages cette fois.
Son teint livide tranchait à présent avec ce qui avait toujours été une énigme pour son entourage.

Elsa, car c'est ainsi que ses parents l'avaient nommée, pouvait facilement être qualifiée d'exception, ou de curiosité du village, sans toutefois que l'on sache pourquoi. Les plus folles rumeurs avaient d'ailleurs courrues à sa naissance, mettant sa mère dans l'embarras, mais tandis qu'elle grandissait la vision des autres était devenue plus douce et plus personne n'y faisait attention à présent, tout au plus cela suscitait la curiosité des étrangers.
La nature l'avait en effet dotée d'une couleur de cheveux s'approchant assez du rouge, zebrés ca et là de mèches presque pourpres, le tout agrementé de prunelles rose fushia, combinaison pour le moins unique et inattendue, aucun membre de sa famille ne possedant une telle pigmentation, ni aucun habitant de la région d'ailleurs.
Une énigme de la nature qui la souciait bien peu pour le moment, qui la rassurait presque car contrairement à sa peau qui perdait peu à peu les couleurs de la vie, son imposante tignasse était plus chatoyante que jamais, et son regard n'avait rien perdu de son éclat.

Elle le tourna justement vers l'étagère où reposaient ses réserves, éprouvant le même malaise que les jours précedents, elle se détourna immediatement en essayant de penser à autre chose.
Ce n'est pas la faim ou l'envie de manger qui lui manquaient, mais rien que d'y penser lui provoquait des vertiges, et tenter d'avaler quoique ce soit entrainait une perte de connaissance et de longs cauchemars, phénomene que son médecin était bien en peine d'expliquer.

Elle s'était depuis quelques jours déjà barricadée dans sa chambre, refusant de voir ses parents ou qui que ce soit, cherchant à comprendre elle même ce qui lui arrivait, sans grand succès.
Le miroir lui avait été d'une aide appreciable, et à travers son propre reflet Elsa avait pu prendre conscience de changements en elle même, sans qu'elle puisse toutefois les expliquer.
La matinée se passa de la même manière que d'habitude, essayant de se souvenir de ses rêves, bien plus souvent de ses cauchemars, qui étaient vraisemblablement liés à son état, mais dont l'absence de cohérence et de continuité l'empêchait de tirer quoique ce soit.

Le claquement de la porte du bas la tira de ses pensées et provoqua un bref sursaut. Sans doute son père partant travailler, elle savait qu'une autre personne était déjà sortie, et donc qu'elle était à présent seule.
Moment qu'elle affectionnait, profitant de la tranquillité pour entrouvrir la fenêtre de son petit balcon et se détendre en oubliant quelques instants son état alarmant. Il y avait juste assez de place pour son fauteuil en osier et l'unique pot de fleur servant à décorer l'endroit.
Comme chaque jour, elle versa un peu d'eau pour rafraîchir la terre baignée par les rayons du soleil, puis ferma les yeux quelques instants, plus détendue.
Une idée traversa son esprit encore embrumé, comme si un déclic s'était produit, si bien qu'elle ouvrit les yeux quelques secondes plus tard, fixant le vieil arbre du jardin sans toutefois le regarder.

-"C'est quand même pas possible que..."

Elle leva un peu les yeux en direction du soleil, mais les baissa bien vite, ayant du mal à s'habituer à la lumière après tant de jours passées dans sa chambre, et décala un peu son fauteuil pour se laisser baigner par les rayons de l'astre lumineux.

Une vague sensation de bien être vint remplacer son malaise permanent, tant et si bien qu'elle resta plusieurs heures à somnoler dans cet état de grâce.
Le réveil fut brusque, le claquement de la porte la tira de son sommeil réparateur. Le soleil avait tourné, et les derniers rayons se perdaient dans le feuillage du chêne centenaire, indiquant le crépuscule, et par conséquent le retour de ses parents.
Il ne fallait pas qu'ils la voient ici, du moins pas encore, et c'est avec une hâte non dissimulée qu'Elsa repoussa son fauteuil en se penchant pour tirer les volets.
Dans sa précipitation, elle bouscula le petit pot de fleurs, le faisant basculer par dessus le rebord avant d'avoir pu le rattraper. La chute sembla durer une éternité, sans qu'elle ne sache vraiment pourquoi, et le bruit de la porcelaine volant en éclat coïncida avec le cri de douleur de la jeune femme, qui tomba inerte sur le balconnet.

Le bois constituant les murs de la pièce grinca quelques instants, vibrant sous les coups donnés à la porte, qui finit par céder sous les assauts repetés du père, alerté par le vacarme inattendu.
Il resta un instant debout sur le pas de la porte, mélange d'inquietude et de stupeur, avant de courir auprès de sa fille sans tenir compte de l'état de la pièce.
Elsa gisait étendue sur le plancher, les yeux ouverts, inerte, comme prise dans l'un de ses rêves inexplicables, et il la transporta rapidement sur le lit tandis que sa mère préparait à boire.

Aucun n'avait prononcé la moindre parole, comme si tout avait été inutile, et ils ne s'étonnaient presque plus de rien, bien qu'ils passèrent plusieurs minutes à examiner la pièce.
L'atmosphère était moîte, l'air difficilement respirable, empli de particules indéfinissables, et d'un commun accord silencieux toutes les portes et fenêtres furent ouvertes pour aerer autant que possible, tandis que la pièce était peu à peu remise en ordre.
La vieille femme se tourna vers son mari, sa voix fatiguée brisant la lourdeur du silence.

-"Tu crois que tout ca finira..." marmonna-t-elle, sans même prendre la peine de terminer sa phrase.
-"Je n'en sais rien, mais je l'espère pour elle."

Elle soupira en emportant quelques affaires, tandis qu'il veillait sur Elsa.
Aucun d'eux ne comprenait ce qui pouvait se produire, mais ils en étaient arrivés au stade où ils souhaitaient que ca se termine, quelle qu'en soit l'issue, ne pouvant de toute facon plus vivre dans cette situation.

Dans un premier temps les crises d'hystérie, les cauchemars, les hallucinations, puis l'enfermement totale de leur fille, et à présent la trouver dans cet état, autant de jours d'anxieté qui avaient eu raison de leur moral.

Le réveil ne fût pas brutal, contrairement à ce qu'attendait le père, assis sur son vieux tabouret depuis plusieurs heures à présent, juste à coté du lit, prêt à la retenir en cas de nouvelle crise.
Elsa papillota des yeux quelques instants, et lui adressa un sourire presque réconfortant, en se tournant sur le coté, vers lui.

-"Je sais désormais, ne t'inquiètes plus pour moi."
-"Tu sais, mais quoi ?"
-"Que je suis différente."

Après une longue inspiration, semblant revigorée, elle se leva, se dirigeant comme si de rien n'était vers la commode, passant un peu d'eau sur son visage.

-"Vas donc te reposer papa, tu as assez veillé sur moi, je descendrai tout à l'heure, ca va mieux, fais moi confiance."

Le vieux père s'executa, préferant ne pas poser de questions, il savait de toute facon très bien qu'elle ne lui dirait que ce qu'elle voudrait bien.
Se retrouvant à nouveau seule, la jeune femme passa plusieurs heures à se remettre d'aplomb, réflechissant un long moment devant sa garde-robe.
Elle opta pour une tenue presque estivale, bien que le printemps soit à peine entamé, la jupe longue assortie à son haut de couleur rouge, presque la même que ses cheveux, qu'elle avait passé plus d'une heure à coiffer.

Ses parents l'attendaient en bas, l'un à coté de l'autre, parcourus de la même émotion perceptible à l'idée de voir leur fille reprendre une existence normale. Ils furent gratifiés d'un sourire rayonnant de bonne humeur, comme si une nouvelle vie l'animait à présent, bien que son teint toujours pâle trahisse la dernière semaine.

-"Je ne peux pas vous l'expliquer, mais ca va mieux, désormais, par contre certaines choses vont changer..."

Elle inclina un peu la tête en souriant pour faire passer son embarras, sous les yeux attendris et resignés de ses parents, qui avaient pris depuis longtemps l'habitude du caractère borné de leur fille.

-"Je sortirai plus souvent, et je mangerai plus de viande aussi... Plus que de la viande, en fait."

Devant leur air etonné, elle jugea de bon ton de préciser ses pensées.

-"En fait ce sont les légumes qui sont en partie responsable de tout ca... je m'en suis rendue compte en regardant mon étagère... Enfin je ne veux plus rien consommer d'origine végetale, d'ailleurs je mangerai en haut pour ne pas vous déranger, ni vous voir manger."

-"Je vois...Bien nous ferons comme ca alors." murmura son père, sachant éperdument qu'elle ne lui racontait pas tout.

-"Tu es sure de ne pas vouloir que j'appelle le médecin, pour... être bien certains que tout va mieux ? Enfin, par certitude, si tu vois ce que je veux..." ajouta timidement sa mère, interrompue avant la fin.

-"Non ! Surtout pas, tout va bien, regardez, je vais mieux, pas besoin de médecin ! Bon je vais sortir un peu, à ce soir !"

Le ton était sensiblement agité et elle les embrassa rapidement puis quitta la pièce avant qu'ils n'aient eu le temps d'ajouter quoique ce soit.

-"Tu aurais dû lui dire quand même..." soupira sa mère.

-"Je n'ai pas eu le temps, et puis je préfere qu'elle se débrouille avec lui, de toute facon ca les regarde."

-"Esperons que tout aille bien..."

Il hocha la tête et referma la porte laissée grande ouverte.

Le soleil se montra une nouvelle fois complice, baignée par ses rayons, elle ne ressentait même plus la fraîcheur matinale, et avancait d'un bon pas dans la rue, sous le regard parfois etonné des voisins qui avaient eu vent de la dernière semaine.

N'importe qui la connaissant un minimum pouvait se rendre compte que quelque chose en elle s'était produit, d'ordinaire plutôt reservée, dissimulant ses cheveux pour ne pas attirer le regard, ils flottaient à présent sur ses épaules avec autant de fierté à les montrer qu'elle n'avait de volonté de les cacher quelques jours plus tôt.
La bourgade n'était pas bien grande, mais le marché régional se tenait cette semaine, provoquant un afflux de marchands et de clients des environs, tant et si bien que les rues grouillaient d'animation.

Ce n'était pas pour lui déplaire, la journée s'annoncait radieuse, et elle remontait la rue d'un pas rapide, sa bonne humeur et son énergie apparente offrant un constraste inhabituel avec la fatigue et la lassitude de la vie paysanne.
Son programme était assez chargé, et Elsa commenca la matinée chez le fleuriste, quittant la boutique avec plusieurs jardinières et sacs de graines en tout genre pour le plus grand bonheur du marchand, avant de diriger ensuite ses pas vers la boucherie du coin de la rue.

Là encore les achats furent conséquents, et le boucher bien qu'etonné d'une telle envie de viande, se montra serviable et executa les caprices de sa cliente avec zèle.
Elle passa l'après midi à flâner et à acheter quelques petites babioles pour ses parents, et tandis que le soleil commencait à décliner, s'enfonca dans l'une des ruelles, vers le domicile de son compagnon, à la fois impatiente et anxieuse de le revoir après plus d'un mois.

Il était en effet rentré de voyage juste au moment où elle tombait malade, et de ce fait elle n'avait pu le voir.
Rien ne semblait avoir changé, et la lueur des bougies au troisième étage était rassurante quand à la présence de celui qu'elle venait voir.
Après s'être rapidement recoiffée, elle fît jouer le gros heurtoir à demi rouillé qui ornait le milieu de la porte.

Il y eut un bref instant de silence, et elle renouvella l'opération, provoquant cette fois un peu d'agitation, elle devina sans peine qu'il descendait pour lui ouvrir.
Son sourire radieux se mua en un hoquet de stupeur lorsqu'il ouvrit la porte, passant sa tête dans l'entrebâillement.

Elsa sentit ce vague malaise remonter en elle, peut être était-ce le fait de le voir ainsi, torse nu, s'étant laissé pousser la barbe, decoiffé, ou peut être la voix féminine émanant de l'escalier et lui disant de faire vite, ou bien les deux à la fois.
Il marqua un moment d'étonnement en la voyant.

-"Qu'est-ce que tu fais ici ? J'avais dit à tes parents de te préve..."

Elle était déjà partie avant qu'il n'eut terminé, abandonnant sur place ses achats de la matinée, quelque chose au fond d'elle la poussant à s'enfuir sans attendre une quelconque explication qui de toute facon tomberait dans l'oreille d'une sourde.
Les rêves et les cauchemars l'envahissaient à nouveau, perdant la notion de ce qui l'entourait, se laissant porter par ses jambes là où elles le voudraient bien, alors que déjà la nuit tombait, recouvrant d'obscurité tout point de repère.

Ses jambes cessèrent de la porter peu de temps après, et la nuit fut longue et tourmentée, à la frontière de la réalité et de son imaginaire, jusqu'à ce que finalement l'astre solaire chasse à nouveau les brumes.
Elsa entrouvrit les yeux, se heurtant de plein fouet à la lumière qui la baignait, lui insufflant une nouvelle vigueur.

Après un rapide tour d'horizon, le village encore en vue la rassura, bien qu'il se trouvait assez loin. Un vieil arbre au tronc noueux lui avait servi de support pour la nuit, et les marques dans l'écorce confirmaient son impression sur la nuit qui venait de s'écouler.
Son regard se posa sur sa sacoche, visiblement emportée dans sa course sans qu'elle n'y fasse attention.

-"Ca pour une chance..."

Elle trouva ce qu'elle escomptait, principalement deux sacs de graine achetés la veille, ainsi que son petit miroir.
Après une lente inspiration, elle entrouvrit le miroir, et se pencha dessus, le laissant tomber presque instantanement à la vision de son reflet.
Il se brisa sur une petite pierre tandis que sa proprietaire retombait avachie contre le tronc d'arbre.

De longues minutes passèrent, jusqu'à ce qu'elle trouve la force de se redresser à nouveau, ramassant soigneusement les fragments luisants au soleil, s'estimant prête à affronter de nouveau cette image d'elle même.
Par chance il restait un morceau suffisament large pour qu'elle puisse s'oberver à travers la rayure qui le parcourait d'un coin à l'autre.
Sa peau semblait plus pâle que jamais, étrangement plus douce, et ses cheveux, jusque là inchangés, commencaient à présent à se modifier aussi.
Elle resta un moment, immobile, fixant ce reflet, avant de lâcher brusquement le fragment de miroir lorsque la douleur au bout de son pouce se fit sentir.

La coupure était peu profonde, mais le sang s'écoulait déjà doucement, peut être un peu trop à son goût.
Elle serra son pouce pour provoquer un afflux de sang, sans guère de résultat, il semblait coaguler immediatement, sans rien perdre de sa rougeur.
Après quelques instants à réflechir, le passage de son doigt sur la coupure confirma son impression. Il aurait dû s'écouler comme ca avait toujours été le cas, au lieu de ca il restait collé, refermant la plaie presque immediatement, plus épais, plus pâteux qu'il n'aurait dû l'être.

-"Mais qu'est-ce que je deviens..." soupira la jeune femme en se laissant retomber contre le vieux tronc, enveloppée des rayons matinaux de son bienfaiteur lumineux.

La brise rafraichissante la tira de sa somnolence un peu avant que le soleil n'atteigne son zénith, et après un moment de flottement, Elsa retira de sa sacoche l'un des paquets de graine, l'observant quelques instants, pensive.
Elle en versa le contenu dans la paume de sa main gauche, sans même se souvenir de quelles graines il s'agissait. Rien ne se produisit dans un premier temps, puis elle referma doucement ses doigts sur la poignée de graines, les yeux mi-clos, à nouveau à mi chemin du rêve et de la réalité.

Quelques minutes plus tard, elle ouvrit de nouveau les yeux, ainsi que sa main, et resta un moment silencieuse en contemplant les jeunes pousses qui grandissaient à vue d'oeil sur la paume de sa main, semblant si vivantes.
Au fur et à mesure que les graines devenaient des plantes à part entière, elle parvenait à ressentir la brise et les rayons du soleil à travers elles, comme puisant ses sens dans leurs tiges et dans leurs feuilles naissantes, tandis que la croissance allait bon train à partir de rien, seulement posées sur la paume de sa main, enroulant leurs raçines autour de ses doigts pour se maintenir.

Le spectacle avait quelque chose d'envoûtant et Elsa passa l'après-midi sans bouger, se laissant bercer par des interactions et des sensations jusque là inconnues.
La tombée de la nuit la tira de sa torpeur, et elle se leva, déposant ses plantes au pied de l'arbre, ne ressemblant en rien à ce que les graines auraient pu donner en temps normal.

La jeune femme esquissa un sourire en imaginant ce que penseraient les passants lorsqu'ils apercevraient cette curieuse végetation, plus digne de pousser au coeur d'une jungle qu'au pied d'un vieux chêne.

La nuit était déjà bien avancée lorsqu'elle fût de retour en ville, ce qui l'arrangeait de toute facon, lui évitant ainsi des remarques sur le fait qu'elle soit pieds-nus, complètement decoiffée et pâle comme un linceul.
Sa douce insouciance de l'après midi avait laissé place à d'autres sentiments, et c'est avec des projets bien établis qu'elle retournait dans la ruelle d'où avait commencé sa course de la veille.

La bourgade était endormie, et c'est sans la moindre crainte qu'elle commenca l'escalade de la facade de son ancien compagnon. L'édifice était entièrement recouvert de lierre, et la plante lui servit d'escalier naturel et improvisé, la portant presque, sans émettre le moindre bruissement de feuilles et lui offrant un support appreciable jusqu'à la fenêtre du troisième étage.
Le loquet céda en quelques minutes, et la fenêtre ouverte dévoila le couple profondément endormi.

-"Tu as été parfait." chuchota-t-elle en direction d'une feuille de lierre tout en l'effleurant de sa main, avant d'entrer dans la pièce, un léger sourire au coin des lèvres.

Sa connaissance de l'endroit lui évita toute maladresse malgré l'obscurité, et un rayon de lune lui dévoila les dormeurs. Il était allongé sur le coté, dos à sa compagne, étendue sur le dos du coté de la fenêtre, ce qui provoqua un nouveau sourire de satisfaction chez l'intruse nocturne.
Elle ouvrit son second sac de graines, les déposant dans la paume de sa main, et renouvella l'opération de l'après midi, les déposant ensuite sur le plancher, au pied du lit, formant en quelques minutes un tapis de lianes, ondulant sous l'oeil captivé de leur maîtresse.

La symbiose était parfaite, chaque feuille, tige ou racine éxecutant ses volontés parfaitement, et les plantes se dressèrent peu à peu, enroulant un à un les membres de la dormeuse dans un silence quasiment parfait.
Elle se réveilla au contact des épines dont était munie l'une des plantes, déversant dans l'organisme de sa victime un poison végetal aussi violent qu'efficace.
Aucun son, aucun mouvement autre que celui des plantes l'enserrant peu à peu, la faisant lentement glisser du lit vers le tapis végetal, sous l'oeil émerveillé de leur maîtresse.

Elsa resta quelques instants à observer, à la fois fascinée par l'étendue de son contrôle et satisfaite de voir sa vengence servie sur un lit végetal, croisant froidement le regard de sa victime terrifiée.
Les plantes la recouvraient à présent presque totalement, ne laissant apparaître que son visage figé par le poison, et les plantes s'immobilisèrent durant de longues minutes, tandis que la jeune femme parcourait une à une les tiges et les lianes du bout de ses doigts.

Elle retira brusquement sa main, se pencha au dessus de sa victime, laissant sa longue chevelure rougeoyante pendre jusqu'à elle.
Le chuchotement à peine audible provoqua quelques efforts vains pour se dégager.

-"Dommage pour toi."

Elle s'écarta de quelques pas et commenca à examiner le contenu des meubles et des tiroirs environnants, d'un air detaché, tandis que les plantes s'animaient de nouveau.

-"Tiens tiens une lettre..."

Elle approcha la feuille à la lueur des rayons de lune et s'efforca de la lire, sans même se soucier de ce qui se passait derrière elle.

Après quelques instants, elle se retourna, agacée, murmurant à ses plantes d'en finir.
La masse végetale à présent partiellement couverte de sang frais s'executa, mettant un terme à l'agonie du corps à demi dechiqueté, transpercé de toute part par les tiges et les épines qui depuis de longues minutes déjà broyaient un à un les membres et les os avec une lente et implacable efficacité.

Les gargouillis et les craquements cessèrent peu à peu, permettant à Elsa de se concentrer sur sa lecture, qui se termina dans un soupir de mépris.
La lettre, dechirée en deux, fût deposée sur le lit à la place de la dormeuse, une mèche de cheveux rouges dessus en guise de signature, et elle quitta la pièce comme elle était venue, laissant derrière elle le tas de plantes baignant dans une mare de sang.
La descente se déroula sans encombre, le lierre se montrant aussi complaisant que la première fois, et Elsa quitta la ville pour s'enfoncer au coeur de la forêt, l'esprit vidé, à nouveau à la frontière de ses mondes.

Chapitre II


-"Nacyl ! En voila du boulot pour toi mon vieux !"

La pile de documents jaunis souleva un nuage de poussière au contact du bureau, et le propriétaire des lieux, avachi dans son fauteuil, executa un lent geste de la main pour balayer le nuage.

-"C'est quoi tout ca ?" grommela-t-il, peu enthousiaste à la vue de la pile de textes à examiner.

-"J'en sais rien j'ai pas tout lu, mais c'est le préfet qui m'a fait envoyer ce bazar, il voulait que ca soit toi qui t'en charge personellement, la paye a l'air bonne."

Nacyl haussa un sourcil, caressant sa barbe grisonnante datant d'une semaine environ, et se redressa pour commencer la lecture.

-"Je te laisse bouquiner tout ca j'ai autre chose à faire, apparement c'est un truc de l'an dernier, un vrai massacre, ils ont jamais pu avancer donc ils te le refilent."

-"Ouais je vais encore récuperer ce dont personne ne veut se charger. Enfin merci pour le résumé au moins je sais à quoi m'attendre, je verrai ca demain du coup."

-"Fais le maintenant, l'autre a dit que c'était urgent et que ca avait assez trainé."

Il déposa sa pipe encore fumante sur le coté du bureau tandis que son interlocuteur sortait, et commenca la lecture du dossier.
L'après midi passa plus vite que prévu, ponctué d'exclamations variées et de plusieurs rasades de bière. Il reposa la dernière page en soupirant, et se tourna vers son fidèle compagnon, qui n'avait pas bougé non plus de la journée.

-"Et ben mon gars, j'espère que t'as pas perdu ton flair depuis le temps !"

La seule réponse de son ami canin arriva sous forme d'un jappement, lui rappelant qu'il était l'heure de manger.

-"Ca va, ca va, tu vas l'avoir ta bouffe, attends un peu !"

Il déposa la gamelle pleine de viandes en tout genre près du bureau, et retourna s'asseoir, vautré comme à son habitude, parlant à son chien qui ne semblait guère s'en soucier.

-"On part demain bonhomme, va falloir retrouver une gamine, et y'a interêt à être prudent vu ce qu'elle a fait la dernière fois qu'elle a été vue."

Il passa le début de soirée à relire et à trier les élements importants parmi la pile d'informations dont il disposait, et se retrouva finalement avec une bien maigre piste. Il placa le tout dans son vieux sac, accompagné de quelques rations et de son materiel habituel, puis s'écroula sur son lit comme de coutume, ronflant jusque tard dans la matinée.

Chapitre III

-"Et bah c'est pas trop tôt, quel bled paumé !"

Un hennissement visiblement approbatif de sa monture fatiguée provoqua un sourire chez le vieil archer tandis qu'il mettait pied à terre, donnant un peu d'eau dans une gamelle à son chien dont la langue pendait jusqu'au sol depuis une bonne distance déjà.
Il extirpa de sa poche un trousseau de clef, consultant le numéro puis cherchant du regard dans la ruelle déserte.

-"Allez Fergus ramènes toi, c'est là."

Il donna une tape sur sa cuisse et le chien s'executa à contre coeur, visiblement plus motivé à dormir qu'à suivre son maître.
La porte grinça sur ses gonds, une odeur de renfermé émanant de la pièce, restée close depuis le départ du proprietaire.

-"Allez on traine pas, c'est au troisième si je me rappelle bien."

Le texte peint sur la porte confirma les dires de sa mémoire, et il entra en forcant un peu.
Il ne put réprimer un mouvement de dégout à la vue de la mare de sang sechée, au pied du lit, et commenca par ouvrir la fenêtre pour aérer un peu, avant de sortir de ses poches l'un des croquis.

-"Bon ca semble bien correspondre, elle était endormie là, et on l'a retrouvée massacrée ici par les plantes... Et tout ca sans réveiller son conjoint, c'est pas croyable quand même."

Le chien n'écoutait de toute façon pas grand chose, étalé de tout son long dans le couloir, goûtant à un repos bref mais merité.

-"Elle les a quand même pas inventées ces plantes, doit bien y avoir un truc là dedans..."

Il réflechissait en se grattant le menton, vieille manie chez lui, faisant les cent pas dans la pièce. Nacyl se pencha par la fenêtre, tirant un peu sur le lierre pour juger de sa solidité. Il resta perplexe en voyant la plante s'arracher si facilement du mur.

-"C'est pas possible qu'elle soit montée par là... Même un chat décrocherait ce truc comme de rien..."

Après plusieurs heures de réflexion sans le moindre résultat probant, il quitte l'endroit avec davantage de questions que de réponses à fournir.

-"Bon, demain on part dans cette forêt, c'est là qu'on l'a vue s'enfuir, et je te parie mon arc qu'elle y est toujours."

Le temps était au beau fixe lorsqu'il se mit en route,à pied aux cotés de son cheval, suivi de près par un Fergus enthousiaste.
A son dos pendait un arc en bois usé mais robuste, qu'il maniait depuis plus d'une décennie, ainsi qu'un carquois plein de flèches de différentes tailles. En dépit de son aspect bourru et pataud, le vieux Nacyl était un archer hors pair, et son chien un fin limier, tandem jouissant d'une réputation qui n'était plus à refaire dans le pays.
C'est pourtant avec un sentiment mitigé qu'il prenait la route du bois, sentant bien que la recherche de cette gamine allait le mener au devant de quelque chose dont il se méfiait, même si il n'avait pas la moindre idée de ce dont il pouvait s'agir.

Le bois était assez vaste, mais la carte suffisament detaillée pour qu'il ne se perde pas, et les provisions devraient lui permettre d'explorer durant plusieurs semaines, ce que les précedents enquêteurs avaient bien tenté de faire, jusqu'à leur retour quelques jours après, décrivant une forêt complètement impraticable.
Il orienta ses pas vers la source la plus importante du bois, partant du principe que n'importe qui vivant dans le bois devrait avoir besoin d'eau tôt ou tard, et il comptait bien y être deux jours plus tard si la carte ne mentait pas.
La première journée se déroula sans le moindre incident notable, bien qu'au fur et à mesure qu'il s'enfoncait, la forêt semblait devenir plus oppressante. Fergus le suivait d'ailleurs de près, toujours sur ses gardes, et l'archer avait appris à faire confiance à l'instinct de son fidèle compagnon.

Il constata surpris qu'il était parvenu à la source avec un peu d'avance, et observa soigneusement les lieux avant d'y descendre. Une petite cascade alimentant un lac d'une vingtaine de pas de longueur, se vidant dans un gros ruisseau qui serpentait à travers la forêt. La densité d'arbres était importante et les berges étroites, et bien que ne pouvant rien voir, son chien en arrêt confirma une présence.
Après avoir attaché calmement la bride de son cheval, il ôta l'arc de son dos, le gardant en main au cas où, et commenca à descendre silencieusement le petit dénivelé qui menait au lac.

Son regard se posa directement sur la silhouette assise contre un arbre, de l'autre coté de l'étendue d'eau. Une jeune femme à la couleur de cheveux si particulière, aucun doute sur la personne, et il resta un instant perplexe de la trouver aussi facilement.

-"Y'a un truc qui cloche mon vieux Fergus, ca fait un an qu'ils la cherchent et nous on la trouve en deux jours..."

Il avanca de quelques pas jusqu'à sortir de la lisière des bois, mettant ses mains en porte-voix.

-"Elsa !"

La silhouette sursauta, et resta quelques instants immobile à le fixer.

-"Je te veux pas de mal !"

Il n'avait même pas fini sa phrase que la jeune femme avait disparu dans l'épaisseur de la forêt.

-"Qu'est-ce que je disais... Allez à toi de jouer mon vieux, vas y doucement..."

Il donna une petite tape amicale sur le flanc de son chien qui s'élanca sur les traces d'Elsa, profitant d'un petit gué un peu plus bas.

-"Doucement j'ai dit !"

Son maître éprouva quelques difficultés à passer le gué, et arriva finalement à l'endroit où elle était assise, sans trouver aucune trace, en revanche le chien semblait déjà avoir une piste.
Ils avancèrent d'un bon pas jusqu'à ce que la nuit tombe, et Nacyl installa son campement improvisé au pied d'un gros arbre.

-"Bon allez on reprendra demain, de toute facon la piste a l'air facile à suivre."

La nuit s'annoncait longue, il ne comptait pas se risquer à dormir dans ce genre de situations, tout au plus à somnoler, mais c'était compter sans son âge déjà par trop avancé, et il finit par sombrer dans un sommeil lourd et réparateur alors que la lune atteignait son zénith.
Il ne s'éveilla que tard dans la matinée, se maudissant de s'être ainsi laissé aller.

-"Fergus ! Ramènes toi, on y va !" cria-t-il en se levant, son chien ayant souvent l'habitude de partir se balader dès l'aube.

Plusieurs minutes s'écoulèrent, le campement était levé, et une vague inquiétude commenca à envahir le vieil homme en ne voyant pas rentrer son compagnon.

-"Ferguuuuuuus !"

Sa voix déchira le silence quelques instants, sans trouver le moindre écho, et avec un affolement perceptible il examina les alentours du campement.

-"Fergus va bien, vieil homme."

La voix, pourtant douce, le fit sursauter, et après un rapide tour sur lui même, il saisit doucement le couteau de chasse pendouillant à sa ceinture.

-"Montres toi au moins !"

Il s'efforcait de montrer de l'assurance, mais sa voix chevrotante trahissait son inquietude, son chien étant ce à quoi il tenait le plus, depuis toutes ces années.
La silhouette se laissa glisser des branches de l'arbre, semblant trouver appui avec facilité sur le tronc, et avanca à quelques mètres de l'archer qui la devisageait.

-"Ton chien va bien, du moins ca sera le cas tant que tu ne me feras rien, ca me parait une bonne base, non ?"

Il hocha la tête en rengainant son arme, la détaillant des pieds à la tête avec une stupeur à peine dissimulée.
Elle portait pour tout vêtement deux bouts de tissus, respectivement une sorte de pagne et une bande entourant sa poitrine, nouée dans son dos, sans qu'il soit possible de dire d'où provenait ce tissu, de couleur rouge claire, presque transparent par endroits du fait de l'usure. Sa peau semblait depigmentée, presque parfaitement blanche, bien qu'elle ait l'air en bonne santé et relativement bien nourrie. Sa chevelure évoquait davantage un amas de plantes au premier abord, mais à courte distance les mèches pourpres se distinguaient encore, dégageant ses oreilles, chacune agrementée d'une petite fleur.
Elle soupira en réponse à son silence, croisant les bras.

-"J'imagine que c'est les autorités qui t'envoient, comme la dernière fois ? Ils auront au moins pris quelqu'un d'un peu plus compétent cette fois, mes ronces ont suffit à décourager les derniers poursuivants."

Un sourire illumina son visage, et le vieux grommela quelque chose d'inaudible, decontenancé par cette présence qu'il trouvait fort à son goût.

-"T'as raison, c'est bien pour ca que je suis là. Enfin vu le dossier j'aurais peut être mieux fait de t'épingler comme un papillon, mais je me suis dit que ca aurait été un beau gachis."

-"Et qu'est-ce que tu comptes faire ? Me ramener en ville ?"

Le ton était à demi ironique, et il haussa les épaules.

-"J'en sais rien en fait, j'aimerai juste comprendre cette histoire, quitte à raconter des bobards à mon retour, de toute facon ils me payeront quand même. Ca me gène pas de courir après des pauvres types ou des assassins, mais une gamine dans ton genre faut avouer que c'est pas courant."

-"Comprendre ? Je pense que tu dois pouvoir comprendre tout seul en me voyant, j'y suis arrivée, y'a pas de raison que toi non plus."

Il secoua la tête en grommelant pour lui même.

-"T'as trouvé des graines d'une plante qui fait ce que tu veux ?"

Elle le regarda quelques instants en souriant, secouant la tête d'un air enfantin pour le mettre mal à l'aise.

-"J'en sais rien alors, et puis je m'en fous, relâches Fergus et je sors de cette foutue forêt en disant que j'ai rien trouvé si tu veux."

Sa mauvaise foi dissimulait à peine sa curiosité, mais sa fierté l'empêchait d'entrer dans le jeu d'Elsa.

-"T'en fais pas pour ton chien. Tiens regardes."

Elle avanca de quelques pas jusqu'à se trouver juste devant lui, et ramassa une poignée de terre dans la paume de sa main sous le regard attentif de l'archer.

-"Tu vois cette terre ?"

Il hocha la tête, sans trop savoir où elle voulait en venir.

-"Tu marches dessus depuis des jours, t'es-tu seulement demandé ce qu'elle pouvait renfermer ?"

Elle leva les yeux sur lui, le fixant quelques instants, puis referma ses doigts sur la terre. Elle baissa à nouveau les yeux sur sa main, sachant très bien qu'il la suivait du regard, tandis que ses doigts s'écartaient peu à peu, libérant une petite plante à la croissance surnaturelle.
La jeune femme déposa le végetal aux pieds de Nacyl, et se redressa lentement, accompagnant la croissance de la plante dont les plus hautes feuilles parvenaient déjà à hauteur des épaules du vieil homme.

-"C'est... pas croyable..."

Il reste à examiner la plante de longues minutes, comme pour vérifier qu'elle était bien réelle, sous le regard amusé de son interlocutrice.

-"Tu contrôles les plantes... j'avais imaginé tout un tas de trucs possibles mais j'étais sur les mauvaises pistes, et de loin..."

-"Je ne les contrôle pas, je suis en harmonie avec. Cette forêt me protège et m'aide, tu ne t'en rends sans doute pas compte mais ces plantes sont vivantes."

Un vague frisson parcourut sa colonne vertebrale en songeant à ce qu'il arriverait si il se montrait hostile, se souvenant des croquis et de la chambre.

-"Et tu comptes rester ici pour toujours ?"

Elle marqua un temps d'arrêt, visiblement derangée par cette question.

-"Je n'en sais rien, assez longtemps pour qu'on m'oublie en tout cas."
-"Cette histoire fait encore beaucoup parler en ville... Un massacre pareil ne passe pas inaperçu."

Elle ne répondit rien, continuant à jouer avec les feuilles de sa plante comme si de rien n'était.
Son regard passa de la plante à la jeune femme, il prit une lente inspiration, sachant très bien qu'il regretterait ce qu'il allait dire, mais son coeur l'avait toujours emporté sur sa raison.

-"Laisses moi t'aider, une gamine dans ton genre mérite pas une vie pareille."

Ses quelques paroles semblaient peser un poids infini, et un lourd silence s'installa durant plusieurs minutes.

-"Qu'est-ce que tu en sais, et puis tu peux pas y faire grand chose."
-"Je peux essayer au moins."

Elle fit demi-tour en direction de l'arbre, et grimpa dans les branches avec une facilité déconcertante, sous le regard pensif de Nacyl.
Moins d'une minute s'écoula avant qu'elle ne redescende, transportant une cage de branchages dans laquelle gigotait Fergus, soigneusement muselé par des tiges et des feuilles.
Elle le déposa aux pieds de son maître, qui s'empressa de défaire les liens et de libérer son compagnon, lequel ne témoigna pas la moindre aggressivité.
Il leva les yeux et regarda brièvement autour de lui sans voir la moindre trace de la jeune femme.

-"Et merde je me suis encore fait avoir !"

Il donna un coup de pied rageur dans son sac, et réinstalla son campement, bien decidé à rester ici tant qu'il aurait assez de provisions.
La patience était une de ses qualités, et les jours défilèrent peu à peu, avec une monotonie navrante, si bien qu'il avait commencé à tenir un petit journal. Fergus semblait apprécier la forêt et à l'inverse de son maître, ne s'ennuyait pas le moins du monde, passant ses journées à fureter dans tous les coins ou à dormir.
Sa dixième nuit s'acheva par ce qu'il attendait, constatant avec une satisfaction apparente que la jeune femme était revenue, assise en tailleur en face de lui, le chien allongé à ses cotés.

-"Tu as le sommeil lourd pour un chasseur, vieil homme."
-"Appelles moi donc Nacyl au lieu de me rappeler mon âge à chaque fois."

Le rire léger d'Elsa emplit la forêt quelques instants, sans doute plus à cause de la manière de bougonner que des paroles de l'archer.

-"T'as dit que tu voulais m'aider, j'imagine que tu as pu réflechir depuis la dernière fois."
-"J'ai pas changé d'avis, je suis aussi borné que patient, faudra t'habituer."
-"Et pourquoi je te ferais confiance, je t'ai rendu ton chien, tu pourrais tout aussi bien m'envoyer au fond d'un cachot et toucher ta prime, ca serait d'ailleurs plus logique pour toi."
-"Tu pourrais aussi bien me tuer et recupérer tous mes biens puis vivre ta petite vie dans un an ou deux quand tout le monde aura oublié ma vieille carcasse."
-"C'est pas faux."

Elle esquissa un sourire à la répartie de son interlocuteur, pour qui elle éprouvait une certaine sympathie.

-"Je sors de là et je dis que j'ai rien trouvé, en faisant un beau petit rapport pour les mettre en confiance, je récupère la prime et je vends ma barraque en prenant ma retraite, puis je reviens te chercher et on quitte la région."

Il marqua un temps d'arrêt en la regardant.

-"Ensuite on s'installe le plus loin possible d'ici, y'aura qu'à dire que tu es ma fille, et tu reprends une vie normale."
-"Ta fille ?"

Il grommela en haussant les épaules.

-"J'ai jamais eu de gosses ni de mariage, la place est libre si t'as envie de me supporter comme paternel."

Elle se leva et se retourna quelques instants, semblant réflechir alors qu'il se levait, s'étirant pour chasser quelques courbatures.

-"T'es fou, mais pourquoi pas !"

Elle se retourna, le visage radieux, et déposa un baiser sur sa joue, provoquant quelques bougonnements.

-"On fait comme tu veux papa !"
-"Je... je vais finir de me réveiller déjà, doucement."

Il était plus rougeaud qu'à la normale, et semblait être plus gêné de son nouvel état de père adoptif que ne l'était Elsa, ce qu'elle ne manqua pas de saluer de son rire léger.

-"On a qu'à faire route ensemble jusqu'à la sortie du bois, j'en aurais pour deux ou trois jours ensuite, je ferais vite."
-"Comme tu veux papa."

Il se contenta de sourire en grommelant un peu, à la fois excedé et ravi de s'entendre affublé de ce titre de père.
Avec la complicité d'Elsa, il arriva à la lisière du bois en une journée, alors qu'il lui avait fallu le double à l'aller, et ils se separèrent sans grande céremonie, le rendez-vous étant convenu trois jours plus tard.

A la date convenue, il était bien de retour, mieux vêtu que la première fois, et son cheval plus chargé encore, emportant avec lui tout ce qui lui était cher, ce qui representait bien peu de choses par rapport à ses achats pour Elsa.
Il n'eût guère de mal à la trouver, ou plutôt à se faire trouver.

-"J'ai pris de quoi t'habiller un peu et te rendre plus présentable, t'iras pas bien loin sinon."

Elle hocha la tête en récuperant la pile de vêtement et la petite sacoche, et s'enfonca à l'abri des feuillages durant de longues minutes.

-"Ca va, comme ca ?" fit la jeune femme en écartant les bras, visiblement sceptique sur son allure.
-"Je regrette pas d'avoir attendu, tu m'épates, gamine."

Il resta un moment à la détailler du regard, à la fois surpris et rassuré, se disant qu'il aurait moins de mal que prévu à lui reinculquer les principes de la societé.
La robe qu'il avait mis tant de temps à choisir lui allait comme un gant, et ses cheveux, une fois bien coiffés, mettaient en valeur son visage de fort belle façon, du moins selon ses critères.
Les maquillages divers avaient pu attenuer un peu sa pâleur naturelle, et son regard ne manquerait pas de captiver ses interlocuteurs, c'est du moins ce à quoi pensait Nacyl, se gardant toutefois de dire quoique ce soit.

-"Tiens, ajoutes ca par dessus, et il n'y aura plus qu'à installer des bancs dans le jardin pour faire patienter tes courtisans."

Elle prit le chapeau qu'il lui tendait, haussant les épaules en placant le couvre-chef sur ses cheveux.

-"J'y pensais, en te voyant comme ca, tu as quel age au fait ?"

Elle soupira en le regardant.

-"Vingt et un printemps."

Il hocha la tête et s'approcha d'elle, examinant le chapeau.
Après quelques ajustements, le tandem se mit en route, semblant tout droit issus d'un musée de l'habillement pour l'un, et d'une réception mondaine pour l'autre...


Chapitre IV


-"Elsaaaaa ! Viens m'aider bon sang !!"
-"J'arrive p'pa !"

Elle dévala l'escalier quatre à quatre, manquant de trébucher sur le vieux Fergus, et arriva juste à temps pour remettre en équilibre l'étagère avant que son contenu ne glisse.

-"Ces foutus clous ont laché, y'a pas moyen de faire quoique ce soit avec un materiel aussi pourri !" grommela Nacyl en donnant un coup de marteau pour renfoncer le clou en question, qui se montra une nouvelle fois récalcitrant, provoquant l'hilarité d'Elsa.

-"Si tu arrêtais de raler pour une fois et que tu prenais le temps de surveiller ce que tu fais, regardes, c'est pas un clou, c'est une vis, même moi je le sais !"

Il ne répondit rien lorsqu'elle lui montra la vis en question, complètement tordue sous l'acharnement du bricoleur, et se contenta de bougonner quelque chose d'inaudible en direction de l'étagère.

-"Tiens prends la bonne boîte ca ira déjà mieux, et arrêtes de cogner comme ca, on dirait que tu refais le mur !" ajouta-t-elle en lui tendant la boîte de clous avec un large sourire.

La valse des coups de marteaux reprit rapidement tandis qu'elle remontait, adressant une petite tape compatissante sur la tête de Fergus au passage.


Voila déjà deux années qu'ils s'étaient installés dans la capitale, et pourtant Nacyl avait entrepris de rendre leur quotidien plus pratique avec son bricolage, du moins c'est ce qu'il esperait, ses tentatives se soldant plus souvent par des échecs qu'autre chose. Sa fille adoptive s'en souciait peu, faisant contre mauvaise fortune bon coeur, au moins ca l'occupait.

Le vieil archer avait plus d'une corde à son arc, et était parvenu à leur assurer une existence relativement insouciante, dans une villa digne des notables de la ville, à partir de ses rentes et d'une fortune non négligeable amassée au cours de ses voyages. Sa nouvelle vie de citadine semblait convenir à Elsa, pour qui les portes s'ouvraient les unes après les autres malgré ce que beaucoup qualifiaient d'excentricité chez la jeune femme, et qui la rendait d'autant plus particulière.
Nul n'avait posé trop de questions sur son passé, et elle était passée maître dans l'art des détournements de conversation, sortant bien souvent le vieux Nacyl de situations confuses, ce qui avait fait naître chez eux une complicité à toute épreuve.

-"Toujours pas fini avec cette étagère ?" lui lanca Elsa en redescendant, ajustant son dernier investissement dans le large miroir du salon.
-"Si, je crois que ca tient cette fois !"
-"Dis moi, celui là me va bien ?"

Il se retourna en s'essuyant les mains sur son gros tablier, et laissa échapper un sifflement admiratif en la voyant.

-"T'as de la chance que j'ai quarante ans de plus que toi, sinon je t'aurais demandé en mariage depuis belle lurette, t'es ravissante gamine, même trop pour ma pauvre vue..."

Elle lui répondit par un grand sourire, finissant de retoucher son couvre-chef, et s'avanca vers la sortie.

-"Je sais pas quand je reviendrai, y'a une réception chez les Melquiseau ce soir, tu sais, ceux qui ont lancé les travaux sur la place ?"
-"Ah oui, je connais de vue, enfin je te fais confiance tu te débrouilles mieux que moi avec tout ca."
-"A demain p'pa, et oublies pas de ranger la pièce avant de monter !"

Il hocha la tête et laissa échapper un long soupir en jugeant de l'étendue de la tâche, tandis que la porte se refermait.

Chapitre V

Elle arriva aux grilles des Melquiseau en même temps qu'une bonne partie des convives, et constata avec soulagement qu'elle n'était pas la seule à être venue à pied, le ballet traditionnel des diligences étant même plutôt réduit.
Les hôtes étaient reputés pour leur convivialité, et ils ne firent pas défaut à la rumeur, le buffet gargantuesque aurait ravi n'importe qui, et les discussions semblaient aller bon train dans la salle principale.
Après quelques minutes à chercher, elle finit par apprendre avec une certaine déception que le couple De Ravelen, qui l'avait invitée à se joindre à eux, s'était decommandé.
Elsa évita soigneusement le buffet, la quantité de plats à base de végetaux la répugnait par avance, et bien qu'elle avait appris à controler ses émotions, cela ne la mettait pas vraiment à l'aise. Elle finit par trouver une place convenable à l'un des balcons, observant les invités entrer et sortir dans l'allée plus bas, dans l'attente d'apercevoir un visage connu.

-"Mademoiselle, permettez que je vienne également ?"

La voix la fit presque sursauter, et elle se retourna, se contentant de sourire en hochant la tête.

-"Vous êtes certaine ? On dirait que je vous dérange, je peux aller ailleurs si vous préferez..."
-"Non non, faites donc, j'étais juste en train de regarder les derniers arrivants."

L'inconnu ne se fit pas prier et se placa de l'autre coté, face à elle.

-"Je vois que vous n'avez rien, peut être voulez vous quelque chose à boire ?"
-"Non, merci, ca ira."
-"J'en oubliais de me présenter, il ne me semble pas avoir eu le plaisir de vous rencontrer auparavant, Finegas Melquiseau, fils aîné du maître de maison."

Il ponctua sa phrase d'un sourire aimable, la mettant encore plus mal à l'aise.

-"Elsa Gautrel, je doute que vous connaissiez mon père, à vrai dire je devais accompagner les De Ravelen ce soir, mais ils semblent avoir eu un empêchement..."
-"Peu importe, l'essentiel est que vous soyez là, profitez donc de la soirée, bien que le buffet ne semble pas vous inspirer, peut être voudriez vous que je vous fasse venir autre chose ?"
-"Merci, ne vous dérangez pas, je n'ai pas très faim ce soir..."
-"A vrai dire moi non plus, je laisse les affamés se servir... Voyez l'homme brun là bas ?"

Il désigna du regard le coin du buffet, où se trouvait un petit groupe d'invités, et elle distingua sans peine celui dont il parlait.

-"Il arrivera bien à épuiser le cuisinier à lui seul, ne le répetez pas, mais on le surnomme "le puits sans fond" depuis plusieurs années déjà..."

Elle ne put réprimer un sourire à l'entente de cette anecdote inattendue, son interlocuteur réussissant peu à peu à la décontracter.
Il lui inspirait confiance, bien qu'elle n'aurait guère été capable de déterminer son âge, et il ne manquait pas de charme, ce qui la freinait bien souvent dans ses conversations.
La soirée et la conversation allaient bon train, touchant pour sa plus grande satisfaction à des sujets variés où elle pouvait s'étendre sans craindre de trop en dire, ce que semblait apprecier son interlocuteur.

-"Voila des heures que nous sommes sur ce balcon, que diriez-vous d'aller nous dégourdir les jambes dans le parc ? Il n'est pas ouvert aux invités normalement mais nous ferons une petite exception pour vous, ca compensera le buffet raté."

Malgré son envie de dire non, elle ne put faire autrement que d'accepter, et s'engagea dans les couloirs du domaine à la suite de Finegas, pour finalement déboucher sur le parc.

-"C'est un endroit que j'affectionne particulièrement la nuit, la nature semble reprendre vie à la tombée du jour, les plantes sont arrosées en fin de journée et les rayons de lune se reflètent dans les gouttes d'eau, c'est magnifique."

Elle haussa un sourcil en l'entendant évoquer la nature, décidant de continuer sur ce sujet qui lui était cher.

-"Vous semblez apprécier la nature..."
-"Plus que tout, à vrai dire je passe une grande partie de mon temps libre seul dans les bois. Je passe pour un piètre chasseur, revenant toujours bredouille, et pour cause je ne fais que me promener."

Elle répondit par un sourire qu'il sembla apprécier.

-"Je ne vous pose même pas la question, à vous voir on devine sans peine que vous l'appreciez aussi."

Une vague inquietude la traversa à cette remarque pourtant anodine.

-"Ah oui ? Pourquoi donc ?"
-"Et bien je connais peu de monde qui préfere une promenade nocturne dans ce parc à un buffet bien garni, puis vous semblez plus "naturelle" que les dindes fardées qui se baladant à la réception !"

Il porta la main devant sa bouche comme pour faire mine de n'avoir rien dit, pouffant un peu, tandis qu'Elsa riait de bon coeur, à la fois de la boutade et d'imaginer la tête qu'il ferait en sachant la quantité de produits qu'elle utilisait pour redonner un peu de couleur à sa peau.

-"Nous arrivons au bout de l'allée, j'imagine que vous n'avez guère envie d'aller dans la boue et les herbes folles, nous ferions mieux de nous en retourner."

Elle hocha la tête bien que l'envie ne lui manquait pas de quitter l'allée.
En se retournant, ils constaterent que l'allée se remplissait peu à peu de promeneurs ou de petits groupes de discussions.

-"Ah, ils ont ouvert, on dirait que le buffet ne suffisait plus à retenir les affamés, ils sont venus voir si il y en avait un autre ici..."
-"Je vous trouve bien insouciant, ce n'est pas vraiment le tableau que je me dressais de quelqu'un dans votre position... Vous ne ressemblez guère à votre père, si je puis me permettre."

Elle observait les différents visages tout en marchant, se demandant si elle apercevrait enfin quelqu'un de connu.

-"Oh, permettez vous, ce n'est un secret pour personne, d'ailleurs je laisserai mon frère s'occuper des affaires familiales le jour venu, j'ai autant de mal à m'occuper de ce genre de problemes que vous à vider le buffet d'une réception."
-"C'est vrai que j'ai un appétit d'oiseau, en tout cas je..."

Elle se retourna brusquement, provoquant un hoquet d'étonnement chez son hôte, et fit quelques pas en sens inverse, lui faisant signe de la suivre, enfoncant son chapeau sur ses cheveux.

-"Venez, vite !"

Elle chuchotait peu discrètement, et après quelques mètres s'efforca de reprendre une marche normale, tournant un peu le visage de coté pour ne pas qu'il la voit.

-"Que se passe-t-il ? Tout va bien ?"

Il suivait en la regardant, ne comprenant rien.

-"Je... Je vous expliquerai ! Il y a une autre sortie à ce parc ?"
-"Une autre sortie ? Bien sur, mais pourq..."
Elle accelera le pas, l'empêchant de finir sa phrase.

-"Vous êtes certaine que tout va bien ?"
-"Je vous en prie, suivez moi, et faites comme si de rien n'était."

La voix était presque inaudible, et il cessa de la questionner, se contentant de la suivre sans rien comprendre.
Arrivés de nouveau au bout de l'allée, hors de vue du reste des convives, elle s'arrêta, tenant son visage entre ses mains.

-"Elsa, dites moi donc ce qui se passe, je vous aiderai si je..."
-"Ca va aller !"
Il s'efforca de ne pas la déranger, observant la lune tandis qu'elle reprenait ses esprits peu à peu.
-"Cet homme, sur le banc... Savez vous son nom ?"
Il sembla réflechir un instant.

-"Je n'ai pas bien vu, mais il me semble qu'il s'agissait de Mostyn Stollvor, une des relations d'affaire de mon père, je crois qu'il tient un commerce florissant en ville..."
Elle tressauta en entendant prononcer le nom.
-"Vous pensez qu'il m'a vue ?"
-"Je... je n'ai pas fait attention, mais pourquoi ne devrait-il pas vous voir ?"
-"Il ne faut surtout pas qu'il me voit, il ne doit même pas savoir que je suis là !"

Il resta un peu surpris d'une telle réaction.

-"Et bien vous n'avez qu'à repartir par la grille du parc, et j'éviterai de parler de vous, je vous en donne ma parole, si ca peut vous aider, bien que je ne comprenne pas grand chose à tout ceci..."

Elle hocha la tête et il la mena à travers le parc en direction de l'autre sortie, marchant doucement pour lui laisser le temps de se remettre.

-"A voir dans quel état vous êtes j'imagine que c'est quelque chose de grave, mais ca ne me regarde sans doute pas..."

Elle ne répondit rien, le visage tourné sur le coté, sachant très bien que ses larmes avaient fait couler le fard et le maquillage.

-"J'effacerai votre nom du registre des invités si cela peut vous rassurer, mais j'aimerais une chose avant que vous partiez..."

Il laissa quelques instants de silence s'écouler avant de finir sa phrase.

-"Je veux que vous vous tourniez vers moi et que vous me fassiez un joli sourire comme vous en avez le secret, peu importe si vos yeux sont rougis par les larmes ou l'émotion, il ne faut pas vous cacher comme ca."

Sans même se retourner, elle sentait son regard se poser sur elle, sans doute affichait-il le même sourire bienveillant qui l'avait enveloppée toute la soirée.
Il s'arrêta à quelques mètres de la grille.

-"Allons, un sourire ne vous coutera pas grand chose, et je vous quitterai avec cette image de vous, c'est tout de même mieux que votre dos, à moins que vous ne m'ayez caché vos liens de parenté avec les crabes."

Elle haussa les épaules, souriant bien malgré elle.

-"Ce n'est pas vraiment à cause de mes yeux rougis que je ne vous regarde pas en face, je ne voulais juste pas vous donner une image de moi qui vous déplaise."
-"C'est absurde, voyons, il n'y a rien de mal à ressentir des émotions et je..."
-"En verité je n'ai rien à envier à vos amies les dindes au niveau du fard, j'ai le teint très pâle, et ces produits sont le seul moyen de me redonner un peu de couleur... J'imagine que le résultat ne doit pas être très agréable avec les larmes, je vous laisse juge."

Elle se retourna doucement, les yeux baissés, attendant une réaction.

-"Ce n'est pas grave, levez donc les yeux, et un petit sourire, allons..."

Il placa sa main sous son menton, le redressant un peu, lui souriant malgré tout.
Elle n'avait pas menti, et le maquillage s'était en bonne partie dissipé, révelant sa pâleur naturelle.

-"Vous avez tort de vous dissimuler sous ces produits, votre couleur de peau naturelle ne vous dévalorise pas du tout."
Elle fit la moue en baissant à nouveau les yeux.
-"Je veux juste que vous me promettiez que vous allez bien, n'est-ce pas ?"

La réponse s'avera positive et fut accueillie avec un certain soulagement par le fils Melquiseau.
-"Je vous expliquerai tout demain, si vous le voulez bien, je vais rentrer..."
-"Comme vous voudrez, que diriez vous de discuter de tout ceci dans le bois au sud de la ville ? Loin des réceptions, sans fard ni buffet, ce sera mieux pour vous autant que pour moi, en début d'après midi, ca vous conviendrait ?"
-"Ca sera parfait, oui..."
-"Je vous attendrai à la lisère du bois, sur la route, vers treize heures, soyez ponctuelle, j'exigerai un sourire pour chaque minute de retard."
-"Merci..."

Elle s'éloigna d'un pas rapide, plus pressée que jamais de retrouver sa chambre.
Chapitre VI

-"Vous avez failli être en retard."
Il la regarda arriver d'un air amusé, faisant mine de surveiller l'heure.

-"Mon père dormait encore, je lui ai laissé un petit mot pour qu'il ne s'inquiète pas."
-"Croyez le ou non, mais vous êtes ravissante avec votre teint naturel."
Elsa resta silencieuse, se contentant de le suivre tandis qu'il l'invitait sur un petit chemin menant dans le bois.

-"Vous semblez bien connaître cet endroit, vous y venez regulièrement j'imagine."
-"Et bien je ne tue pas grand chose, il y a donc toujours assez d'animaux pour prétexter une chasse."

Au fur et à mesure qu'ils avancaient, l'atmosphère devenait plus conviviale, parlant de tout et de rien avec insouciance, au grand soulagement d'Elsa qui redoutait le moment des explications.

-"Que diriez-vous de pique-niquer au pied de ce gros arbre ? L'endroit semble correct, enfin si vous avez faim."
-"Je... Pourquoi pas, mais je ne sais pas si je mangerai beaucoup."
Ils s'installèrent, et elle le regardait avec une certaine anxieté déballer les sacs.

-"Allons, détendez vous, je ne savais pas vos préferences, alors j'ai pris de tout, il y aura bien quelque chose qui vous plaira, voyez."
Il étala un peu de tout sur la large nappe à carreaux, du poisson aux pâtisseries en passant par diverses boissons, sous le regard amusé d'Elsa.

-"Si rien ne vous plait parmi tout ca, je vais finir par croire que vous le faites exprès !"
Il s'installa en face, et la laissa choisir, esquissant un petit sourire en la voyant ne prendre que de la viande ou du poisson.

-"Corrigez moi si je me trompe, mais on dirait bien que vous avez un régime alimentaire original, j'en connais certains qui refusent de consommer toute sorte de viandes, vous seriez plutôt dans le cas inverse."
-"Et bien, vous avez raison, je ne peux supporter de manger quoique ce soit de végetal."
-"Ca a peut être ses qualités après tout, je vais faire comme vous, je verrai bien."
Elle poussa un petit soupir de soulagement qui ne passa pas inaperçu, tandis qu'il remballait une bonne partie des plats.

-"Je vais peut être trop vite dans mes déductions, mais j'ai dans l'idée que ce qu'il y a eu hier soir a un rapport avec votre... originalité si je puis dire."
Elle avala presque de travers en l'entendant, mais n'en montra rien, réflechissant aussi vite que possible à trouver quelque chose de cohérent à répondre.

-"C'est un peu ca, oui..."
-"Si ca peut vous rassurer, je me suis un peu renseigné sur ce Mostyn, il n'habite pas en ville, et devrait repartir aujourd'hui même."
-"Il ne fallait pas vous déranger pour cela voyons, je..."
-"Ca ne me dérange pas, je m'en voudrais si il vous arrivait quoique ce soit à cause de cette soirée."
L'apparente sincerité la toucha plus que de coutume, et elle resta silencieuse jusqu'à la fin du repas, plongée dans ses pensées.

-"Vous semblez mal à l'aise, si c'est à cause des explications que vous deviez me fournir, laissez donc, je m'en passerai, nous pouvons rentrer si vous préferez."
-"Je...non non, ca ira, je suis très bien ici."

Quelques rayons de soleil parvinrent à percer le feuillage, baignant le sol de lumière à l'endroit où elle se trouvait.
Elsa leva les yeux vers son complice lumineux quelques instants, se disant qu'il était toujours là au bon moment, tandis que Finegas débarassait la nappe.
La jeune femme prit une longue inspiration, le regardant fixement.

-"Si vous voulez, je vous donne les raisons, pour hier soir."
Il resta un instant surpris, ne s'attendant pas du tout à ce qu'elle se montre loquace.

-"Ne vous en sentez pas forcée, cela semble d'un grand poids pour vous et je..."
Elle hocha doucement la tête en posant son index sur sa bouche, tandis qu'il se rasseyait en face, perplexe.

-"Je ne vais pas vous expliquer, car je ne le peux pas vraiment, mais des actes valent souvent mieux que des mots."
Elle se pencha pour prendre une poignée de terre dans la paume de sa main, et referma doucement ses doigts dessus.

-"Voyez, une simple poignée de terre."
Finegas resta silencieux, se demandant si il s'agissait d'humour ou si c'était serieux.
Ses doigts s'ouvrirent peu à peu, une petite tige sortant de la poignée de terre fraîche, à une vitesse de croissance visible à l'oeil nu. La plante développa rapidement des feuilles, enroulant ses racines autour de la main d'Elsa, continuant de grandir sous le regard ébahi de Finegas.

-"C'est... fantastique !"

La plante fut deposée au sol, devenant trop imposante, et continua quelques instants à grandir jusqu'à ce que sa tige souple arrive à hauteur d'homme.
Elsa se releva, posant sa main sur la tige de la plante presque aussi grande qu'elle.

-"Vous comprenez maintenant le pourquoi de mon originalité, comme vous dites..." murmura la jeune femme en souriant un peu, ne sachant encore si c'était une bonne chose de lui avoir montré ceci.
-"C'est incroyable... mais vous... enfin..."
Il s'approcha avec quelques hésitations de la plante, promenant son regard d'Elsa au végetal.

-"Je n'en sais rien, j'ai des points communs avec les végetaux, oui, si c'est ce que vous vouliez dire."
Il hocha doucement la tête en regardant la tige d'un air émerveillé.

-"Je peux...?"
-"Bien sur, tant que vous ne la coupez pas." répondit-elle en souriant.
Finegas posa timidement sa main sur une feuille, comme pour vérifier que tout était bien réel.

-"Mais je ne vois pas le rapport avec Mostyn, autant que je sache il n'a aucune activité liée à la nature..."
Elle se baissa vers le bas de la tige, faisant mine de vérifier qu'elle avait bien pris raçine.

-"Je ne peux pas vous le dire, vous seriez en danger également."
La fin de la phrase était presque inaudible, et il se pencha également vers le bas de la tige, posant sa main sur celle d'Elsa, provoquant un frissonnement.

-"Si c'est si dangereux, nous ne serons pas trop de deux pour vous protéger."
-"Vous ne pourriez rien y faire, Mostyn ne doit pas me voir ni même savoir que je suis en ville, c'est tout."
-"Qu'adviendrait-il si c'était le cas ?"
La réponse arriva sous forme d'un haussement d'épaules et d'un long soupir.

-"J'ai tué sa compagne."

Les quelques mots furent lachés brusquement, semblant peser un poids immense, et le silence s'installa, quelques larmes coulant sur les joues d'Elsa.
La tige resta quelques instants à frémir, se tordant peu à peu jusqu'à ce que les feuilles viennent effleurer la jeune femme. Finegas s'approcha, l'aidant à se relever.

-"C'est du passé, je ferais en sorte qu'il ne vous retrouve pas."
Elsa se laissa tomber contre lui, fermant les yeux comme pour oublier sa propre existence quelques instants, maintenue davantage par la présence bienfaisante du fils Melquiseau que par ses propres jambes.

-"Merci de m'avoir fait confiance Elsa, je ferais tout pour que vous n'ayez jamais à le regretter, jamais..."

Le soleil s'était retiré depuis un moment déjà, laissant place à un petit vent frais de plus en plus perceptible. Finegas se recula un peu, tenant le visage d'Elsa entre ses mains.

-"Il commence à faire frais, rentrons, et ne vous inquietez pas, vous n'aurez plus à vous enfuir."
Il passa sa main sur sa joue pour essuyer une larme, et après avoir recuperé leurs affaires, l'accompagna d'un pas lent jusqu'au bord de la route.

-"Si vous le voulez bien, je vous reconduis jusque chez vous, je ne serais pas tranquille de vous laisser rentrer seule."
Un hochement de tête marqua son approbation, et ils se mirent en route en silence.



-"Je passerai vous voir demain, si cela ne vous dérange pas."
-"Je serais là, merci Finegas, merci pour tout."

Elle resta quelques instants à le regarder, puis s'en retourna chez elle après lui avoir adressé un sourire. Il resta un moment à la grille du petit jardin, la regardant entrer, pensif.
Il s'en retourna tandis qu'elle ouvrait la porte, encore un peu abasourdi par ce qu'il avait vu et entendu un peu plus tôt dans la journée. Il n'avait pas encore fait une dizaine de pas qu'un cri strident lui glaça le sang, et il en devina la raison avant même d'être entré.

Il déboula en courant dans le vestibule, manquant de peu de trébucher sur une grosse liane ondulant en travers du couloir, se rapprochant plus d'un serpent que d'une plante en pot. Aucun son ne put sortir de sa bouche en entrant dans le salon, partagé entre la stupeur et l'inquietude.

Chapitre VII

Le vieux Nacyl était dans son fauteuil, avachi, les yeux clos définitivement, semblant dormir comme il l'avait toujours fait, avec à ses pieds Fergus, inerte, étendu comme si de rien n'était, les deux semblant figés à tout jamais. Les sanglots d'Elsa, agenouillée devant le fauteuil, le firent sursauter, et il s'approcha d'elle en regardant rapidement autour de lui, peu rassuré.

La décoration à présent ravagée laissait imaginer le nombre de plantes, qui ondulaient à présent à travers la pièce, promenant ca et là leurs lianes et leurs tiges comme pour réagir à la détresse de leur maîtresse.
Il posa doucement sa main sur l'épaule de la jeune femme, la faisant tressaillir. Il observait d'un air inquiet les réactions des plantes de la pièce, semblant toutes converger à tâtons vers eux.

-"Elsa, c'est moi, calmez vous, je suis là..."

Les premiers végetaux vinrent s'arrêter à leurs pieds, tiges difformes aux couleurs variées, et Finegas se demanda un instant comment de petites fleurs pouvaient laisser place à de telles horreurs, mais se garda de toute remarque, se contentant d'apporter une présence aux cotés d'Elsa.

-"Il... l'a... tué !"
Elle lui tendit d'un geste brusque une lettre dechirée en deux, sur laquelle reposait une mèche de cheveux rouges.
-"Qui ca ? Pourquoi cette lettre ?"

Il examina sans trop comprendre le morceau de papier, qui était en fait le mot d'Elsa pour rassurer son père au sujet de leur promenade, l'après-midi, et en levant les yeux constata que l'amas de plante à leurs pieds avait bien grossi.
Le salon était sans dessus dessous, traversé de part en part par les excroissances végetales dont l'avancée s'était faite au détriment du mobilier.

Finegas passa la soirée à réflechir au lendemain, laissant Elsa apaiser sa tristesse par elle-même auprès de Nacyl. Ce n'est qu'au milieu de la nuit qu'elle daigna se relever, les yeux rougis et le visage plus blème que d'ordinaire. Après un rapide tour sur elle-même, le regard vide, Finegas devina sans peine qu'elle réflechissait à quelque chose.

-"Elsa ?"
-"Il m'avait dit qu'il avait un coffre... il m'en a donné la combinaison et m'a dit que je saurais où le trouver le jour où quelque chose lui arriverait..."
Le simple fait d'en parler provoqua de nouveaux sanglots, et il examina la pièce plus en détail en se demandant ce qui pourrait servir à dissimuler un coffre.

-"Il a sans doute installé le coffre lui même, vous ne vous souvenez pas l'avoir vu faire ?"
La réponse négative le laissa pensif.

-"Et jamais il ne bricolait ?"
-"Jamais... à part cette étagère, là bas..." balbutia-t-elle en désignant l'une des étagères murales du salon.

Le fils Melquiseau s'en approcha tant bien que mal, les pots de fleurs posés sur la dite étagère ayant donné naissance aux plantes les plus envahissantes de la pièce.
Après plusieurs minutes à l'examiner sous tous les angles, il commenca à la démonter, sans grande peine.

-"Je crois que j'ai trouvé, venez voir."

L'étagère dissimulait une petite fente dans le mur, permettant de retirer une série de planches. Le bois, une fois degagé, révela un petit panneau métallique muni d'un verrou
à crans.

-"J'espère que vous vous souvenez de la combinaison, avec une telle épaisseur il risque d'être difficile à ouvrir sinon." commenta Finegas en tapotant sur le métal.
-"Je ne risque pas de l'oublier, c'est la date de notre rencontre."

Elle manipula les verrous en tremblant, permettant ainsi de soulever le lourd panneau, laissant Finegas se demander de quelle rencontre elle parlait.
Le coffre contenait une pile de documents jaunis ainsi qu'une enveloppe au nom d'Elsa, placée au dessus, et diverses petites babioles.
La jeune femme ramassa l'enveloppe et en extirpa rapidement une lettre, écrite de la main de Nacyl, tandis que Finegas s'écartait pour la laisser tranquille.


Ma chère Elsa,

Si tu lis ces quelques lignes, c'est probablement que la dernière corde de mon arc a lâché à son tour. J'espère au moins que ce brave Fergus restera à tes cotés pour t'épauler comme il l'a toujours fait avec moi. Difficile d'écrire une lettre quand on ne sait pas le jour où elle sera lue, mais il y a plusieurs choses que je tenais à te faire lire, celles que je n'ai sans doute jamais eu la force de te dire en face.
Premièrement, tu trouveras dans ce coffre tout le dossier relatif à ton passé, celui là même que j'ai epluché toute une journée pour te retrouver. Libre à toi d'en faire ce que tu veux, je te conseille de le détruire, je ne l'ai pas fait moi-même car tu es plus apte que moi à choisir ce qui est bon, tu me l'as maintes fois prouvé. Tu trouveras également divers documents te conférant des avoirs et des rentes à plusieurs endroits, le notaire t'expliquera les détails car tu récupereras l'ensemble de mes biens.
Je ne t'ai pas souvent parlé de mon passé, car ce sont des souvenirs qui me sont souvent douloureux, mais ce que tu trouveras dans ce coffre en est le résultat. J'ai parcouru le monde durant de longues années, un peu trop à mon goût, je me suis toujours demandé ce que je ferais de tout ceci, car comme le dit le vieil adage, l'argent ne fait pas le bonheur. J'ai néanmoins trouvé à présent, et je suis plus heureux que jamais de savoir que ma vie aura servi, je l'espère, à t'apporter un peu de bonheur.
Je sens que les années se font de plus en plus lourdes sur mes épaules, et c'est pour cette raison que j'ai preparé tout ceci au risque de te casser les oreilles avec mes coups de marteau. Peu importe comment j'aurais quitté ce monde, peut être en héros, plus certainement en vieux gâteux vautré dans son fauteuil, ce qui est certain c'est que tu m'auras donné la force de commencer une nouvelle vie, et mes dernières pensées seront pour toi quoiqu'il advienne.

J'aimerai te dire que je veillerai sur toi depuis je ne sais quel paradis, mais j'ai jamais cru à ce genre de foutaises, et de toute facon faudrait que les dieux soient un peu dingues pour vouloir d'un gars comme moi, je te souhaite en tout cas bonne chance pour la suite, même si t'as fait des trucs idiots tu mérites ton bonheur, que ce soit au fond d'une forêt ou en pleine ville, et pardonnes moi si j'ai pas toujours fait ce qu'il fallait, je suis sans doute meilleur archer que père.

Adieu ma petite gamine, j'ai jamais été capable de te dire à quel point je t'aimais en face, alors je le fais par écrit.

Le "vieux" Nacyl.





Elle laissa tomber la lettre au sol, prise d'une nouvelle crise de larmes, sous le regard navré de Finegas. Il lui demanda l'autorisation d'examiner le contenu de coffre, et elle lui fit signe que oui d'un geste de la main.

La nuit s'écoula lentement, et Finegas éplucha avec attention le dossier relatif au passé de son amie, évitant tout commentaire bien que la lecture lui dévoila une facette d'Elsa qu'il redoutait à présent. Il se risqua finalement à briser le silence alors que l'aube se levait doucement.

-"Elsa, vous ne pouvez pas rester comme ca..."
La jeune femme renifla en faisant un signe positif, se relevant avec peine.

-"Il ne faut surtout pas que quelqu'un tombe sur ce dossier, on préviendra les autorités dès que possible, en présentant la mort comme naturelle, et il faudra aller voir le notaire dans les plus brefs délais pour tout récuperer."
Tout en parlant, il déposa le dossier sur la table et s'approcha d'Elsa pour l'aider.

-"Ensuite le plus sage serait de partir d'ici."
-"Je veux le venger..."
Il soupira, s'attendant à ce genre de réponse.

-"Pas maintenant, ca ne ramènera pas Nacyl de toute manière, nous verrons plus tard."
-"Est-ce que c'est possible de... enfin pour les plantes... il faudrait les enlever, ca ne passe pas vraiment inapercu..." ajouta-t-il, embarassé.
Elle se pencha, caressant l'une des grosses feuilles à ses pieds.

-"Elles vont se retirer."

L'ensemble de la pièce sembla reprendre vie, et les végetaux envahissants se retirèrent, disparaissant dans leurs pots de fleurs aussi vite qu'ils étaient arrivés, provoquant un soupir admiratif de Finegas.

-"Il faut que vous dormiez un peu, je vais m'occuper de ranger ici et faire comme si tout était normal."

Elsa se laissa conduire à la porte de sa chambre avant de s'écrouler sur le lit, epuisée.


Chapitre VIII


Les deux années qui suivirent le décès du vieux Nacyl furent assez mouvementées, alternant les jours heureux et les déceptions, qu'Elsa et Finegas surmontèrent avec une complicité et une complementarité à toute épreuve. Moins d'un mois après en avoir fini des formalités de succession d'Elsa, le frère de Finegas disparaissait dans des circonstances floues, la version officielle faisant état d'un accident de chasse. Les remous provoqués par cette annonce furent vite oubliés pour laisser place à une frénesie économique qui propulsa le vieux Melquiseau du statut de riche marchand à celui d'homme d'affaire parmi les plus influents au niveau international. Son fils aîné resta en marge de cette activité familiale pour se retirer en Ostalie, sur les terres de Nacyl dont la proprieté était revenue à sa fille adoptive. Le petit pays, situé sur un autre continent bien plus au sud, était encore peu colonisé, et la population locale les avait accueilli de fort belle manière. Le climat chaud et humide ravissait Elsa, et Finegas faisait contre mauvaise fortune bon coeur, ne pouvant qu'être enthousiasmé par celle qui était devenue sa fiancée quelques semaines plus tôt.

La bonne fortune les effleura de nouveau, et les progrès de l'industrie allant bon train, Finegas ne tarda pas à découvrir que les terres qu'ils foulaient tous les jours regorgaient de cette nouvelle ressource si recherchée, le pétrole. Le père Melquiseau sauta sur l'occasion avec une énergie insoupçonnée, et en quelques semaines les installations d'exploitation fleurirent en Ostalie plus vite que les jardins d'Elsa au printemps. Ce furent les derniers investissements du doyen de la maison Melquiseau, qui poussa son dernier soupir presque un an jour pour jour après son second fils, placant un Finegas abasourdi à la tête des affaires familiales.

En dépit de la masse de travail qui s'abattait sur lui, son mariage avec celle que les journalistes locaux surnommaient "la fleur d'Ostalie" fut organisé le jour même du second anniversaire de la disparition de Nacyl, le plus bel hommage dont Elsa pouvait rêver. Le petite proprieté d'Elsa passa aux mains de son futur mari pour des raisons de simplicité de gestion, et la villa devint rapidement la plus imposante du pays, entourée d'un jardin à la végetation variée, où la jeune femme passait le plus clair de son temps.
L'ascension fulgurante des Melquiseau s'inscrivait dans le cadre des progrès accomplis dans divers domaines, et la presse ne manquait pas de surveiller ces nouveaux riches dont l'ombre s'étendait de plus en plus, Finegas s'averant être un digne successeur de son père, contre toute attente.

Conformément à la volonté d'Elsa, le mariage se déroula dans les jardins qu'elle avait preparé pour l'occasion. Le gratin des relations familiales avait été invité, et si la plupart venaient dans l'espoir de conclure quelques affaires juteuses, tous jouèrent le jeu en évitant de déranger les futurs époux. Les petits plats avaient été mis dans les grands, et l'évenement avait immanquablement attiré la presse, qui ne se montra pas décue de la journée.

Chapitre IX

-"Allez, debout, t'as de la visite."
Le coup de matraque dans les vieux barreaux metalliques fit sursauter le détenu, et le verrou grinça un long moment avant de s'ouvrir.

-"C'est pas l'heure des visites, on peut même plus dormir dans ce trou !"
-"Fermes la et avances, c'est pas n'importe qui on dirait."

Le gardien lui passa les menottes et le poussa dans le long couloir, sous les railleries ou les encouragements des autres prisonniers, selon leur humeur du moment.
Le trajet dura une quinzaine de minutes, grimpant les escaliers vétustes à l'odeur de moisi pour finir dans la cour superieure du bâtiment, déserte à cette heure là.
Quatre tours de guet encadraient la vaste cour rectangulaire au sol sablonneux, lieu d'exercice des détenus le matin. Le garde le poussa dans la cour et referma l'unique porte d'accès dans un claquement de métal qui résonna longuement.
La nuit tombait peu à peu et il peinait à distinguer la silhouette qui l'attendait à l'autre bout.

Au fur et à mesure qu'il avancait, d'un pas nonchalant, profitant de cette sortie improvisée, les questions de bousculaient dans son esprit. Il s'agissait de toute évidence d'une femme, et ses vêtements somptueux ne laissaient aucun doute sur son origine sociale, mais elle tournait toujours le dos, si bien qu'il se râcla la gorge pour annoncer sa présence.

-"...escroqueries diverses, fausse-monnaie, complicité de banditisme, dissimulation de preuves... Et bien mon cher Mostyn, tu pourrais presque écrire un roman avec un tel dossier."
Il cessa d'avancer, surpris, et regretta que l'obscurité l'empêche de voir mieux les traits de son interlocutrice.

-"Pas bavard, hein ?"
-"Si vous commenciez par me dire qui vous êtes..."
-"Ca fait déjà quelques mois que tu es là, je pensais que tes yeux s'étaient habitués à l'obscurité."
-"J'ai passé l'âge de jouer aux devinettes."

Elle replia son ombrelle et se retourna doucement, affichant un sourire narquois en sachant très bien qu'il la reconnaitrait de suite. La réaction ne se fit pas attendre et il recula instinctivement d'un pas, semblant se trouver en face d'un fantôme de son passé.

-"Nous voila à égalité en terme de surprise, à voir ta tête, ca vaut bien la mienne à la réception des Melquiseau, ca fait combien d'années déjà ?"
-"J'en sais rien, qu'est-ce que tu veux encore ?"
Il serra les dents, peu à l'aise dans ce genre de faux discours transpirant l'ironie.

-"Je venais prendre de tes nouvelles, je suis ravie de voir que tu as su te faire récompenser à la hauteur de tes talents..."
Elle recut pour toute réponse une vague grimace.

-"A vrai dire j'ai commencé à te rechercher il y a deux semaines, je n'ai pas eu grand mal, même si je n'imaginais pas que tu serais tombé aussi bas."
-"Tu t'es bien rattrapée toi par contre on dirait, te voila dans le beau monde, t'as pas interêt à ce que la presse apprenne ton passé."
Une vague menace planait et il la fixa droit dans les yeux, comme pour la sonder.

-"Quel passé ? Oh, les cendres dispersées par les vents, oui..."
-"Si tu disais plutôt ce que tu me veux, j'imagine que t'as pas fait tout ce chemin pour causer du bon vieux temps."
Elsa se contenta de lui sourire d'un air malicieux, prenant une lente inspiration, puis leva les yeux au ciel pour observer les premières étoiles apparentes.

-"Tu en as pris pour combien de temps ici ?"
-"Vingt piges."
-"Seulement ?! Ton avocat a fait du bon travail. Je me demande combien je vais pouvoir rajouter à ce petit chiffre..."
-"Qu'est-ce que tu racontes ?!"
Le ton était devenu plus aggressif, son sang ne faisant qu'un tour à la simple idée que sa
peine soit rallongée.

-"Oh, je n'ai pas oublié le vieux Nacyl, on se connaissait bien pourtant, tu devrais te souvenir que je suis rancunière..."
Mostyn éclata de rire, autant pour se rassurer que pour produire un effet qui ne semblait pas venir.

-"Tu veux ouvrir une enquête sur quoi ? T'as l'air d'oublier que j'ai autant à balancer sur toi, tu peux toujours me faire plonger, au moins j'aurais de la compagnie en taule."
Elle afficha un petit sourire en l'entendant, et les pensées de Mostyn commencèrent à se tourner vers le couteau qu'il dissimulait dans ses bottes.

-"La parole d'un escroc de bas étage contre celle d'une Melquiseau ? Mon pauvre Mostyn, tu surestimes ta valeur, je crois...'"
Il resta silencieux, les idées se bousculant dans son esprit.

-"Le directeur d'ici est bien aimable en tout cas, il a accepté tout de suite lorsque je lui ai demandé de pouvoir disposer de la cour et d'une visite à cette heure tardive... enfin il avait bien besoin de fonds pour refaire le réfectoire, d'ailleurs il posera une plaque à mon nom en tant que génereuse donatrice, tu pourras penser à moi en passant devant."
Le ton était des plus moqueurs, et son attitude provocante ne manquait pas de faire naître toutes sortes de plans dans la tête du détenu.

-"A en juger par ton éloquance, je crois que je vais pencher pour vingt ans. A ce que j'ai compris, il y a aussi des rénovations à faire du coté de la cantine du personnel, ca tombe bien, non ?"
-"Tu ferais mieux de prier que je sorte jamais d'ici si tu tiens à ta petite gorge..."
Il desserra à peine les dents en parlant, ne se focalisant à présent plus que sur une seule idée.

-"Oh, des menaces ? Dix de plus alors, qu'est-ce que tu en dis ? Je me demande si avec vingt de plus le directeur ferait installer une statue dans la cour pour saluer ma generosité, ca serait peut être pas mal. Je lui dirai de t'embaucher pour la nettoyer, c'est bien la moindre des choses."
Elle regarda le ciel d'un air amusé puis réajusta son chapeau en soupirant.

-"Bien, je vais y aller, je ne voudrais pas te retenir trop longtemps, tu dois avoir quantité de choses très importantes à faire..."

Après lui avoir adressé un petit signe de la main moqueur, Elsa se mit en route vers la porte, à l'autre bout de la cour, d'une démarche élegante et peu pressée, laissant volontairement le temps à Mostyn de réflechir.
L'occasion était trop belle, et il ne supporterait jamais vingt ans de plus ici, ses idées étaient plus nettes à présent.

Il fit mine de rentrer également, recupérant discrètement le couteau de sa botte, assurant sa prise en main malgré les menottes. Il n'avait qu'une dizaine de pas à faire pour l'atteindre, qu'importe les tours de guet, il n'avait plus le choix.
Une brève inspiration et il s'élanca, réduisant la distance aussi vite qu'il le pouvait vers ce dos si gentiment offert à sa lame.

L'air claqua un bref instant sous le coup des quatres tirs simultanés, et un petit sourire s'afficha au coin des lèvres d'Elsa en entendant la chute du corps, deux pas derrière elle.
Le silence avait repris immediatement ses droits, et elle s'avanca près du corps de Mostyn, s'accroupissant près de son visage.

Il remua un bref instant, les balles n'ayant visiblement pas atteint les points vitaux, il lui restait quelques instants à vivre pour la plus grande satisfaction de la jeune femme.

-"Si prévisible, mon pauvre Mostyn, si prévisible."
Elle tira une petite paire de ciseaux de sa sacoche et coupa quelques cheveux de l'une de ses mèches pourpres.

-"Tu as eu tort de jouer à une partie perdue d'avance."
Elle déposa la fine mèche sur sa joue et se releva en rangeant les ciseaux.

-"C'est fait, papa." chuchota Elsa en se dirigeant vers la porte où arrivait un garde essoufflé.

Le directeur présenta ses excuses pour le manque de securité, et le nom d'Elsa Melquiseau orna une plaque argentée au dessus des portes du nouveau réfectoire dont profiteraient à présent les détenus.
Aucune enquête officielle ne fut ouverte, le détenu Mostyn Stollvor ayant été abattu pour raisons de securité, une stèle sans nom ornant désormais sa dépouille au cimetière du pénitancier.

Chapitre X



-"Madame, un pli est arrivé en votre nom, voulez vous le voir de suite ?"
-"Déposez le donc sur la table, je vais le lire."

Elsa fit signe de la main en direction d'une petite table de jardin rectangulaire, sans se retourner, occupée à nettoyer les feuilles de l'une des plantes dont elle seule avait le secret.
Le domestique à la peau d'ébène s'executa et lui adressa une courbette formelle avant de repartir à ses occupations.

-"Voyons ca..." marmonna-t-elle en dépliant la missive, dont l'écriture trahissait déjà l'envoyeur.



Ma douce Elsa,

J'espère que ce message te parviendra dans des délais acceptables. L'hiver est plus rude que prévu ici et une bonne partie des transports sont bloqués, à moins d'une accalmie je vais donc passer plusieurs mois loin de l'Ostalie. Les affaires se passent plutôt bien et mes associés m'ont invité à rester en leur compagnie jusqu'à ce que mon retour soit possible. En dépit du froid je ne me suis pas encore enrhumé, ma réputation d'éternel malade risque d'en prendre un coup, mais je compte bien travailler à redorer mon blason durant ces quelques mois.
Je reviendrai dès que possible, la douceur et le parfum de ma petite fleur preferée me manquent déjà.
Je t'embrasse.

Finegas.




Elle reposa la lettre en soupirant, retournant à ses occupations de jardinage pour passer le temps, celui-ci devenant de plus en plus long.


Chapitre XI


-"Madame, je vous en prie, il faut partir, ils vont arriver d'une minute à l'autre !"
La voix du domestique était presque suppliante, sachant déjà qu'il avait trop attendu.

-"Je vous ai déjà dit que vous pouviez partir, je n'ai pas l'intention de laisser mes plantes à ces vandales."
-"Mais Madame, il ne s'agit pas de simples vandales, et le..."
-"Silence ! Je vous ai dit de partir, si vous vous souciez tant de moi alors aidez-moi au lieu de me faire perdre mon temps ! Sinon quittez ce pays et allez où vous voudrez, vous êtes remercié."
Il executa une brève courbette et quitta le jardin aussi vite que possible, laissant Elsa seule au milieu de ses plantes.

La jeune femme soupira longuement, et posa son regard sur la petite table de jardin, habituée à supporter les boissons diverses.
Sa main avanca lentement en direction du pistolet, une arme fiable selon son mari, avec laquelle elle s'était déjà entraînée auparavant. Tandis qu'elle chargeait lentement l'arme, balle après balle, les premiers cris se faisaient entendre au loin, et la fumée des incendies alimentait de gros nuages noirs annonciateurs d'un avenir tout aussi sombre pour l'Ostalie.

Elsa s'approcha d'un pas lent de sa compagne de solitude, une grosse plante aux fleurs de la même couleur que ses cheveux, à qui elle tenait comme à la prunelle de ses yeux.

-"Je compte sur toi ma belle, ils vont voir, ces vandales..."

Le bruit des premiers éclats de verre brisé arrivaient à présent à ses oreilles, portés par le vent frais qui caressait sa peau depuis le matin. Elle adressa un regard à son vieux complice solaire, et vint se placer à coté du gros arbre, accoudée avec nonchalance.
Depuis la veille déjà les grandes proprietés de l'Ostalie avaient été evacuées, les locataires préferant ne pas tenter la confrontation avec l'insurrection populaire qui ravageait le pays depuis plusieurs jours. Le domaine Melquiseau n'avait pas échappé à la règle, et en dépit des mises en garde Elsa avait decidé de rester jusqu'au bout, s'affairant depuis déjà quelques temps à organiser ses plantes avec une logique et une insouciance dépassant l'entendement.

-"Allez, venez dans mon jardin, venez..."

Nul n'entendit son murmure, à l'exception de ses plantes sans doute, et elle se montra patiente, affichant un petit sourire comme à son habitude.
Les premières silhouettes apparaissaient à travers le feuillage, longeant les baies vitrées, cherchant visiblement quelque chose à piller.
Un silence de mort plana quelques instants après la première détonation, alors que l'un des insurgés tombait au sol, mortellement atteint.
Elsa fit tourner lentement le barrillet, placant une autre balle avec le calme le plus naturel tandis que trois hommes s'engageaient dans l'allée du vaste jardin, labyrinthique pour quiconque n'en connaissait pas les secrets.

-"A vous de jouer mes petites..." murmura la jeune femme en s'éloignant d'une démarche élegante, laissant les lianes épineuses déchiqueter ses poursuivants dans la confusion la plus totale.

Le plan délirant qui avait germé en elle fonctionnait comme elle le souhaitait, et elle se retira calmement près des bassins sans se soucier des cris variés émanant des quatre coins de l'étendue végetale.
Tout avait été prévu, les points de passages bien définis et les végetaux semblaient ne faire qu'un, opposant une résistance plus ou moins passive aux machettes et aux armes, jusqu'à attaquer par eux même les intrus.
Elle fronca les sourcils en constatant que ses adversaires passaient à une nouvelle approche, et que les flammes commencaient à se propager d'un coté de son domaine.

-"Jouer avec le feu..." siffla-t-elle entre ses dents tout en déposant son chapeau sur un nénuphar.
Les flammes commencaient à s'élever, projetant des reflets orangés sur les bassins d'habitude si tranquilles.

Elsa se baissa, ramassant un peu de terre pour donner naissance à de nouveaux végetaux qu'elle seule parvenait à faire grandir aussi vite.
En l'espace de quelques minutes une dizaine de plantes ondulaient en direction des insurgés, emportant avec elle leur lot de poisons et d'épines rivalisant avec les armes les plus meurtrières.

-"Elle est làààrggggh..."
Elle se retourna vivement, considerant avec mépris l'homme à genoux près du bassin, finissant d'étouffer sous les tiges et les feuillages.

La réaction avait été rapide, mais pas suffisament pour qu'il ne soit pas entendu, et les cris indiquaient que d'autres approchaient, sans doute trop pour la faible couverture végetale de ce coté du jardin.
Après avoir donné vie à quelques nouvelles plantes, la jeune femme avanca en direction de la serre dans le dernier tiers du jardin, resté encore intact. Le bilan était mitigé et elle serra les dents en se retournant, la partie la plus proche de la résidence n'était plus qu'un amas de cendres, et la seconde partie offrait une résistance amoindrie, les hommes semblaient arriver plus vite qu'elle ne créeait de plantes, provoquant un mélange de colère et d'inquiétude qui n'avait jamais arrangé la vie d'Elsa.
La serre n'offrait aucune protection efficace en dehors des arbustes qui l'entouraient, mais la vaste quantité de petites plantes donnait libre cours à ses envies, ce qu'elle ne manqua pas de réaliser aussitôt arrivée.

Ses créations variées ne tardèrent pas à s'animer, formant peu à peu un mur impénetrable tout autour de la petite serre, mélange de troncs, de tiges, de feuilles et de fleurs suffisament compact et resistant pour obliger ses adversaires à contourner.
Une ouverture était menagée sur l'un des cotés, et le calme revint peu à peu, le canon du pistolet pointé vers l'ouverture.
La seconde détonation arriva comme un signe d'avertissement aux insurgés, le premier corps venant de toucher le sol à l'entrée de la structure végetale.
Elsa prit le temps de recharger sans se presser, écoutant les conversations dehors, devinant sans peine ce qui pouvait se dire bien qu'elle ne parlait pas un traître mot du dialecte local.

Quelques balles tirées au hasard sifflèrent sur les murs de plantes, sans dépasser la paroi transversale qui la protegeait.
Ils déciderent de donner l'assaut tous ensemble, ce qui était le plus logique et ce qu'Elsa attendait avec une impatience malsaine.
A peine furent-ils entrés que les lianes se dressèrent devant eux, les bloquant sur le sol recouvert de spores et de pollens variés, chacun de leurs pas maladroits libérant davantage de poison et de vapeurs toxiques dans l'air.
Le silence retomba rapidement, et Elsa enjamba les corps inertes avec précaution, constatant à sa plus grande joie que les flammes avaient largement diminué de l'autre coté.

Quelques cris éparses émanaient encore de la proprieté, probablement quelques hommes isolés et égarés dans le dédale qu'elle avait si soigneusement preparé.
-"Hé toi, pas un geste !"
La voix rauque la figa sur place, mortifiée.

-"Allez lèves les mains et retournes toi, depuis le temps qu'on te cherche t'as interêt à en valoir la peine !"

Elsa obtempéra, observant l'homme qui l'avait interpellée.
Il la tenait en joue avec un vieux pistolet, et ses haillons ne laissaient aucun doute sur son origine sociale. Sa peau basanée et usée par le travail l'empêchait de lui donner un âge précis, et elle demeura silencieuse, en attente.
Sans grande surprise, il récupera son arme et s'assura qu'elle n'en avait pas d'autres.

-"Allez en route, fais moi sortir de là, et pas d'entourloupe, on passe par les grandes allées."

Son plan de fuite venait de s'écrouler en une phrase, et elle avanca tout en réflechissant à un moyen de se sortir de là, bien decidée à le faire tourner en rond jusqu'à trouver une opportunité.
La ballade dura dix bonnes minutes avant qu'elle ne trouve enfin une idée convenable, qu'elle s'empressa de mettre en oeuvre en laissant tomber l'une de ses bagues au sol.
Son garde improvisé lui laissa la ramasser sans se douter de grand chose, Elsa profitant du moment pour recupérer une poignée de terre et créer sa nouvelle alliée tout en remettant la bague.

Elle inspira doucement, repensant au vieux Nacyl sans trop savoir pourquoi, avec un petit sourire triste. La jeune femme se retourna aussi brusquement que possible, paume de la main écartée, libérant la liane animée en direction du révolutionnaire.
Son regard se figea un instant, croisant celui de l'homme avant qu'il ne s'écroule au sol, relâchant son arme au canon encore fumant.
Plus aucun de ses sens ne semblait fonctionner, elle resta immobile, portant sa main gauche à son épaule droite, là où la balle l'avait transpercée, la bouche entrouverte sans pouvoir émettre le moindre son.

Le sang, plus proche de la sève que de la composition sanguine normale, s'écoulait lentement sur sa robe, et la douleur l'envahissant la paralysait presque tandis qu'elle replongeait dans ce monde étrange qu'elle n'avait plus ressenti depuis si longtemps.
La vision du jardin devasté s'estompa peu à peu tandis qu'elle perdait pied dans la réalité, et son corps inerte tomba lourdement dans l'herbe humide aux cotés de son ravisseur, au visage deformé par la douleur et le poison que la liane finissait de répandre dans son corps.
Un bruissement sinistre se propagea à travers les feuilles et les tiges des jardins de la fleur d'Ostalie, relayé de la raçine la plus rachitique aux imposants cocotiers, chaque fibre végetale vibrant à l'unisson pour témoigner sa tristesse infinie à tous ceux qui l'arpentaient sous la lueur blafarde de la lune.


Chapitre XII


-"Hmm, interessant, très interessant même..."

Il souffla un épais nuage de fumée en reposant sa cigarette, se redressant péniblement pour atteindre sa machine à écrire, encore encombrée par les restes du dernier repas.
Voila bien longtemps qu'il avait appris à se concentrer malgré le vacarme qui régnait dans la salle et le bruit constants des textes redigés et imprimés, il ferma les yeux quelques instants et commenca à faire jouer ses doigts sur le clavier.

J'ai bien reçu vos derniers documents, et ils me seront d'une aide precieuse. L'enquête s'annonce compliquée, mais je suis certain que d'ici quelques mois on n'entendra plus parler que de cela.
Je pars dans l'heure pour l'Ostalie, vous serez informé de mes avancées aussi regulièrement que possible.

K.


La feuille n'opposa pas la moindre résistance à son arrachage et fut deposée sur le bureau de son superieur, alors que Kevern pliait bagage.

Journaliste d'experience, il avait acquis au fil des années une solide réputation qui lui valait le mépris de tous ceux qui avaient figuré dans ses articles, et la liste s'allongeait sans cesse. C'est sans la moindre surprise qu'il avait accepté sa nouvelle enquête, le placant sur la piste de son objectif de toujours avec la ferme intention d'ouvrir au grand jour les petits secrets des Melquiseau, que tout le monde savait nombreux sans jamais avoir pu trouver la moindre preuve.
L'ascension financière et sociale de l'ancienne famille bourgeoise ne s'était pas faite sans son lot de rumeurs et de bavures, que nombre de journaux à scandales avaient tenté de relayer sans parvenir à trouver le moindre fondement. La tâche s'annoncait donc ardue pour Kevern, et si il avait déjà ses petites idées en embarquant dans le navire pour l'Ostalie, les preuves restaient à trouver.


Chapitre XIII


-"Saleté de mouche !"

La main arriva trop tard au contact de sa joue, et le bourdonnement de l'insecte emplissait à nouveau l'air, le mettant de mauvaise humeur alors qu'il franchissait la passerelle.

L'insurrection populaire était reprimée depuis plusieurs mois déjà, et le pays avait retrouvé sa tranquillité relative, bien que la plupart des anciens propriétaires terriens aient vendus leurs biens.

Les Melquiseau n'avaient pas fait exception à la règle, et leur vaste proprieté placée sous le contrôle du régime Ostalien laissait planer nombre d'histoires croustillantes chez les habitants, ce qui n'avait pas manqué d'attirer le journaliste.
Après quelques heures à se démener avec ses bagages, il trouva enfin un guide, et l'après-midi même trois mulets prirent la direction de l'ancien domaine Melquiseau.
Le trajet lui sembla durer une éternité, si bien qu'il en avait accompli la moitié à pied pour préserver sa colonne vertebrale. Le guide, peu bavard, ne lui avait été d'aucune utilité si ce n'est pour tenir les bêtes, sous un soleil de plomb empêchant toute activité cérebrale digne de ce nom.

-"Attendez moi là, je compte pas y passer la nuit."

Le jeune homme à la peau d'ébene hocha la tête en guise de réponse et commenca à parquer les bêtes à l'ombre, tandis que son employeur franchissait la grille delabrée de la proprieté.
Kevern avanca avec prudence, le guide lui ayant precisé que personne n'avait osé y mettre les pieds depuis la fin de la guerre civile.

En dépit de l'absence de tous soins, la nature avait peu à peu repris ses droits, et les allées autrefois bien degagées devenaient difficilement praticables. Il commenca en toute logique par inspecter l'interieur de la villa, la déception allant croissante à chaque nouvelle pièce fouillée.

Les pilleurs ne l'avaient pas attendus, et tout était soigneusement vidé, ne laissant que les murs blancs où se distinguait parfois les anciens points d'accrochages des peintures, les bâtiments devastés laissant néanmoins un arrière goût du luxe qu'ils abritaient quelques moi auparavant.
Ce n'est que deux heures plus tard qu'il estima avoir terminé l'inspection de la villa, ayant agrementé le tout de plusieurs clichés photographiques et de quelques notes sur son carnet qu'il achevait de rédiger en avancant vers le jardin.
Le guide n'avait pas menti, et nul n'était venu ici, pas même pour s'occuper des corps. Le spectacle morbide en aurait repoussé plus d'un, mais Kevern était habitué à pire.
Il passa une quinzaine de minutes à examiner les premiers corps, en évitant soigneusement de trop s'en approcher. Bien que largement decomposés, les cadavres avaient conservé leur position au moment du décès, et les végetaux entremêlés aux corps ne laissaient planer aucun doute sur ce qui avait pu se produire.
L'appareil photographique fonctionna à plein régime, un petit sourire satisfait barrant son visage tandis qu'il comptabilisait les victimes sur son calepin.

Kevern manqua à plusieurs reprises de poser le pied sur des pièges végetaux restés inchangés malgré le temps, et il redoubla de prudence pour éviter les épines et les lianes menacantes.
Son calepin était déjà bien rempli lorsqu'il arriva aux bassins, sur les traces de celle qu'il savait déjà être Elsa Melquiseau.

-"Tiens tiens, en voila un drôle de poisson."

Il ramassa précautionneusement le chapeau humide, retirant la vase qui en recouvrait les bords. Couvre-chef excentrique aux couleurs chamarrées, ne laissant aucun doute sur sa propriétaire, bien qu'il resta dans l'impossibilité d'expliquer sa présence ici.
L'enquêteur journalistique continua vers la dernière partie du jardin d'un pas lent, remerciant interieurement le guide de lui avoir trouvé les plans du domaine Melquiseau, qu'il laissa presque tomber au sol en découvrant la structure végetale qui remplacait la serre.

-"Alors là... !"

Il acheva sa pellicule sur place, couvrant tous les angles de vue possibles de l'exterieur, les cadavres empilés le dissuadant d'entrer.

-"Elle a quand même pas massacré ces types toute seule..."

Plus il observait, et plus il se posait de questions, réflechissant à tous les scénarios possibles pour expliquer qu'un jardin de détente soit devenu un champ de morts, sans rien trouver de cohérent.
L'itinéraire qu'il avait tracé sur les déplacements possibles d'Elsa était le seul élement probable dont il disposait, et aucun doute ne planait dans son esprit sur la prémeditation de ce massacre, bien que les moyens employés lui restaient obscurs.
La nuit était déjà tombée depuis un moment alors qu'il errait dans les zones non visitées du vaste jardin, tant dans l'espoir de trouver d'autres élements qu'en attente d'un éclair de génie.

Il manqua de peu de poser le pied sur le cadavre à demi decomposé d'un homme, et regretta de n'avoir emporté qu'une pellicule.
La position ne laissait cette fois aucun doute, et la liane épineuse enserrait encore ce qui avait été son cou, le végetal étant resté intact.

-"Des plantes qui se défendent..."

Le pistolet dans la main de l'homme attira son attention, et il contourna les restes du corps pour réflechir sous un autre angle.

-"Ce pauvre type esperait quand même pas combattre des plantes avec son arme... ou alors..."

Son regard se promena aux alentours et sur le sol à la recherche d'une quelconque trace, la flamme de son briquet suffisant à peine à chasser les ombres.
Il abandonna ses recherches avant que sa seule lumière ne rende l'âme, et retourna à l'entrée sans trop se presser, bien decidé à revenir étudier l'endroit quand il en aurait le temps.


Chapitre XIV

La lumière émanant des nombreuses bougies du lustre, placé au centre de la pièce, l'aveugla quelques instants alors qu'elle ouvrait péniblement les yeux. Après avoir remué un peu, comme pour vérifier que tout allait bien, son regard oscilla de droite à gauche, cherchant à deviner où elle pouvait bien être.

La pièce était chaleureuse et richement decorée, le portrait au regard sévère d'un ancien roi veillant sur le gros lit à baldaquins où elle était étendue.
Après quelques papillottements pour s'habituer à la lumière, pourtant assez faible, Elsa se tourna sur le coté, constatant avec soulagement qu'elle n'était pas seule, bien que son mari soit endormi sur sa chaise, un livre ouvert reposant encore sur ses genoux.
Les bandages sur son épaule droite attirèrent son attention, lui rappelant de mauvais souvenirs alors qu'elle se redressait un peu, étendant sa main jusqu'à toucher celle de Finegas.

Il ne devait pas dormir profondément, et sursauta à son contact, la regardant avec des surprise et soulagement.

-"Elsa !"

Il s'approcha pour embrasser son front encore tiède avant qu'elle n'ait eu le temps de répondre, approchant son siège aussi près que possible du lit.

-"Tu te sens comment ?" demanda-t-il avec précipitation en lui tenant la main, la regardant avec un large sourire.
-"Comme après une longue nuit de sommeil."
Sa voix était encore assez faible bien que son visage détendu soit rassurant, et il préfera ne pas poser trop de questions.

-"Où sommes-nous ?"
-"Sois tranquille, tu es de retour au pays, chez nous à présent."
Il acheva sa phrase en déposant un baiser sur la main d'Elsa.

-"Que s'est-il passé ...?"
Il marqua un temps d'arrêt, embarassé.

-"A vrai dire j'esperais que tu allais me le dire... Je suis rentré en Ostalie au moment où les autorités mettaient en déroute les insurgés... L'un des jardiniers m'a expliqué que tu étais restée seule au domaine, j'ai craint le pire et j'y suis allé sur le champ..."
Elsa l'écoutait attentivement, sa mémoire revenant peu à peu au fil du récit.

-"On a cherché pendant des heures parmi les débris, pour finalement te trouver inanimée... Je t'ai faite reconduire ici aussi vite que possible, ce brave Lucien s'est occupé de toi sans poser de questions... Voila trois mois que j'attends ton réveil, Elsa."
-"Trois mois..." soupira la jeune femme en secouant doucement la tête.
-"Personne n'a pu me dire ce qui s'est passé exactement là bas, bien que j'ai eu ma petite idée en voyant l'état du domaine..."
-"Je ne pouvais pas les abandonner... Je suis desolée..."
-"Tu es folle ma petite fleur, mais c'est comme ca que je t'aime."
Il se pencha vers elle, la serrant doucement dans ses bras comme pour s'assurer qu'il ne rêvait pas.

La semaine qui s'ensuivit resta dans les mémoires comme l'une des plus chargées en réceptions et festivités au manoir des Melquiseau, qui s'était pour l'occasion recouvert d'un voile blanc en même temps que le reste de la ville, la neige s'étant montrée précoce cette année. Les félicitations avaient succedé aux témoignages compatissants envers Elsa Melquiseau, et la presse ne manqua pas de titrer sur le retour de la fleur d'Ostalie, trahissant par la même occasion ses pronostics pessimistes des semaines passées, soulevant dans la foulée le nuage habituel de ragots et de questions qui suivait inévitablement le nom de Melquiseau.

Elsa se retrouva à son plus grand étonnement affublée du titre de comtesse, son mari ayant été investi du titre de noblesse correspondant durant le coma de la jeune femme, ce qui n'avait bien sur pas manqué de déclencher une vague de polémiques alors que la petite particule "de" venait orner le nom de la famille.

Lucien, le médecin de famille qui avait assuré le suivi d'Elsa dans le plus grand secret, était retourné à la terre moins d'un mois après son réveil, emportant dans sa tombe les informations réunies sur le systeme biologique hors norme de sa patiente, dissipant par la même occasion le seul nuage de son horizon doré, une quietude qui dura tout l'hiver pour le couple.


Chapitre XV


-"Vous pouvez entrer."

Le garde s'écarta du passage après avoir ouvert la grille, laissant le visiteur solitaire entrer avant que l'orage n'éclate au dessus du vieux pénitancier.

-"Kevern Slading, je suis attendu par le directeur de l'établissement."

L'homme d'une quarantaine d'années alluma nerveusement sa cigarette alors que le second garde consultait son registre.

-"Prenez la grille du fond, puis l'escalier jusqu'au second, son nom est indiqué sur la porte."

Il hocha la tête et s'élanca d'un pas rapide dans la cour, alors que les premières gouttes s'écrasaient sur son front.

Un silence morbide régnait dans les murs du bâtiment, et il ne croisa pas la moindre âme qui vive durant son trajet, qui heureusement avait été bien indiqué.
Après avoir consideré un moment la porte en face de lui, il laissa choir son mégot dans le couloir, et s'essuya les mains avec négligence sur son imperméable dont la couleur marron avait pour avantage de dissimuler les traces.
Les deux coups frappés sèchement provoquèrent la réponse escomptée, et il entra en sortant par avance son calepin.

-"Belle ponctualité pour un journaliste, j'aime ca, installez vous donc, et ne vous fiez pas aux apparences, la vie ici est pire qu'elle n'en a l'air."

Le directeur, gros bonhomme crasseux au rire gras, correspondait ni plus ni moins à ce qu'il attendait dans un pareil endroit, et par la même occasion à ce qu'il détestait le plus.

-"Je mets un point d'honneur à arriver à l'heure, mais qu'importe, je n'ai guère le temps pour ce genre de discussions, vous m'en excuserez."

Le fauteuil en cuir usé grinça sous le poids pourtant peu imposant de Kevern.

-"A vrai dire j'ai fait tout ce chemin pour voir l'un de vos détenus, en esperant qu'il soit toujours là, mais il ne semblait pas y avoir trace de lui dans les registres de transfert."
-"Ceux qui rentrent ici en ressortent rarement, donc y'a de bonnes chances de le trouver, oui, son nom ?"
-"Stollvor, Mostyn Stollvor."

Un silence froid s'installa tandis qu'il cherchait parmi sa paperasse, dont le sens de l'organisation n'avait rien à envier aux poubelles du pénitencier.

-"Mostyn Stollvor... Ah je l'ai votre gaillard, faudra voir du coté du cimetière pour lui causer par contre."

Le journaliste fronca les sourcils, appuyant son front contre son poing quelques instants.
-"Quand est-il mort ? Et comment ?"
-"La date est illisible, mais je me souviens de ce type, il s'est fait descendre par les guetteurs. J'aurais pas cru ca de lui, il avait l'air plutôt malin, un escroc de bas étage mais assez futé pour savoir comment survivre."
-"Tentative d'évasion ?"
-"Faudrait être sacrément stupide pour essayer de s'évader depuis la cour, non c'était pas son genre, autant que je me souvienne c'était pour une aggression."
-"Une rixe de prisonniers je suppose, vous avez les noms des autres détenus impliqués ?"
-"Même pas, il a essayé de tuer la bonne femme qui était venu le voir."

Le rire sonore du directeur résonna à nouveau dans le bureau en voyant la surprise sur
le visage de son visiteur.

-"Laissez moi deviner... Elsa Melquiseau ?"
-"Dans le mille. Dur de l'oublier d'ailleurs on a placardé une plaque à son nom dans le réfectoire, elle a financé l'integralité des travaux, une drôle de donzelle, l'autre manque de peu de lui planter un couteau entre les omoplates et elle joue les mécènes, enfin on va pas s'en plaindre."
-"Je vois... Et vous auriez pas une petite idée de la raison de sa visite ? Vu l'interrogatoire que j'ai subi pour mettre les pieds ici, j'imagine qu'elle est passée par là aussi."
-"Et non mon petit père, c'est les nouvelles règles de securité dont vous avez profité. Ca remonte à un bout de temps cette histoire déjà, à l'époque on a pas été lui chercher des noises, on lui devait bien ca. Vu sa génerosité on a mis les petits plats dans les grands pour l'accueillir, d'ailleurs elle a demandé à avoir la cour à elle toute seule pour son entrevue."
-"Et aucune enquête n'a été ouverte ? Elle vient alors qu'elle n'a rien à voir avec le milieu carcéral, finance des travaux, demande à voir un détenu qui par le plus grand hasard l'aggresse et se fait descendre, quoi de plus normal !"

Il frappa du poing sur la table, excedé par l'attitude débonnaire de la plus haute autorité locale.

-"On est là pour garder ces types par pour jouer les détectives, il en avait pris pour vingt ans de toute façon, vous êtes le premier à vous soucier de ce Mostyn depuis des années. Une enquête c'est pas comme vos feuilles de chou, ca s'ouvre sur demande, et là, y'a pas eu de demande."
-"J'espère que ce Mostyn savait rien d'intéressant, sinon vous avez ma parole que je vais en ouvrir une d'enquête, sur vous et vos financements, on y trouvera quantité de choses intéressantes j'en suis persuadé !"

Il se leva brusquement et quitta le bureau en claquant la porte sous l'oeil amusé du directeur.

-"Financer le réfectoire... Foutue Melquiseau !"

La voix de Kevern se perdit dans le couloir désert avant qu'il ne descende en trombe les escaliers, en direction des vestiaires qu'il avait aperçu plus tôt.

-"Kevern Slading, j'ai les autorisations, c'est bien ici que vous conservez les affaires des détenus ?"

La feuille portant toute sorte de tampons officiels glissa sur le guichet, faisant sursauter le garde de service, peu habitué à une telle activité.

-"Hmmm, c'est là oui, vous cherchez quoi ?"
-"Les affaires de Mostyn Stollvor."

Le garda passa de longues minutes à chercher parmi ses registres, sans se presser le moins du monde.

-"Mostyn Stollvor vous dites ?"
-"C'est ca, oui."
-"Je l'ai, aucune affaire en dépôt."
-"Il n'en a jamais eu, ou bien elles ont déjà été retirées ?"
-"D'après le registre elles ont été recuperées il y a quelques années, par une certaine El..."
-"Elsa Melquiseau, je sais, oui !"

Il récupera son autorisation d'un geste rageur et retourna à l'escalier principal d'un pas rapide, en sens inverse cette fois, en vue d'examiner la cour.
L'autorisation n'englobait pas une telle visite, mais l'incompétence du garde se montra utile pour une fois, et il le laissa entrer après avoir lu en diagonale le texte, les tampons officiels lui suffisant à accepter.
Le journaliste traversa la cour rapidement en direction de l'escalier menant aux tours, accueilli par un garde plutôt surpris.

-"Kevern Slading, journaliste, je suis à la recherche d'informations sur le détenu Mostyn Stollvor, abattu ici même il y a quelques années."
-"Ah, Mostyn, oui je me souviens, j'étais de garde quand il a piqué sa crise."
-"Sa crise ? Dites moi ce dont vous vous souvenez, il était venu voir une certaine Elsa Melquiseau, c'est bien ca ?"
-"Le nom me dit quelque chose, oui ce doit être ca, un joli brin de fille d'ailleurs, bien sapée et tout, elle est pas passée inapercue, y'a même sa plaque au réfectoire si vous voulez tout sa..."
-"Je sais, je sais, dites moi plutôt ce qu'il s'est passé."
-"Elle est arrivée à l'avance et l'attendait au fond de la cour, l'autre a debarqué, il était menotté bien sur. Ils ont discuté un moment puis elle repartait, et il a essayé de la poignarder, pas malin d'ailleurs vu qu'il a pris son élan, on l'a epinglé avant."
-"Vous pourriez descendre et me montrer precisement où ils se trouvaient ?"
-"Bah, si vous voulez, mais je pense pas que ca vous serve à grand chose."

Kevern acheva ses notes durant la descente, et improvisa un plan de la cour tandis que le garde retracait la scène de son mieux.

-"Si j'ai bien compris, il faisait nuit, et ils étaient donc au milieu de la cour, à bonne distance des tours, les quatre balles ont fait mouche, vous devez être sacrément bons tireurs."
-"Bah c'est notre métier, puis ca aurait été dur de le rater, il était en plein sous les projecteurs, y'avait bien deux ou trois mètres entre lui et la donzelle, on a connu pire."
-"En pleine lumière, je vois... Les projecteurs n'éclairent que le milieu de la cour ?"
-"Non non,ils bougent en permanence pour couvrir tout notre champ de vision, ca servirait à rien sinon."

Le journaliste resta un moment à réflechir, observant les projecteurs en question.

-"Donc ce soir là les projecteurs bougeaient normalement, et c'est un simple hasard si le milieu de la cour se trouvait éclairé au passage d'Elsa Melquiseau..."
-"Je sais plus, c'est vieux votre affaire, si c'est important pour vous y'a qu'à consulter les fichiers pour les lumières, on y consigne les modifications dans le positionnement des projecteurs, ca change assez souvent pour éviter que les détenus ne prévoient à l'avance où sera l'éclairage."
-"Je vous suis, c'est une bonne idée oui." répondit le journaliste, le visage soudain illuminé à l'idée de trouver une vraie preuve.

Le garde le mena dans une salle annexe à la cour, et chercha un long moment parmi les classeurs.

-"Bizarre, ca..."
-"Bizarre ? Quoi donc ?"

L'enthousiasme de Kevern mua en une colère indéfinissable en découvrant que le classeur correspondant au mois du décès de Mostyn manquait mysterieusement à l'appel.
Il quitta l'établissement en serrant les dents, alors que la pluie reprenait comme par enchantement, empêchant quiconque de l'entendre maudire le nom des Melquiseau.


Chapitre XVI


Le journal soigneusement plié glissa sur la table vernie, manquant de peu de heurter le vase qui la décorait.

-"Lis donc ca, beau torchon."

Finegas se laissa tomber en soupirant sur le canapé tandis que sa compagne récuperait le journal en question.

-"Et bien, il n'a rien ce journal... Les nouvelles politiques habituelles et toujours les ennuyeux discours qui ne servent qu'à occuper les paysans de..."
-"En quatorzième page."

Elle tourna tranquillement les pages et ne put retenir un hoquet de surprise en voyant le titre de l'article.
-"Dossier Melquiseau, enquête sur les pratiques douteuses d'une famille trop parfaite, d'où ca sort ces sottises ?"

Son mari haussa les épaules et l'invita à lire l'article.
-"Un journaleux en manque de scandale, enfin il a pas l'air d'avoir trouvé grand chose à se mettre sous la dent, il doit y avoir moyen de le mettre au frais pour oser publier un tel tissu d'inepties. Tiens regardes la deuxième colonne, il te ferait presque passer pour un marabout Ostalien."

Elsa regarda avec un certain amusement le texte relatif à ses voyages, restant pensive malgré tout.
-"Il a quand même bien fouiné, jusqu'à aller sur les traces de Mostyn, heureusement il en est réduit à des hypothèses sans le moindre fondement."
-"Je compte pas attendre qu'il en trouve, des fondements, j'irais voir nos avocats demain, ils devraient vite trouver un moyen de le traîner devant les tribunaux."
-"J'irais le voir aussi, je suis certaine qu'il se montrera plus coopératif en me parlant en face à face..."

Finegas s'apprêtait à protester mais il se ravisa en voyant le petit sourire malicieux de sa femme, sachant qu'elle avait une idée derrière la tête et qu'il ne lui ôterait pas.
Elsa replia le journal et se leva, faisant quelques pas en direction du foyer de la cheminée.

-"Remercions ce brave Kevern de nous fournir du combustible."

Le ton était largement ironique et arracha un sourire à son mari, tandis que les flammes réduisaient en cendre l'article de Kevern Slading.
Chapitre XVII

-"Du tout chaud pour toi Kevern, regardes ca, t'as decroché le gros lot on dirait !"

Le pli tomba sur son bureau comme venu du ciel, atterrissant entre sa tasse de café et la machine à écrire. Il tourna lentement le fauteuil pour que son bras atteigne le pli, et examina rapidement le texte.

Il était le genre d'homme à ne jamais montrer que des sentiments négatifs, peu aimable, souvent sec et injurieux, les nerfs à fleur de peau, pourtant cette fois là, le sourire qu'il arborait transpirait la bonne humeur, à tel point qu'il quitta son bureau avec une heure d'avance.

Le pli émanant d'un ancien employé des Melquiseau fixait le rendez-vous en début de soirée, dans un petit restaurant géneralement désert.
Il s'installa en choisissant attentivement sa table, et en inspectant les lieux sous le regard intrigué du propriétaire, peu habitué à recevoir ce genre de clients à cette heure.
Kevern avait plus d'une heure d'avance, et il commanda un pichet de vin léger pour patienter tout en se demandant pourquoi il était le seul client.

La salle, bien que propre et soigneusement arrangée, n'avait rien de luxueux, et l'endroit correspondait assez à ce qu'il escomptait venant d'un simple employé, ce qui le rassura dans un premier temps, le pli énigmatique laissant son imagination s'envoler.
La logique la plus élementaire lui aurait intimé de choisir une table bien en vue, permettant d'observer de loin l'arrivée de son mysterieux correspondant, mais pour des raisons que lui même ignorait, il s'était installé sur une banquette, près d'un mur, dos à la porte, laissant la surprise totale lorsque l'inconnu viendrait s'asseoir en face de lui.
En habitué, il passa son heure d'attente à vérifier et disposer son materiel, de l'appareil photographique à son fidèle calepin, prêt à accueillir le scoop de sa vie, du moins c'est ce qu'il en attendait.

Son coeur, pourtant reputé froid comme la pierre, se serrait de plus en plus alors que l'heure dite approchait, et la simple idée de pouvoir enfin faire basculer les Melquiseau dans le scandale et la tourmente judiciaire le ravissait au plus haut point.
La porte grinça à l'heure dite, ponctualité parfaite, un peu trop parfaite au goût du journaliste qui continuait à gribouiller sur son calepin, ne voulant rien laisser paraître de son impatience.

-"Bonsoir mon cher Kevern, j'espère ne pas trop vous avoir fait attendre inutilement."

La mine de son crayon vola en éclat, déchirant une partie de la feuille alors que ses muscles se crispaient. Il ferma les yeux un bref instant, prenant une lente inspiration pour se détendre, en vain. Elle avait osé, et il s'était laissé berner comme le dernier des débutants. Non, ce n'était que son imagination, un mauvais rêve, l'effet de ce petit vin âcre qu'il sirotait depuis déjà une heure. C'est du moins ce dont il essayait de se convaincre, tournant lentement la tête pour confirmer ses craintes, avec autant de difficulté que si son cou avait été une plaque de fonte.

-"Vous...!"

D'un naturel nerveux, il arrivait au paroxysme de ses capacités émotionelles, tout avait été soigneusement preparé, le petit restaurant désert, le pli anonyme, l'horaire, un piège si gros et bien huilé qu'il n'y avait vu que du feu.

-"Voyons, détendez-vous, je pensais que vous seriez heureux de voir votre fantastique sujet d'étude en chair et en os."

La voix était douce et aimable, bien que transpirant de fausseté et d'ironie comme il n'en avait que trop l'habitude, un jeu d'apparence auquel il était toujours sorti grand perdant, incapable de canaliser et encore moins de déguiser ses sentiments.
Il resta de marbre alors qu'elle s'installait en face de lui, prenant le temps de déposer ses affaires sur le coté de la banquette.

Son instinct de journaliste avait toutefois eu raison, et la mise en scène orchestrée par la comtesse de Melquiseau était bien réelle, preparée méticuleusement, et depuis le début de l'après-midi déjà les gardes veillaient à ce qu'aucun client ne choisisse le petit restaurant, dont le tenancier avait été grassement dedommagé.

Elsa avait soigné jusqu'à sa tenue, une longue robe aux couleurs vives, plus proche de ce qui se portait au siècle précedent chez les familles nobles que des lignes épurées dont les tailleurs raffolaient ces dernières années.
Son petit sourire provocateur ne manquait pas d'ajouter à la déconfiture du journaliste, et elle avait clairement annoncé son jeu de la soirée en déposant son large chapeau sur la banquette, laissant le regard de Kevern se heurter à ses cheveux à la couleur si aggressive.

-"Je vais commander, vous n'avez qu'à me dire ce que vous voulez, je vous offre le
couvert, c'est bien la moindre des choses en récompense à vos hauts faits."

La phrase le toucha au plus profond de sa dignité, la galanterie la plus élementaire exigeant que ce genre de phrase soit prononcée par l'homme lors d'un dîner, et le petit sourire d'Elsa confirma ses pensées.

-"J'ai pas faim."
Il toussota pour se donner une contenance alors qu'elle faisait venir le serveur, prenant le temps de le questionner sur le menu d'un air complètement naturel, avant de finalement choisir de ne pas prendre de dessert.

-"Je suis ravie que vous soyez venu, obtenir un peu de temps d'un homme aussi actif que vous tenait du miracle, j'espère que vous ne m'en voulez pas de ce petit subterfuge."

Kevern chercha en vain une phrase pour exprimer ce qu'il ressentait, et à défaut de trouver les mots, se laissa entraîner dans son petit jeu en grincant des dents.

-"Tout le plaisir est pour moi."
-"Cet établissement a un charme fou, vous ne trouvez pas ? Sobre mais infiniment coquet, je ne manquerai pas de le conseiller à des amis, enfin, si la nourriture est digne de ce nom."

Elle rejeta l'une de ses mèches pourpres par dessus son oreille, fixant le journaliste de ses prunelles couleur fushia.
Il était sur le point de lui dire de s'empoisonner avec, mais se ravisa au dernier moment, sachant très bien où ca le menerait.

-"Sans doute."
-"Quelque chose semble vous déranger, j'espère que ce n'est pas ma robe, la couleur est un peu aggressive je le reconnais, mais d'après mon mari elle s'accorde à mon teint avec perfection."
Elle ajustait le tissu tout en parlant, et il tourna quelques pages de son calepin à demi dechiré pour se trouver une occupation, se demandant combien de temps elle allait faire durer sa petite comédie.

-"Ou alors ma coiffure ? Trop envahissante sans doute, on me dit souvent qu'elle est pire que mes jardins en Ostalie..."

Il haussa un sourcil à la mention de l'Ostalie, tout en regardant toujours à coté, avec une précaution infinie pour ne pas croiser le regard de son interlocutrice. Le paradoxe qui échappait à toute raison, y compris la sienne, était en effet sa fascination pour celle dont il suivait la piste depuis plusieurs mois. Plus il étudiait la personnalité extravagante d'Elsa Melquiseau et plus il la détestait, la fixation devenant telle qu'il finissait par lui trouver un charme certain, contradiction qui ne faisait qu'ajouter à son malaise ce soir-là.

Le serveur arriva comme une bouffée d'air pur, et tandis qu'il déposait sur la table l'assiette encore fumante, le journaliste en profita pour se recaler sur la banquette, se préparant comme il pouvait pour la soirée qui s'annoncait interminable.

-"Du chevreuil braisé, il a l'air délicieux, il n'est pas trop tard pour en commander, si jamais vous changez d'avis."

Il posa son regard sur le plat en question, qui comme de par hasard était l'un de ses mets preferés. Il avait perdu l'habitude de croire au hasard, et le fumet qui chatouillait à présent ses narines n'était définitivement pas là par simple coïncidence.

-"Vous êtes..." marmonna Kevern, s'arrêtent juste avant de dire quelque chose de regrettable, ne sachant plus où se mettre.
-"Oui ? Vous disiez ? Pardonnez mon manque de civilité, mais j'ai parfois du mal à distinguer vos paroles."
-"Rien."
-"Je me demande bien pourquoi un tel éclairage a été installé dans cet endroit. Vous allez sans nul doute trouver ca idiot, mais il me fait penser aux projecteurs d'un pénitencier..."

Elle le fixait toujours, provocante, jouant avec ses nerfs comme un chat avec une pelote de laine, arrivant peu à peu au bout de sa patience déjà bien usée.

-"Pardonnez ma curiosité, mais je n'ai toujours entendu parler de vous qu'en personne solitaire, et cela m'étonne d'un brave homme tel que vous... Vous n'êtes donc pas marié ?"

La pelote était arrivée au bout et il ferma les yeux un instant, prenant une lente inspiration, en vain.

-"SILENCE !!!"

La table vacilla au contact de son poing, faisant valser le verre d'Elsa au sol et manquant de peu de renverser le jus du chevreuil sur sa robe, provoquant un silence lourd dans la salle.
Kevern reprenait peu à peu son calme, se raclant la gorge dont les cordes vocales avaient passablement souffert, le volume sonore degagé étant proportionnel à sa colère.
Il savait très bien qu'il venait de faire précisement ce qu'attendait la comtesse, mais peu lui importait à présent, et il savoura avec satisfaction le calme instauré par son geste.
Elsa toussota, replacant son assiette sans tenir compte du verre brisé à ses pieds, souriant toujours à Kevern, un sourire plus franc et moins ironique qu'auparavant, du moins pour ce qu'il en interpretait.

-"On ne m'avait pas menti à votre sujet, Kevern, même si j'avoue avoir été agreablement surprise que le calme dure si longtemps."

Le journaliste soupira bruyamment, réflechissant à présent à une parade pour quitter cet endroit sans donner à son interlocutrice une occasion de le discrediter complètement.

-"Bien, trêve de civilités, il semble que vos émotions prennent largement le pas sur vos bonnes manières, mais pas de quoi faire un article à sensation, votre réputation de rustre est assez solidement ancrée."

Elle se redressa sur la banquette sous l'oeil intrigué de Kevern, légerement piqué dans son orgueil de se faire qualifier ainsi alors qu'il n'avait pas l'impression de le mériter en temps normal.

-"A vrai dire, je suis venue pour parler tranquillement, j'esperais pouvoir le faire dans des conditions convenables, mais je vais m'efforcer de vous mettre à l'aise en m'approchant de vos habitudes."

Un tel enrobage de phrase le laissait toujours pensif, habitué à chercher un sens caché à la moindre parole, et il sursauta en voyant l'assiette de la comtesse s'écraser sur le sol, quelques mètres plus loin, laissant gicler la sauce sur le carrelage de la salle.
Elle acheva son geste en balayant du bras les couverts et se rapprocha un peu de la table, joignant les mains à plat sur la nappe désormais vide.

-"Bien, mon cher Kevern, j'espère que vous serez plus bavard à présent, ou peut être dois-je joindre une performance vocale ?"

Il sentait bien qu'elle le menait encore sur une pente glissante, mais son geste lui arracha tout de même un sourire, et il s'installa dans la même position qu'elle, bien en face.

-"Ca ne sera pas nécessaire, ma "chère" comtesse."
-"Comme vous avez pu le constater, j'en sais sans doute bien plus sur vous que vous n'en savez sur moi..."
Ses mains se crispèrent instantanement, devinant par avance où elle allait en venir.

-"Les journalistes n'ont pas l'apanage de l'enquête et encore moins des informations, même si vous êtes les plus susceptibles de les répandre en long, en large et en travers jusqu'à ce que vos lecteurs s'en lassent."
-"Si vous êtes aussi habile à trouver les informations qu'à les dissimuler, vous avez manqué votre vocation."
-"J'avoue n'avoir toujours pas compris ce qui a pu vous pousser à une telle fixation sur ma vie, et j'ai le sentiment que ce n'est pas simplement un gros cachet, ni la soif de scandale."
-"Mes raisons ne regardent que moi, je ne viens pas vous demander les votres, autant que je sache."
-"Vous devriez les revoir. J'ai eu l'occasion de lire votre article, le titre était judicieusement choisi."
Il fronca doucement les sourcils, attendant la suite avec une certaine appréhension.

-"Le contenu en revanche m'a faite rire, en même temps qu'un peu de peine de voir un tel gâchis. Vous savez tout aussi bien que moi que vous n'avez pas trouvé ce que vous cherchiez, rédiger un tel pamphlet contre nous à partir de suppositions et d'intuitions aussi incohérentes n'aura servi qu'à vous discréditer."

Aussi dur à entendre que ca l'était, il savait en lui même qu'elle avait raison sur toute la ligne, comme en témoignait la lettre de licenciement trouvée sur son bureau le matin-même.

-"Voila que vous vous souciez des autres, ca n'est pourtant pas votre genre d'habitude."
-"Peut être bien que si. J'ai appris que vous étiez désormais sans emploi, c'est en partie pour cette raison que je tenais à vous rencontrer."

Kevern resta silencieux, la laissant guider la conversation sans qu'il ait la moindre idée de la finalité.

-"Je crois que votre jeunesse n'a rien à envier à la mienne en terme d'originalité, du moins de ce que j'en ai lu, il y aurait matière à sensationnel aussi."
Il serra les dents, craignant depuis le début qu'elle en arrive là.

-"A vrai dire votre dossier m'a rappelé celui de ce brave Mostyn, à l'exception que vous avez été suffisament habile pour changer d'identité avant de vous faire attraper."

L'image du penitencier traversa ses pensées, et il s'efforca de la chasser en plongeant son regard dans celui de la comtesse.

-"Très fin."
-"Des erreurs de jeunesse, n'est-ce pas ? Ca nous arrive à tous."
-"Mais pas dans les même proportions."

Sa phrase provoqua un petit sourire chez son interlocutrice, et elle continua sur le même ton, un peu trop doux selon le journaliste, mais ce n'était pas pour lui déplaire, il n'avait après tout que rarement l'occasion de voir un si beau spectacle sous ses yeux.

-"Bien, cessons de tourner autour de ce pot que vous détestez tant. Vous avez à présent deux possibilités qui s'offrent à vous..."
Elle allongea le bras pour recupérer la salière et la poivrière, et les placa sur la table, devant elle, faisant mine de se concentrer dessus.

-"La première possibilité, vous ne tenez pas compte de cette rencontre et vous continuez sur votre lancée..."
Elsa posa son index sur la poivrière, la remuant un peu de droite à gauche sous l'oeil méfiant de Kevern.

-"...et dans ce cas je suis persuadée que votre ami le directeur du penitencier vous aménagera avec plaisir une petite cellule humide lorsqu'il aura lu le copieux dossier concernant votre passé. Ce sera sans doute l'occasion pour votre remplacant d'écrire un bel article, qui ne manquera pas de déchaîner les passions. Dossier Slading, enquête sur les pratiques douteuses du journaliste assassin..."

La comtesse acheva sa phrase en renversant la poivrière, laissant une partie du contenu se répandre sur la table, avant de placer son index sur la salière.

-"La seconde possibilité, vous acceptez l'offre que je vais vous faire..."
Le geste était identique, baladant la salière de droite à gauche tel un métronome bien réglé.

-"Et vous abandonnez votre petite vie de journaleux raté en mettant votre prose et vos talents d'enquêteur à notre service, ce qui bien entendu évitera que votre nom passe du bas d'un article au haut de page."

Le silence avait peu à peu repris ses doigts, Kevern s'efforcant de faire fonctionner ses neurones, et la comtesse se montra d'une patience à toute épreuve, jouant avec la salière sans l'avoir encore renversée.

-"Qu'est-ce qui me prouve que vous ne me menez pas en bateau comme vous savez si bien le faire ? Vous avez un dossier sur moi, très bien, j'en ai un sur vous, rien ne me dit que le votre soit plus consistant. Je peux tout aussi bien vous faire tomber en même temps, vous ne pourrez pas dissimuler indéfiniment vos petits meurtres."
-"C'est amusant, Mostyn a dit à peu de choses près la même chose, la dernière fois que je l'ai vu, vous savez, peu avant qu'il ne soit criblé de balles."

Elle accentua un peu le mouvement sur la salière, le regardant toujours d'un air malicieux.

-"Je vais vous donner la même réponse, à peu de choses près. A votre avis, à qui accordera-t-on le plus de credibilité, à un voyou de bas étage, journaleux mediocre et ivrogne à ses heures perdues, ou bien à la Comtesse Elsa de Melquiseau, hmm ?"

Kevern s'efforca de garder son sang froid, comprenant à présent ce qui avait pu pousser Mostyn à se suicider déliberement quelques années plus tôt.

-"Vous êtes pire que vos plantes carnivores, Elsa, pire encore. Ravissante et colorée, attirant immanquablement les autres pour ne cesser de les détruire dans les méandres de vos paroles, plus acerées et venimeuses encore que les épines qui ont dechiquetés ces pauvres Ostaliens."
-"Le danger n'est pas toujours là où on le croit, c'est une loi que la nature a adopté bien avant nous."

Le sel ne tarda pas à se mélanger au poivre étendu sur la nappe, Elsa ayant rompu le mince équilibre qui maintenait la salière debout.

-"Parfait, achevons au moins ce dîner en personnes civilisées, et ne me dites pas que vous n'avez pas soif, ce ne serait pas crédible."

Elle se dirigea d'elle même vers le comptoir, sachant que le propriétaire était parti depuis un long moment déjà, et emporta une bouteille d'alcool fort, un pichet d'eau ainsi que deux verres avant de revenir s'asseoir.
Kevern la laissa le servir sans broncher, avalant d'un trait le contenu de son verre, à la plus grande satisfaction d'Elsa.
Il resta un long moment ainsi, silencieux, le regard egaré dans les couleurs vives de la robe de la comtesse dont les reflets variaient au rythme de sa respiration.

-"Foutu dossier."
Il se redressa péniblement, achevant de vider son troisième verre, et leva les yeux sur la jeune femme, l'esprit un peu barbouillé.

-"Au moins j'ai l'air de vous amuser, c'est déjà ca. Un de plus sur votre longue liste, qui sait quand elle a commencé d'ailleurs."
-"J'avais le même âge que vous, drôle de coïncidence."
-"Vous vous en êtes pas trop mal tirée en tout cas, mes respects, ma chère comtesse."

Il leva son quatrième verre en faisant mine de trinquer, avant de le vider tout aussi rapidement que les trois premiers, l'envoyant ensuite voler au milieu de la salle.

-"Allez ca suffit toute cette comédie."

Il grommela en cherchant dans son imperméable, et en extirpa un pistolet à canon long, qu'il déposa à plat sur le table, pointé en direction d'Elsa, son doigt caressant lentement la crosse.
Son ricanement résonna dans la salle quelques instants, considerant la comtesse d'un air faussement inspiré.

-"Oh, une petite faille au plan de la belle fleur d'Ostalie, c'est dommage."
-"Vous savez tout aussi bien que moi que vous ne me tirerez pas dessus."
Sa voix était douce et assurée, et elle se pencha sur la table, bien en face de l'arme.

-"Bah, j'aurais au moins essayé, mais vous avez raison, je laisserai la fleur se fâner d'elle-même."
Le pistolet pivota doucement sous l'impulsion de son doigt, retournant le canon vers lui-même.

-"Combien de temps ? Vous voulez faire le décompte ? Ou vous en aller tranquillement en me laissant faire, comme pour ce pauvre Mostyn ?"
Le ton était fatigué, et il marmonnait plus qu'il ne parlait, avachi sur sa banquette.

-"Je m'en irais, je préfere conserver une image de vous sans effusion de sang. Mais avant je vais vous montrer quelque chose..."
-"Laissez donc, ca sert à rien vos manières maintenant."
-"J'y tiens, mon cher Kevern, c'est bien la moindre des choses. Vous avez fait le choix le plus simple pour nous deux, vous méritez bien de comprendre en fin de compte."

Elle tira de sa sacoche un petit sac de graines, et en déposa une dans la paume de sa main, placée bien en vue devant le journaliste dubitatif.

-"A quoi bon se servir d'armes aussi grossières, quand on dispose d'arme naturelles aussi merveilleuses..."

La graine germa presque instantanement, donnant naissance à une sorte de plante rampante, constituée d'une seule tige, assez solide pour étrangler un homme sans la moindre peine, s'enroulant doucement autour du bras d'Elsa pour terminer sa croissance le long de sa joue sous forme d'une large fleur aux pétales multicolores.

-"J'avais imaginé un truc de ce genre en voyant les cadavres, mais j'avoue que j'aurais jamais pensé être dans le vrai... Bon dieu je comprends mieux maintenant..."
Il passa sa main le long de son front, secouant misérablement la tête en soupirant, tandis qu'Elsa se relevait, rassemblant ses affaires.

-"Y'a un truc que j'allais oublier, ca serait bête que ma pauvre cervelle dégouline dessus."
Il farfouilla dans ses poches et déposa sur la table une lettre jaunie par le temps, la faisant glisser d'une pichenette vers la comtesse.
-"Une lettre de votre père, le vrai."

La main d'Elsa resta un instant sur le pli, avant de le glisser dans sa sacoche rapidement, évitant de laisser paraître toute émotion.

-"Et voila, je suppose que je dois vous remercier pour cette... magnifique soirée."
La comtesse demeura silencieuse, contournant la table d'un pas lent pour s'arrêter aux cotés de Kevern.

-"Adieu."

Le chuchotement avait quelque chose d'un remerciement, et sa main effleura l'épaule de Kevern un bref instant avant qu'elle ne se dirige vers la sortie, pensive.
Sa démarche se figea un instant alors que la détonation retentissait, le sang frais rejoignant la sauce et les débris d'assiette en même temps que disparaissait celui qui en savait le plus sur les Melquiseau.

Chapitre XVIII


Le vingt-septième anniversaire d'Elsa fût une réussite, marquant le retour du couple Melquiseau sur les terres Ostaliennes, bien loin de la presse à sensation dont l'ardeur avait redoublé en apprenant le suicide de Kevern Slading. Le parfum du scandale avait une fois de plus effleuré les narines des journalistes de tout bord, et si ils avaient pu découvrir que le licenciement de Kevern coïncidait avec une grosse rentrée d'argent pour son directeur, la comtesse continuait de montrer patte blanche, rien ne pouvant affirmer qu'elle avait planifié le décès du pauvre homme. Un élement de plus au dossier Melquiseau, que tous savaient bien garni sans parvenir à en tirer quoique ce soit de tangible, et c'est avec un enthousiasme perceptible qu'Elsa reposait pied dans ses jardins.

La situation politique de l'Ostalie avait basculé de manière inattendue, et les insurgés s'étaient finalement debarassés de leur régime semi-dictatorial pour instaurer ce nouveau concept démocratique si en vogue sur les lèvres de tous les théoriciens de la politique mondiale. Une révolution ne se faisant pas sans un minimum de soutien, les investisseurs étrangers avaient été soigneusement invités à remettre pied au pays, Finegas n'ayant pas manqué l'occasion de combler sa chère et tendre.
Les jardins, replantés et bien arrangés ne laissaient plus filtrer aucun souvenir du passé, et la villa quasi pyramidale étendait à nouveau ses trois étages ornés de larges baies vitrées bien au delà de la cime des cocotiers.

La reconstruction, sensiblement différente de l'originale, avait été confiée à un jeune architecte excentrique, surfant sur la vague de l'art moderne et decalé, dont la réussite était indiscutable et l'avenir assuré par l'aboutissement d'un tel chantier. L'alternance de murs aux couleurs absurdes et de meubles aux formes étranges ravissait la comtesse, et par consequent son mari qui s'accomodait du mieux possible aux murs violets de la chambre, leurs invités ayant eux un peu plus de mal à trouver la moindre qualité à ce qu'Elsa qualifiait d'oeuvre d'art majeure pour la décennie. L'oeuvre en question étant en verité le toit de la proprieté, conçu de telle sorte que l'angle du soleil modifie la perception de sa couleur, qui jonglait entre les spectres les plus fantaisistes de la palette de l'architecte.

En dépit de ce cadre de vie bariolé, le climat toujours aussi favorable et la confiance regagnée envers les habitants contribuaient à faire de la pyramide de verre et de béton des Melquiseau un endroit agréable et propice tant à leur tranquillité qu'à leurs affaires, les Ostaliens étant suffisament occupés à rebâtir leur pays pour venir enquêter sur la légitimité des fonds ou les conditions précises de la disparition d'un journaliste, la maladresse seule ne sachant expliquer qu'il se soit laissé déchiqueter vivant par les plantes de la comtesse.

Le retour sous un climat plus exotique ayant provoqué un nouveau centre d'intêret pour Elsa, une zone spécifique des jardins était désormais interdite au personnel du fait des créations de la comtesse, aggressives et dangereuse pour quiconque n'y était pas habitué. Elle se reprenait souvent à penser à Kevern Slading en flânant au milieu de ses plantes dites carnivores, les paroles du journaliste n'étant pas tombées dans l'oreille d'une sourde.

Nombreux sont ceux qui, parmi l'entourage direct de Finegas, lui avait conseillé de mettre un frein à l'excentricité de sa compagne, voir même de quitter la fleur d'Ostalie avant qu'elle ne perde totalement la raison, mais le requin des affaires ne l'était pas en amour, vouant un véritable culte à sa compagne dont le charme effacait tous les tracas, si bien qu'il ne s'était jamais dressé entre elle et ses plantes, quand bien même celles-ci rendaient les jardins aussi dangereux qu'un champ de mines, et que la tendance expéditive de la comtesse allongeait regulièrement la liste des disparitions malencontreuses.
C'est pourtant avec une certaine anxieté que Finegas rejoignit sa compagne sur la vaste terrasse ce soir-là.

-"Tout va bien ma douce fleur ? Tu sembles ailleurs, ces derniers temps."
Il approcha doucement, posant ses mains sur ses hanches tandis qu'elle fixait l'horizon.

-"J'étais en train de réflechir à ameliorer le réseau d'irrigation, depuis que les fermiers utilisent le même canal que nous, je trouve que la croissance de mes bébés se ralentit."

Finegas resta silencieux un moment, sa femme ignorant qu'il avait reçu le jour même un rapport alarmant du ministère des affaires agricoles, les habitants commencant à protester de la consommation excessive de leur encombrante voisine.

-"Nous verrons, je trouve tes jardins magnifiques comme ils sont, tu sais."
Il posa sa tête sur son épaule un moment, puis l'embrassa dans le cou.

-"Le telegramme que j'attendais est arrivé il y a une heure, je tenais à t'en parler, car cela te concerne..."
La comtesse se retourna doucement, intriguée.

-"Un telegramme ? A quel sujet ?"
-"Et bien, nous recevrons Tremor Rigan pour une semaine, d'ici quelques jours..."
Il détourna son regard de celui d'Elsa, craignant sa réaction.

-"Si c'est de l'humour, ca n'est pas drôle, tu sais bien que je déteste cet homme."
-"Je n'ai pas le choix, le contrat que je dois lui faire signer est très important, il nous garantira le monopole dans la construction navale pour plusieurs pays, tu sais bien que le secteur est en pleine expansion et je..."
-"Peu importe le contrat, il n'est quand même pas obligé de venir ici... Le monde est assez vaste pour signer ce contrat ailleurs..."
-"Cela fait des années que je repousse, et il a eu vent de ta petite merveille architecturale... Il voulait te connaître et visiter la proprieté, je ne pouvais refuser ca. Sa femme et lui ne resteront qu'une semaine, ca n'est pas grand chose..."

Elle s'éloigna, visiblement enervée, et commenca à tourner en rond sur la terrasse, mettant à mal les oreilles de son mari qui ne pouvait dire le moindre mot.

-"Tu n'y penses pas voyons... Ce type est le pire boucher que je connaisse, est-ce que tu sais seulement les massacres qu'il a commis dans son pays natal ? Ses scieries ont devasté des forêts entières, et il est en train d'en installer d'autres, comme si il n'en avait pas assez !"
-"Oui mais il..."
-"Il n'a aucun savoir-vivre ! Aucun respect pour le monde végetal, et tu veux que je le laisse venir ici, tu imagines sa réaction en voyant nos jardins ? Il serait capable de te demander de le laisser poser une de ses industries sous ma fenêtre !"
-"Tu exagères voyons je suis sûr que..."
-"C'est hors de question qu'il mette ses sales pattes sur mes plantes, fais le venir si tu veux mais qu'il reste au premier étage, loin de moi et de mes chéries, je sais très bien qu'il comettra un massacre sinon !"
-"On ne peut quand même..."
-"Si il veut me voir il n'aura qu'à se contenter des photographies, de toute manière je ne suis pas au courant de vos affaires, je sais même pas qui est sa femme, et ca ne m'intéresse pas ! Comment veux-tu que je respecte ces monstres incapables de poser le pied quelque part sans défricher le pays !"


Une demie-heure s'écoula avant que l'orage ne passe sur la villa Melquiseau, Finegas ayant finalement réussi à convaincre Elsa de céder un peu de terrain. L'accord était relativement simple, elle devrait le rencontrer le premier jour, et ensuite il ferait de son mieux pour empêcher Tremor d'importuner la comtesse, et accessoirement d'empêcher cette dernière de le jeter à ses plantes carnivores si il se passait quoique ce soit.
La semaine s'annoncait donc des plus rudes pour le pauvre homme, sachant très bien que le caractère de Tremor était aussi peu agréable à gérer que celui de sa compagne.

Chapitre XIX

Les invités arrivèrent à l'heure convenue, et le petit comité d'accueil organisé par les Melquiseau sembla produire son effet, posant des bases saines de bonne humeur pour les quelques jours de vie commune à venir.

Tremor avait un physique comparable à son caractère, en faisant un personnage impressionant tant par sa taille que par son éloquence, la simple pensée de devoir s'interposer entre sa femme et ce colosse provoquait un vague malaise chez Finegas, l'homme en question mesurant presque deux têtes de plus que lui. Connaissant bien Elsa, elle n'en tiendrait pas compte et n'hésiterait pas à lui chercher noise à la moindre occasion, et l'épouse de Tremor sembla la délivrance esperée par Finegas. Un petit bout de femme au caractère aimable et avenant, dont on disait volontiers qu'elle seule parvenait à apaiser son mari lorsqu'il s'emportait.

Elsa joua le jeu de la sociabilité, se montrant des plus aimables avec celui qu'elle qualifiait la veille de brute indigne, acceptant même une valse avec son imposant invité, les autres convives se laissant aller à la bonne humeur en observant la différence de taille et de carrure des deux danseurs.
L'ambiance se dégrada sensiblement le second jour, Finegas n'ayant pu palier à la visite des jardins de la comtesse, il emmena donc le couple à travers les allées, sous l'oeil courroucé de sa compagne, les observant attentivement depuis le balcon de la chambre.
Elle n'avait pas vraiment sur-estimé la réputation de leur invité, et en dépit des longs discours de Finegas, celui-ci restait imperméable à tout respect vis à vis des plantes, n'hésitant pas à se servir dans les plates-bandes d'Elsa pour constituer un magnifique bouquet à sa femme, ravie bien qu'un peu inquiète, se rendant compte que tout n'allait pas au mieux.

-"Vous n'aurez qu'à offrir ca à votre femme, ca pousse bien ici et ca la fera patienter !" ricana Tremor en tendant un bouquet à Finegas, decomposé.
-"Je... je lui donnerai..."

Il accepta le présent, blème, et l'épouse de Tremor apporta son salut en proposant à son mari d'aller visiter la ville.
La montée des escaliers de la villa sembla durer des heures pour Finegas, essayant de trouver une idée pour calmer le jeu, sans grand succès, et il entra doucement dans la chambre, l'air penaud, tenant encore le bouquet de Tremor dans les mains.

-"Elsa je... je suis desolé..."

Elle n'avait pas bougé, observant toujours son jardin depuis le balcon, tournant le dos à la porte d'entrée, et le silence demeura pesant, plusieurs minutes durant.

-"Il ne devrait plus remettre les pieds là bas maintenant qu'il a visité, on replantera, ca n'est pas trop grave je pense..."
-"Il a signé ton contrat ?"

Le ton était glacial, il la connaissait suffisament pour savoir que ca ne presageait rien de bon, et il déposa le bouquet sur la table, avancant vers elle pour voir ce qu'elle faisait exactement.

-"Pas encore, j'essayerai de lui en parler demain, il vient à peine d'arriver, je ne vais pas lui parler affaire tout de suite, ca ne se..."

Elle se retourna tandis qu'il parlait, les yeux rougis, tenant dans sa main son pistolet chargé.

-"Je vais le tuer."
-"Elsa ! Voyons ne dis pas ca, c'est complètement absurde, et ca ne résoudrait rien, calmes toi je t'en prie..."

Il s'approcha, constatant avec soulagement qu'elle allait le laisser recupérer l'arme, la tristesse remplacant peu à peu la colère.

-"Ce n'est qu'un bouquet, ne t'en fais pas, il ne fera rien de plus, je te le promets..."

Elsa se laissa aller dans ses bras, fermant les yeux, visiblement fatiguée.
-"Ce n'est pas qu'un simple bouquet pour moi..."

Ne sachant trop ce qu'elle voulait dire, il resta silencieux, s'efforcant de la réconforter comme il pouvait.

-"A chaque fleur arrachée, c'est comme si une aiguille me transpercait le corps, sans cesse, et depuis ce matin je dois supporter ca pour faire bonne figure pendant que cette ordure se promène tranquillement..."
-"Ce n'est que ton imagination voyons il ne faut pas te..."

Elle secoua doucement la tête, se serrant un peu plus contre lui.
-"C'est bien réel, je sais que je ne t'en avais jamais parlé... mais je ressens la vie de chacune de ses plantes, si je dois me défendre elles me défendront, si elles souffrent je le ressens aussi...nous sommes en symbiose..."

Il l'embrassa sur les cheveux, pensif, comprenant pour la première fois ce qui pouvait motiver l'attitude ultra-protectrice d'Elsa vis à vis de ses plantes, et ce qu'il avait pu lui infliger en laissant venir Tremor Rigan pour un simple contrat.

Le soir même le jardin se trouva entièrement clos, l'accès étant interdit au couple Rigan sous prétexte de travaux d'irrigation importants, ce qui n'était bien entendu pas le cas. La semaine s'écoula donc normalement, bien que l'imagination de Finegas soit mise à rude épreuve pour justifier l'absence d'Elsa, qui ne daigna même pas saluer le départ du partenaire financier de son mari, malgré la signature du contrat en bonne et due forme.
Elsa s'était montrée étrangement comprehensive sur le sujet difficile de l'irrigation, et s'était engagée auprès du gouvernement Ostalien à diminuer ses prélevements sur les réserves d'eau souffrantes du pays, mettant par la même occasion un frein à l'extension des jardins du domaine, que beaucoup qualifiaient déjà de jungle.


Chapitre XX


Le moral d'Elsa commenca à décliner au fil du temps, chaque jour passant venant conforter l'évidence qu'elle ne pourrait jamais avoir d'enfants, un sujet qu'elle évita d'aborder autrement que par des sous-entendus. Si son mari ne s'en alarmait pas vraiment, il n'en allait pas de même du reste de la famille Melquiseau, et tous se demandaient quand verrait le jour l'héritier du chef de famille. La comtesse passait le plus clair de son temps au milieu de ses plantes, et ses apparitions publiques devenaient rare, suscitant une certaine inquietude de Finegas, peu habitué à une telle morosité ambiante.

L'occasion de sortir Elsa de son quotidien monotone arriva sur un plateau d'argent pour son époux, et il n'eut guère de mal à la convaincre d'accepter l'invitation, émanant de la cour royale Baldarke, un vaste pays au climat gelé mais à la population accueillante, qui se placait d'ailleurs en investisseur privilegié pour les affaires Melquiseau.
Le couple ne s'était encore jamais rendu là-bas, mais les baldarkes étaient reputés pour leurs manières originales et chaleureuses, à l'inverse de leur territoire, recouvert de neige à perte de vue.

Elsa resta admirative devant le palais, ou plutôt ses vastes jardins enneigés qui, si ils étaient loin d'égaler la superficie et la richesse des siens, étaient arrangés de fort belle manière, les arbres immenses cotoyants les parterres de fleurs gelées, et elle y serais bien restée si le froid ne l'avait pas convaincue du contraire.
L'architecture était du même ordre, austère et impressionante tout en mettant le visiteur à l'aise, et Finegas regretta un instant que sa femme n'ait pas eu ce genre de goûts, se demandant si il parviendrait un jour à lui faire remplacer les murs aux couleurs criardes par de magnifiques tapisseries comme celles devant lesquelles ils passaient.
La visite n'avait rien d'officiel, et l'ambiance relativement familiale eût un effet positif sur le moral d'Elsa, en dépit de sa rencontre maladroite avec le maître des lieux, ou plutôt avec les habitudes locales. Finegas songea d'ailleurs à immortaliser le visage surpris de son épouse, qui n'avait pas manqué de déclencher un fou rire lorsque le gros Fjorveig l'avait soulevée du sol pour la serrer dans ses bras, signe d'amitié tout à fait normal pour les Baldarkes, mais totalement inconnu d'Elsa.
La carrure de leur hôte se prêtait bien à ce genre de démonstrations, et Finegas n'avait pas echappé à la règle bien que ses pieds n'aient pas decollés du sol. Elsa resta quelque peu vexée de la farce de son mari, qui avait volontairement oublié de la mettre en garde, mais la petite mésaventure n'entacha pas leurs relations avec Fjorveig, qui les traitait comme des amis d'enfance.

-"Quel pays de fous !"
Elsa se laissa tomber sur le lit, les membres en compote après que leur hôte leur ai souhaité bonne nuit.

-"J'ai rarement vu meilleur hôte que ce Fjorveig, au moins le séjour se passera bien, même si j'avoue que sa manière de témoigner son amitié est assez éprouvante."
-"Et presque indécente, j'ai l'impression d'être traitée comme sa fille, non mais tu as vu comme il m'a sauté dessus ?"
-"Il y a sans doute un peu de ça, pour les gens d'ici tu as la taille d'une petite fille..."

Ils rirent de bon coeur, avant de s'endormir, fatigués tant par le froid que par leur journée riche en surprises.

Le séjour avait quelque chose de féerique et dura un peu plus longtemps que prévu. Fjorveig leur présenta une bonne partie de sa famille, et les emmena visiter la capitale, ville inoubliable aux dires de tous ceux qui y étaient passés.

Elsa se laissa peu à peu prendre au jeu, essayant avec plus ou moins de succès d'adopter les coutumes du pays, bien que sa manière d'executer le salut baldarke ne manque pas de déclencher des rires dans l'assemblée. Sa popularité était en partie due à ses extravagances vestimentaires qui la démarquait largement de ses semblables, et à sa façon de s'exprimer, suffisament teintée d'ironie, de flatterie et d'auto dérision pour séduire son auditoire sans se faire classer d'hypocrite dans un pays où le franc-parler était de mise.

Une parade de la garde royale Baldarke salua leur départ, et il avait été convenu d'inviter Fjorveig et sa famille en Ostalie lorsqu'ils en auraient l'occasion, ce qu'Elsa attendait avec impatience pour faire découvrir au prince baldarke ses jardins, l'héritier de Fjorveig ayant été son principal interlocuteur durant le séjour, du fait d'une passion commune pour la botanique.


Chapitre XXI


Le retour du couple Melquiseau sur les terres Ostaliennes préceda de peu l'arrivée d'une nouvelle qui se répandait déjà comme une trainée de poudre à travers le monde.
Le télegramme arriva en milieu d'après-midi, en même temps que les rapports des diverses societés, tous ou presque identiques. La proprieté, géneralement assez active, sembla s'arrêter de vivre instantanement, alors que l'annonce de la crise fissurait déjà les bases les plus solides de l'empire économique du comte. Les places boursières fermaient les unes après les autres tandis que les faillites et liquidations s'enchainaient, réduisant les notables à de simples mendiants et créeant un vent de panique au sein des nations.

Les employés des Melquiseau avaient vite compris qu'il ne pourraient plus être payés, et seul le vieux Waroc, jardinier et bien souvent compagnon de solitude d'Elsa, restait encore au domaine pour apporter son soutien au couple.

Finegas ne prenait même plus la peine de lire les telegrammes qui continuaient à s'empiler, et bien qu'Elsa fasse de son mieux pour l'épauler, il sombra dans un mutisme et une dépression qui durèrent de longs jours.
La comtesse essaya, en vain, de redonner une lueur d'espoir à son époux, regrettant pour la première fois de n'avoir aucune notion en affaires. L'espoir la quitta à son tour lorsque la détonation de l'arme de Finegas résonna dans les couloirs, et elle laissa les larmes qu'elle avait retenue depuis des jours couler sur ses joues dont la blancheur ne s'était jamais dissipée.

Le soleil plongeait lentement derrière la ligne d'horizon, projetant sa lueur orangée sur les vastes baies vitrées de la villa Melquiseau. Elsa avait toujours apprecié la plus haute terrasse, lui permettant de couvrir de son regard l'ensemble de ses jardins, mais pour une fois la silhouette de la jeune femme se tournait vers le ciel.
Elle resta accoudée un long moment au petit muret qui bordait la terrasse, silencieuse, fixant son compagnon solaire.

-"Toi aussi tu as decidé de m'abandonner, à ce que je vois..."
La voix était presque un murmure, et elle déposa sa sacoche sur le muret, sortant une vieille lettre jaunie.

-"Pauvre vieux Kevern, dire que je l'ai jamais lue."
Elle regarda le pli un long moment, le tournant entre ses mains, avant de l'ouvrir doucement, hésitante.
Les mots étaient encore lisibles, et elle pouvait y reconnaître l'écriture de son père, bien qu'il n'y ait aucune signature.

Voles, voles, petit oiseau
Profites en, tant qu'il fait beau
Bientôt le temps se couvrira
Et dans ton nid tu te cacheras


Des souvenirs oubliés depuis longtemps remontaient en elle à la lecture de la petite contine, que son père lui lisait si souvent autrefois. La petite fille pas comme les autres, préferant jouer avec les fleurs qu'avec ses poupées, attirant toujours sur elle les boutades et les railleries, se demandant pourquoi la nature ne l'avait pas faite blonde ou brune comme les autres fillettes de son âge, tout semblait si loin à présent. Ou peut être pas, les larmes versées vingt ans plus tôt, seule dans sa chambre, n'étaient au fond pas si différentes des larmes qui coulaient à présent sur ses joues, sechées par le vent balayant les ruines de l'empire Melquiseau. Toutes ces années, tout ce sang sur ses mains, pour en arriver là, de retour au point de départ.

Elsa chiffonna le bout de papier où était inscrite la contine, le laissant tomber au sol, à la merci des courants d'air.
-"A quoi bon, maintenant." soupira-t-elle en observant le soleil achever son cycle, l'obscurité allant croissante.

Le vent se faisait plus pressant, faisant flotter ses longs cheveux comme des algues sous l'impulsion des courants marins, tandis qu'elle tirait de sa sacoche son arme, la déposant sur le muret, la crosse argentée renvoyant les derniers rayons de l'astre solaire.
Les images se succedaient à nouveau dans son esprit, ces images dont elle avait si souvent rêvé depuis le jour où elle quitta son village natal, chimères étranges et captivantes, mêlant le végetal à la lumière dans une débauche de couleurs à rendre ternes les murs de la villa, ses sens semblant entrer en symbiose avec son environnement, laissant la jeune femme à cheval entre la réalité et son monde imaginaire, seulement bercée par le souffle du vent.

La voix parvint jusqu'à elle distinctement, sans qu'il lui soit possible de faire la part du rêve ou du monde réel, cette voix qu'elle connaissait si bien, un peu rauque, rassurante, elle aurait presque pu entendre les jappements du vieux Fergus à coté.

-"Fais pas de conneries gamine, tu vaux mieux que ca."

Elsa rouvrit les yeux brusquement, tombant à genoux, comme vidée.
-"Nacyl..."

Son chuchotement se dissipa instantanement, couvert par les murmures du vent, alors qu'une bourrasque plus puissante venait de faire basculer l'arme dans le vide, la lune éclairant peu à peu la terrasse où se trouvait Elsa.

Chapitre XXII


-"Tu es complètement fou Vignar, tu vas te faire tuer !"
-"Shhhhh ! Pas si fort, c'est toi qui va nous faire tuer oui !"

Il regarda nerveusement autour de lui et poussa un soupir de soulagement en constatant que le petit chemin était désert. Après un instant d'arrêt, le jeune homme invita son amie à continuer leur marche, comme si de rien n'était.

-"On peut pas continuer toute notre vie à nous tuer à la tâche pour des quignons de pain rassis, ouvres les yeux Eitofa !"
-"Et tu veux faire quoi ? Combattre les baillonettes à coups de pioche ?" soupira-t-elle, se préoccupant davantage de sa securité que des idéaux de son compagnon.

Il s'arrêta à nouveau, faisant un tour sur lui-même en silence, regardant avec méfiance les herbes hautes bordant le chemin, avant de chuchoter à l'oreille d'Eitofa.

-"Le parti va nous trouver des armes pour le mois prochain, tu sais le grand discours... On y sera tous, ca va être le grand soulèvement !"

Elle le fixa avec des yeux ronds et le tira doucement par la manche, reprenant leur marche calmement alors que la silhouette sombre d'un patrouilleur se distinguait au loin, devant eux.
Ils n'avaient pas grand chose à craindre, des ouvriers, lui portant sa vieille blouse delavée, la pioche sur l'épaule, et elle la simple robe marron indiquant son emploi dans l'industrie textile de la région, mais une certaine tension était perceptible.
Ils croisèrent le garde en baissant les yeux comme le stipulait la règle, sans qu'il ne semble se douter de rien, le claquement des bottes s'éloignant peu à peu derrière eux.

-"Y'a une réunion ce soir, à minuit dans la cave d'une vieille auberge, impasse du piquet, t'as qu'à venir, ca vaut le coup je te le jure."

Elle hocha sa tête et il déposa un baiser sur sa joue avant de la quitter, prenant chacun une direction opposée au croisement alors que la nuit tombait déjà.


Chapitre XXIII


Les veilleurs ne passaient jamais par la petite impasse, et les bâtiments alentours étaient pour la plupart en ruine et inhabités depuis longtemps, les réunions se tenaient donc là depuis plusieurs mois déjà sans que les participants n'en soient inquietés.
Les récentes restrictions et le durcissement de la politique interieure avaient bien grossi les rangs des apprentis révolutionnaires, guidés par le seule envie de changer leurs vies, sans rien connaître aux subtilités de l'organisation. En dépit du caractère desorganisé des lieux, nombre de jeunes ouvriers, paysans ou autres membres du "petit peuple" s'étaient attroupés ce soir-là, et l'atmosphère électrique qui régnait dans la cave annoncait une nuit riche en discussions.

L'endroit n'avait rien d'une salle de réunion, et une estrade à base de vieilles caisses était erigée au centre, permettant à l'orateur de se faire un minimum entendre par la foule agglutinée autour, de plus en plus serrée alors que les retardataires arrivaient.
Le dirigeant local du mouvement n'avait même pas une vingtaine d'années, et en dépit de son allure frêle et maigrichonne, avait suffisament d'énergie à revendre et de talents oratoires pour canaliser et stimuler la frustration de son auditoire, et il démontra une fois de plus avec brio qu'il était l'homme de la situation, ayant convaincu, après plus de deux heures d'un discours ininterrompu, jusqu'au plus sceptique de ses nouveaux suivants.

Le rendez-vous avait été donné, et une nouvelle réunion clandestine serait organisée pour distribuer les armes et les dernières consignes, une semaine avant la date tant attendue. La soirée s'acheva rapidement, les heures de sommeil étant trop précieuses pour être gaspillées inutilement, d'autant plus qu'il ne faisait pas bon être classé parmi les absents au travail obligatoire.

La Baldarkie avait assez peu souffert de la crise survenue trois années plus tôt, ce qui n'était pas un avantage en soit du fait de la situation peu brillante du pays. Des mesures drastiques avaient été prises pour maintenir l'ordre et le vieillisant Fjorveig dirigeait le pays d'une main de fer, reposant son pouvoir sur une armée puissante et sur des décisions dont le succès avait toujours été indiscutable, bien que largement influencé par son entourage proche.

La population était donc partagée entre une admiration et une dévotion totale pour celui qui avait pris les rennes du régime depuis presque vingt cinq ans déjà, et les révolutionnaires plus ou moins actifs guettant la moindre occasion de marcher sur le palais, place forte située en plein coeur de la capitale.
Les hautes sphères du réel pouvoir était assez fermées, bien que ce que beaucoup qualifiaient de simulacre de parlement se réunisse regulièrement. La femme de Fjorveig était decedée deux années plus tôt, et le dirigeant de la Baldarkie en était resté dépressif durant plusieurs mois, jusqu'à ce que l'enquête parvienne enfin à désigner le coupable de son assassinat.

Après moultes recherches, il avait été établi que des poisons végetaux étaient à l'origine du décès, bien que nul n'en connaisse la provenance, l'un des jardiniers du palais se trouva être le coupable idéal, possedant des liens averés avec les partis interdits et manquant de tout alibi tangible. Malgré qu'il clame son innocence jusqu'au bout, il fût executé en place publique alors que Fjorveig annoncait un changement de politique économique, tournant son pays vers l'industrie lourde et militaire en étroite collaboration avec la comtesse Elsa de Melquiseau, depuis longtemps déjà partenaire économique privilegiée de la Baldarkie. Sa bonne humeur et son originalité avaient vite conquis les baldarkes, et elle ne tarda pas à recevoir la nationalité en même temps qu'un droit de séjour permanent au palais.

Le géneral Lodvir, responsable des armées, avait une influence sensible sur les décisions de Fjorveig, et une étroite complicité était née entre les deux hommes depuis de longues années, bien que leurs avis divergent parfois, en particulier au sujet de la veuve Melquiseau. Lodvir l'avait depuis longtemps déjà placée sous la surveillance de ses agents les plus efficaces, sans parvenir à trouver le moyen d'étayer son antipathie envers cette étrangère un peu trop envahissante. Elsa ne semblait guère s'en soucier, et son amitié avec Fjorveig avait depuis longtemps déjà depassé le stade du simple salut baldarke, sans toutefois qu'aucune annonce officielle n'ait été faite au sujet de mariage ou même de fiancailles.

Ses apparitions étaient donc devenues monnaie courante, participant à la vie politique tant qu'économique du pays sous l'oeil protecteur de son irascible dirigeant.
Chapitre XXIV

-"Tu es certain de vouloir rester ? J'ai peur Vignar..."
La voix était inquiète, et serait restée inaudible parmi les murmures de la foule si la jeune femme n'avait pas chuchoté à l'oreille de son compagnon.

-"T'en fais pas Eitofa, je te protègerai, tout se passera bien."

Il glissa sa main droite dans la vaste poche de son vieux manteau, tâtant son arme comme pour se rassurer, tout en serrant la main de son amie contre lui.
La foule était impressionante, et les jeunes du parti éparpillés un peu partout sans montrer le moindre signe d'activité anormale. La nuit était déjà tombée, et l'éclairage serait à leur avantage, ne permettant pas vraiment de distinguer les visages.
Le plan, si souvent lu et relu par tous, était assez simple. Aldar, l'orateur survolté des réunions, ouvrirait le feu pour abattre le vieux Fjorveig, et les autres profiteraient de la confusion pour se débarasser des miliciens puis marcher sur le palais. Aldar avait maintes fois prouvé ses talents de tireur, et aucun doute ne planait sur les chances de succès, le moral était donc au beau fixe chez la plupart, confiants en leur victoire et impatients de changer le pouvoir établi.

La large estrade était installée en plein milieu de la place principale, permettant à la population de s'attrouper correctement en cercle autour de son souverain, à l'exception de l'arrière de l'édifice, reservé à la milice et aux proches de Fjorveig. Un large cordon composé de militaires et des différents services d'ordre entourait la structure, empêchant avec fermeté tout débordement de foule, barrant deux rues en arrière de l'estrade pour permettre l'arrivée et le départ des invités. La hauteur des bâtiments entourant la place garantissait une bonne propagation du son dans la zone visée, et plusieurs hauts-parleurs relayaient le discours, devant durer environ deux heures.

Le colosse baldarkien avait une voix digne de sa stature, et ses discours puissants et aggressifs n'engagaient pas vraiment à s'opposer à sa volonté. Ancien militaire reconverti, il ne manquait pas de dépoussierer son uniforme pour ce genre d'occasions, à la plus grande satisfaction de la comtesse qui se permettait régulièrement de l'affronter sur le sujet vestimentaire, les manteaux de fourrure baldarkes n'étant pas vraiment à son goût. Nombreux d'ailleurs se demandaient comment Elsa parvenait à supporter le froid avec une telle garde robe, et la mise en parallèle avec sa peau couleur de neige ne manquait pas d'amuser les baldarkes.

-"Mon cher Géneral Lodvir, vous êtes bien certain que les hauts parleurs sont correctement placés ? J'ai l'impression que le son ne passe pas très bien, ce serait dommage qu'il ne doive s'époumoner pour se faire entendre à cause d'une petite erreur de placement."

La comtesse était assise en arrière de l'estrade, parmi les invités importants, et par un hasard sordide, aux cotés du vieux Lodvir, qui subissait depuis un moment déjà la conversation d'Elsa, laquelle ne manquait pas une occasion de commenter ce qui se passait, indisposant au possible le responsable de tout le déploiement militaire de l'évenement.
La clameur de la foule le délivra de devoir répondre, alors que Fjorveig recevait une balle dans le bras au moment clef de son discours, entraînant un moment de flottement et de confusion pour tous.

Aldar avait manqué son tir, et la plupart des membres du parti révolutionnaire se trouvaient dans le doute, les premiers tirs isolés les faisant finalement pencher du coté de l'affrontement. La garde armée se tenait encore en attente, maintenant de plus en plus difficilement les barrières autour de la tribune, alors que l'équipe médicale emportait le souverain baldarkien sous le regard surpris des invités, dont l'angle de vue ne leur avait pas permis de voir grand chose.

L'ordre d'évacuation venait d'être donné, alors que les balles sifflaient sur la place, amenant Lodvir à donner l'ordre de riposter. En homme d'experience, il n'avait pas mis longtemps à comprendre la situation, et il savait que ses hommes ne suffiraient pas à maintenir la foule si celle-ci soutenait le parti. Le vieux Lodvir n'avait jamais été reputé pour sa finesse, et c'est pour cette raison principalement qu'il était en bons termes avec Fjorveig, les deux ayant une approche assez brutale de la politique.

L'affrontement tourna court pour les semeurs de trouble en comprenant ce que venait d'ordonner le géneral, et si ils avaient prévu différentes issues et plans de secours, ils avaient toujours tablé sur le fait que la milice se comporterait de manière défensive du fait de l'impossibilité de distinguer quoique ce soit dans la foule. Lodvir venait d'ordonner précisement l'inverse, et la réplique des troupes d'élite baldarkiennes se montra aussi brutale que sanglante.

-"Eitofa, viens, vite !"
Le jeune homme attrapa sa compagne par le bras, laissant tomber son arme qui le ralentissait inutilement, son vieux fusil de chasse ne pouvant pas grand chose contre les mitrailleuses de la milice.
Il passa plusieurs secondes à s'orienter, cherchant parmi la foule un visage connu ou un point de repère pour s'enfuir, le tir nourri empêchant de distinguer quoique ce soit au milieu de la fumée.

-"Par là !"
Il s'arrêta presque instantanement en apercevant l'ombre massive avancer dans la rue, et plongea à terre en entrainant son amie alors que les murs tremblaient autour d'eux.

-"Des canons ! Ces types sont fous !"
Ils se dégagerent rapidement du champ de tir, empruntant une autre ruelle déserte. L'obus s'était ecrasé sur la place, à l'endroit où se tenait la foule quelques minutes plus tôt, balayant les derniers tireurs rescapés.

-"Tiens bon !" hurla Vignar, constatant qu'elle peinait à le suivre.
La rue peu éclairée leur assurait une relative protection, bien que sa longueur ne soit pas un avantage, chacun de leurs pas semblant résonner dans l'obscurité.

-"Merde ils sont là !"

Il tourna brusquement, l'attirant contre le mur dans l'espoir de se dissimuler. Par un heureux hasard, une petite impasse sombre leur offrait une chance de passer inaperçus.
Le jeune couple se dissimula aussi bien que possible derrière un tas d'ordures et de débris divers, le souffle haletant, s'efforcant de maitriser leur terreur, la moindre seconde durant une éternité alors que le vacarme des chenilles grincantes se rappochait.
Le projecteur balayait déjà l'entrée de l'impasse, éclairant la fine couche de neige, trop fine heureusement pour conserver les empreintes des fuyards. Vignar était assis à coté de sa compagne, tous deux plaqués au maximum le long du muret, leur protection tenant à une zone d'ombre et quelques déchets entassés, dont l'odeur ne leur importait même plus.

-"Vignar..."

Elle serra sa main autant qu'elle le pouvait, comme si il s'agissait de sa seule chance de survie, réprimant autant que possible ses sanglots le temps du passage de la silhouette métallique devant l'impasse.
Ils restèrent plus d'une heure dans le froid, transis, avant que la ville ne soit assez calme pour sortir de leur abri improvisé.

Chapitre XXV

-"Un coup de maître, Géneral, vraiment, vous me surprenez."

Lodvir soupira sans la moindre discrétion, se retournant lentement en prenant une nouvelle inspiration.

-"Comtesse, je croyais avoir clairement ordonné l'évacuation de tous les civils depuis des heures, je ne sais pas par lequel de vos tours vous êtes parvenue à échapper à la règle, mais je n'aime pas vraiment que l'on discute mes ordres."

Il la fusilla littéralement du regard, bien que l'éclairage fourni par le seul lampadaire intact de la place ne lui permette pas de voir au mieux son interlocutrice impromptue.

-"Allons, je ne pense pas avoir gêné qui que ce soit, et je tenais à vous voir en action, après tout il est bon de connaître dans quelles conditions est utilisé le materiel que je vous fournis..."

Elle s'arrêta à quelques pas de lui, dans la lumière, affichant comme à son habitude un petit sourire énigmatique.

-"Il n'est pas question de gêne mais de securité, et jusqu'à preuve du contraire je suis mieux placé que vous pour en décider, Madame."

Le ton était sec et autoritaire, et la réaction arriva sous forme d'une moue provocante.
-"Inutile de s'emporter, d'autant que je restais principalement pour vous complimenter."
-"Et bien je vous en remercie, vous pouvez partir à présent que c'est fait."
-"Ce n'est pas tout, à vrai dire je..."
-"Vous m'excuserez, j'ai à faire. Bonne nuit, Comtesse."

Elsa resta un instant la bouche entrouverte, surprise qu'il lui coupe la parole ainsi, et demeura silencieuse tandis qu'il s'en allait d'un pas rapide après l'avoir brièvement saluée. Elsa le fixa un long moment jusqu'à ce que sa silhouette disparaisse dans l'obscurité, pensive.

-"Tu payes rien pour attendre, vieux débris." siffla la jeune femme entre ses dents tandis qu'elle quittait la place jonchée de cadavres, vexée.

Chapitre XXVI

-"Ca suffit, si tu crois que je vais supporter encore longtemps de faire tes articles stupides, autant que je me barre tout de suite, j'ai déjà eu des propositions autrement plus allechantes que de couvrir la fête nationale !"

Le jeune homme se laissa tomber sur son fauteuil en allumant une cigarette, exasperé.

-"Tu veux du gros mon p'tit Dougal ? Et bien en voila, vas risquer ta peau si ca t'amuse, après tout je suis pas ton père, t'es assez grand pour choisir."

Le directeur lanca un gros classeur devant lui, provoquant la chute d'une partie de la paperasserie qui encombrait son bureau, croisant les bras d'un air amusé alors que son arrogant interlocuteur avancait la main pour s'en emparer.

-"Y'a interêt que ca vaille la peine sinon je me casse d'ici, j'ai passé l'âge de m'occuper des nouvelles du quartier."

Il passa cinq bonnes minutes à feuilleter le dossier, plissant les yeux d'un air pensif.
-"Jamais entendu parler de cette fille, c'est encore d'actualité ton bazar ?"
-"Me prends pas pour un con non plus, je sais encore trier mes sources, jeunot, t'as un an pour me ramener du concret, tous tes frais seront assurés par la maison, si tu reviens bredouille on te fout dehors avec tes dettes, compris ?"

Il replia le classeur en se levant, le placant sous son bras.

-"Dans un an t'auras assez de matière pour y consacrer un numéro entier, t'en fais pas."
-"On verra si t'as assez de tripes pour allez jusqu'au bout, on verra..."

Chapitre XXVII

-"Excusez moi, je vais me retirer dans mes appartements, je ne me sens pas très bien ce soir..."
Elsa quitta rapidement la table où étaient réunis Fjorveig, sa famille et quelques hauts
responsables, suivie du regard attentivement par le vieux Lodvir.

La comtesse referma rapidement la porte de sa chambre derrière elle et resta quelques instants immobile, la respiration anormalement rapide. Son regard se posa sur le pichet d'eau de sa table de chevet, et elle le vida entièrement, s'efforcant de lutter contre les toxines végetales dont l'efficacité se voyait amoindrie.

-"De la jusquiame, cette ordure veut ma peau..."

Elle avanca en titubant vers la petite commode à l'autre bout de la pièce et ouvrit brusquement le premier tiroir, sa main se posant sur une petite boîte métallique contenant plusieurs graines.
Sa vision se troublait peu à peu, lui faisant renverser une partie de la boîte, et elle s'efforca de se concentrer sur la poignée de graines sans attacher d'importance aux créations fantasmagoriques de son esprit qui se materialisaient dans la pièce.
Le contact froid des plantes dans sa main lui assurait un point d'attache avec la realité, mais la lutte contre sa propre imagination ne serait pas chose aisée, alors que déjà des bruits étranges embrumaient son esprit sous l'oeil sournois des fantômes du passé à l'appel si envoûtant.

La nuit était déjà bien avancée lorsque les rideaux se soulevèrent en silence, la fine silhouette se glissant par la fenêtre, ouverte avec la plus grande discrétion. L'obscurité presque totale ne semblait pas le géner, et l'homme se glissa à pas feutrés en direction du grand lit où reposait la forme allongée de sa victime. Le cliquetis de la lame se dépliant préceda de peu le geste rapide de son porteur, qui se figea instantanement, les yeux perturbés par la vive lumière.

-"Belle organisation, je n'aurais pas fait mieux si j'avais eu la même tâche à remplir, hormis peut être que je n'aurais pas utilisé un poison végetal contre moi-même."
Elsa, appuyée à la commode de l'autre coté de la pièce, pressa la détente avant qu'il n'aie le temps de faire le moindre geste, jugeant le jeu trop dangereux, les effets du poison n'étant pas pleinement dissipés.

Le vacarme ne manqua pas d'ameuter les dormeurs, et la porte trembla sous les coups repetés quelques minutes plus tard, jusqu'à finir par céder en l'absence de réponse. Elsa croisa le regard du vieux Lodvir, avec un plaisir non dissimulé devant l'air faussement surpris du géneral, premier arrivé sur les lieux.

-"Rassurez vous mon cher Lodvir, je me porte comme un charme, bien qu'encore un peu étourdie, la jusquiame a tout de même des vertues cocasses, je vois votre uniforme de couleur blanche !"

Le rire euphorique qui acheva sa phrase laissa l'officier perplexe, ne sachant si il s'agissait d'une simple coïncidence ou d'une habile réference à la tenue carcérale blanche imposée aux traîtres et déserteurs de l'armée baldarke.

La répression sanglante de la tentative d'insurrection avait placé la Baldarkie sous l'objectif des différents médias, et nombre de presses étrangères s'étaient emparées des faits, les frontières restant relativement ouvertes en dépit de la politique interieure du pays. L'occasion était trop belle pour Dougal Woodrow, et son arrivée passa inapercue aux cotés de ses confrères malgré ses motivations sensiblement différentes.
La tentative manquée d'aggression sur la veuve Melquiseau ne s'était pas ebruitée hors du palais, et avait produit l'effet opposé de ce qu'escomptait Lodvir, à savoir un rapprochement d'Elsa avec Fjorveig. Le souverain baldarke semblait rajeunir aux cotés de son nouvel amour, et en dépit de sa blessure, avait reaffirmé sa poigne sur le pays à l'occasion d'un véhement discours au parlement. Il surveillait personellement les investigations en vue de trouver le commanditaire de l'homme abattu par Elsa, bien que celle-ci connaisse par avance la réponse.

Le coup d'état ayant echoué lamentablement, le parti révolutionnaire s'en trouvait presque réduit à néant, et l'habile discours du géneral Lodvir avait dirigé la colère du peuple sur ceux qui prétendaient le sauver, en plus de l'enquête officielle visant à remonter de proche en proche l'ensemble du réseau, à partir des relations connues des victimes.

Chapitre XXVIII


-"Madame, voici les registres, conformément à vos désirs."
-"Merci mon brave, ne partez pas, je n'en aurais pas pour longtemps."

L'employé s'inclina avant d'aller se placer près de la porte de la petite salle, tandis qu'Elsa se penchait sur le paquet de feuilles fraîchement deposé. Le document listait simplement les noms, âges, matricules et origines de tous les travailleurs des mines, s'occupant de l'approvisionnement en ressource des usines Melquiseau.

-"Hmmm voyons voir..."

Elle placa la liste côte à côte avec un autre document, recensant les individus supposés entretenir des liens avec le parti révolutionnaire baldarkien. Quelques noms correspondaient, et elle resta un moment à réflechir avant de poser son index sur l'un d'entre eux.

-"Faites donc venir ici ce denommé Vignar, le numéro quatre cent dix-huit."

Son interlocuteur quitta la pièce aussitôt après l'avoir brièvement saluée, laissant Elsa ranger les listes tranquillement.
Il s'écoula près d'une heure avant que Vignar n'entre brusquement dans la pièce, poussé sans ménagement par son escorte, sans avoir la moindre idée de ce qui l'attendait à l'intérieur. Une table en bois verni occupait le centre du bureau d'Elsa, entourée de plusieurs chaises du même materiau. Une commode ainsi qu'une série de meubles de rangement complétaient la décoration succinte, la pièce n'étant que très rarement utilisée.
Le jeune homme resta un instant devant la porte, surpris, et retira à la hâte sa vieille casquette en baissant les yeux.

-"Entrez donc, n'ayez pas peur."

Il avanca de quelques pas, ne sachant trop que dire ou faire.
-"Vous pouvez lever les yeux sur moi, mettez vous à l'aise, il n'y a aucune raison de se bloquer ainsi."

Elle tira l'une des chaises pour lui, et s'installa de l'autre coté de la table en retirant calmement ses gants, lui indiquant de s'asseoir.

-"Vignar, c'est bien cela ? Peut être que vous ignorez qui je suis, j'en oubliais de me présenter."
Il hocha timidement la tête après s'être installé.

-"Elsa de Melquiseau, je m'occupe de cet établissement, entre autres, mais j'imagine que vous aviez déjà fait le rapprochement."

L'absence du moindre mot agacait passablement la comtesse, et la tension de son invité restait perceptible.

-"Et bien j'avoue que je m'attendais à plus de réactions, si cela peut vous rassurer, je ne fais pas partie de la milice et je n'ai pas demandé à vous voir pour vous envoyer en cellule..."
-"M...merci."
-"Ainsi vous travaillez à l'extraction du minerai depuis plusieurs années déjà, c'est exact ?"
-"Oui..."

Elsa veillait à ce que son ton reste doux et agréable, et au fur et à mesure, parvenait à capter le regard du jeune mineur.

-"Vous vous demandez sans doute ce qui vous amène ici, n'est-ce pas ?"
Il se contenta de hocher la tête, ce qui provoqua un sourire à son hôtesse.

-"Inutile de vous mentir, je vous ai fait venir pour en savoir plus sur vous même, vos idées, et vos liens avec ce parti, vous savez, les révolutionnaires."

La réaction ne se fit pas attendre, et il baissa les yeux en bredouillant qu'il n'avait rien à voir avec eux, ne tenant plus en place sur sa chaise.

-"Du calme, Vignar, n'en ayez pas honte, je sais de source sure que vous en faites partie... J'aurais pu vous confier aux soins de la milice, mais en tant que travailleur, vous avez un pied dans la maison Melquiseau, et à ce titre je m'intéresse à vos opinions."

Elle se leva doucement, le laissant réflechir à ses paroles tout en préparant un bol de café bien chaud.

-"Votre travail vous plait ?" demanda Elsa d'un ton innocent après avoir deposé sa préparation devant Vignar, surpris.
-"Je... euh... oui oui."
-"Attention à ne pas vous brûler, c'est chaud."
-"Merci."

Il commenca à boire sous le regard satisfait d'Elsa, qui attendait avec une impatience soigneusement dissimulée que la substance végetale destinée à le rendre plus loquace fasse effet.

-"Avez vous des frères et soeurs ?" questionna la comtesse, passant déliberement du coq à l'âne pour embrouiller Vignar.
-"Euh... non..."
-"Une compagne peut être ?"
-"Une amie oui... enfin on est pas encore..."

Il n'acheva pas sa phrase, provoquant un sourire d'Elsa qui voyait bien ce qu'il voulait dire.

-"Pourriez vous me dire son nom ? Je serais ravie qu'elle vous accompagne si j'ai l'occasion de vous revoir à nouveau."
-"Eitofa Voslinn, elle travaille à l'usine textile."
-"J'imagine qu'elle vous accompagnait l'autre soir, sur la place..."
Il hocha la tête en reposant son bol vide, l'esprit un peu embrumé sans trop savoir pourquoi.

-"Vous avez eu de la chance que la milice ne vous capture pas."
-"Oui, on était cachés..."

Le temps lui paraissait long avec un interlocuteur aussi peu intéressant, et Elsa décida de passer plus directement à ce qui l'intéressait, sachant très bien qu'avec la quantité de drogue absorbée il se planterait un couteau dans le coeur si elle en émettait la demande de manière douce.

-"Vous êtes donc membre de ce parti révolutionnaire, ainsi que votre compagne je suppose."
-"Oui..."

Vignar dodelinait doucement de la tête, répondant davantage par automatisme que par volonté, ne se souvenant même plus où il se trouvait.
-"Vous devez avoir des amis qui en font partie également, non ?"
-"Des amis, plusieurs, oui..."
-"J'ai hâte de les rencontrer, pour pouvoir les entendre également, devant un bon bol de café, pourriez-vous me dire leurs noms, Vignar ?"

Il énumera les noms en question et Elsa consigna l'integralité sous forme d'une petite liste.

-"J'imagine que votre dirigeant ne fait pas partie de cette liste..."
-"Si, c'est Aldar."

Elsa affichait un large sourire en cochant le nom d'Aldar sur sa liste, ravie que son invité se montre aussi coopératif.

-"Aldar, il doit savoir beaucoup de choses, et vous trouver des armes aussi..."
Vignar secoua la tête doucement.
-"Non on en trouve comme on peut, ou on en vole des fois dans les caisses qu'on transporte."

Elle haussa un sourcil et hésita un petit moment, avant d'opter pour ne pas mettre par écrit cette information, sachant très bien que Lodvir ne manquerait pas l'occasion de la tenir pour responsable si il apprenait que les armes des usines Melquiseau servent aux rebelles.

-"Hmm je vois, il doit falloir de la place pour entreposer tout ca, belle organisation, vous m'impressionez."
-"Merci, mais c'est facile de les garder dans les caves vides près des dortoirs."

Elsa esquissa un sourire en tournant une page de son carnet, repensant à Kevern Slading sans trop savoir pourquoi.

-"Parfait, vous semblez bien fatigué, c'était un plaisir de vous écouter, vous n'avez qu'à dormir ici, je veillerai à ce qu'on vous laisse en paix."
-"Merci."

Il piqua du nez quelques secondes plus tard sous l'oeil amusé de la comtesse.

-"Magnifique trouvaille, magnifique, oui..."

Elle retourna un moment dans sa main la fiole verdâtre, à demi vidée, et la glissa dans sa petite sacoche avant de recupérer son chapeau.

-"Laissez le dormir, et quand il se réveillera reconduisez le à son poste."

Le garde salua rapidement, laissant la jeune femme s'éloigner d'un pas léger dans le couloir, désert à cette heure de l'après-midi.

Chapitre XXIX

-"J'aime vraiment votre uniforme mon cher Lodvir, il dégage quelque chose de... enfin vous voyez, avec toutes vos décorations... il s'accorde bien avec votre stature, voila."

Il resta stoïque et droit malgré que son fauteuil incite à l'avachissement, fixant la comtesse froidement. Enrôlé dès son adolescence dans les rangs de l'armée regulière, il avait appris à se forger un caractère et un aplomb à toute épreuve, endurci par les blessures et les combats, et le droit à l'erreur n'était plus envisageable depuis bien longtemps pour l'ancien fantassin baldarke, ses responsabilités envers le pays et son vieux compagnon Fjorveig ne lui laissant guère de marge. Cette petite étrangère insolente et hypocrite avait pourtant le don de l'exaspérer comme personne d'autre n'y parvenait, et le vieux géneral s'en méfiait plus que n'importe quel révolutionnaire ou conspirateur.

-"Si vous m'avez fait venir pour commenter ma tenue vestimentaire, autant que je reparte directement, contrairement à vous j'ai plus important à faire, Madame."
Sa voix, ferme et assurée, dissuadait en principe quiconque de discuter ses ordres, à l'exception d'Elsa qui semblait ravie.

-"Oh je ne vous retiens pas, mais vous auriez tort de partir aussi vite, enfin, pour vous même j'entends. Un peu de thé, Géneral ?"

Il sembla réflechir un instant, passant son index sur l'un de ses sourcils broussailleux, et hocha la tête sèchement. La tasse fumante glissa vers lui sous l'impulsion des doigts de la comtesse, et il resta pensif en l'observant tandis que son hôtesse se levait pour tirer les rideaux.

-"Voila, nous ne serons pas derangés ainsi, on ne sait jamais, les visiteurs ont tendance à entrer par la fenêtre en cette saison..."

La provocation grossière le laissa de marbre, et il approcha la petite tasse de ses lèvres le temps qu'Elsa revienne s'asseoir, en face de lui.

-"J'avoue que cela me réchauffe le coeur de vous voir assis dans ce fauteuil, c'est bien plus agréable pour converser, et je craignais que vous ne refusiez."

Lodvir reposa la tasse en grimacant légerement, ce n'était pourtant pas faute d'avoir essayé, mais l'insistance d'Elsa avait eu raison de son entêtement, et il avait fini par accepter l'invitation.

-"A vrai dire j'ai été assez occupée ces derniers jours, et j'ai eu confirmation de ce que je pensais à votre sujet. Oh, je savais déjà que vous ne m'aimiez guère, mais j'ai quelques élements m'assurant que vous êtes l'initiateur de l'arrivée de cet oiseau nocturne dans ma chambre, l'autre soir. Je n'ai cependant pas encore fait part à notre ami Fjorveig de mes petites trouvailles, j'attendais de pouvoir vous en parler..."

Le front déjà bien plissé de Lodvir écopa d'une ride supplémentaire à l'entente d'Elsa, et il se redressa instinctivement sur son fauteuil, silencieux, en attente de la suite. La comtesse marqua un temps d'arrêt, et continua sur sa lancée après avoir avalé une gorgée de thé.

-"La jusquiame noire est, pour votre gouverne, un produit assez rare, le genre que l'on utilise uniquement dans ce que vous appelez... vos services de renseignement, n'est-ce pas ? Une belle trouvaille, presque infaillible, plongeant à moyen terme la victime dans un état comateux et hallucinatoire la laissant à la merci de n'importe qui. Inodore et incolore de surcroît, qui ne laisse aucune trace, très bon choix, j'en aurais presque félicité mon visiteur nocturne, si j'en avais eu le temps."
-"Epargnez moi votre exposé sur ce produit, j'en sais déjà bien assez."
-"Pour votre malchance donc, j'ai pu identifier cette petite substance et résister à ses effets, même si je l'avoue ca n'a pas été des plus simples. Les enquêteurs ignorent ce petit détail, je vous laisse imaginer les conséquences si je venais à témoigner à ce sujet, notre bon souverain sait très bien que vous ne me tenez pas dans votre coeur, ce serait ma parole... contre la votre."

Elle acheva sa phrase par un petit sourire, inclinant un peu la tête en face de Lodvir, qui lui ne laissait pas transparaître la moindre émotion.

-"Beau petit scénario, bien que je ne vois pas vraiment l'interêt de me l'expliquer."
-"Je trouvais seulement dommage de devoir en arriver si bas, je ne compte pas empiéter sur vos responsabilités, loin de là. Je m'occupe de mes affaires, et j'apporte mes avis concernant l'art et la culture, pourquoi donc chercher à vous débarasser de moi ? J'apprécie vos positions fermes et la façon dont vous maintenez l'ordre dans le pays, et croyez bien que ce petit incident me contrarie."
-"La Baldarkie n'est pas une part de tarte que l'on se partage, comtesse, ne vous en déplaise. Si vous avez la chance que Fjorveig tienne à vous, ce n'est pas le cas de ses habitants, et encore moins de ceux qui consacraient déjà leur vie à ce pays alors que vous n'étiez même pas née !"

Le ton orageux provoqua un moment de silence, sans pour autant importuner Elsa.

-"Je n'ai pas l'intention de réclamer quoique ce soit vis à vis de ce pays mon cher Lodvir, ni de changer le cours des choses, j'y apporte seulement ce que je peux, et ce que je sais faire de mieux, et je doute fort que la botanique, mes avis sur la décoration interieure du palais ou ma vie privée ne provoquent de révolution dans les rues."
-"Vous vous donnez le beau rôle, comme de coutume, il ne faut pas chercher bien loin pour se rendre compte que les seules choses qui vous intéressent en Baldarkie sont les contrats juteux, vous n'êtes pas une Melquiseau pour rien et votre compagnie, aussi agréable et interessée soit-elle, n'est pas la bienvenue."

Il fronca légerement les sourcils, la fixant avec fermeté, satisfait au fond de lui de pouvoir enfin dire ce qu'il pense.

-"Vous n'avez qu'à consulter les rapports de gestion des industries, je ne le fais pas moi-même, si vous me connaissiez un tant soit peu vous sauriez que mon désinterêt pour les affaires ne date pas d'hier. Mon beau frère assure la gestion de l'ensemble de mes possessions, je ne fais que signer des documents et recevoir une part des bénefices, vous me décevez, Lodvir, j'aurais pensé que vous basiez vos jugements sur autre chose que de simples apparences."

Elle releva un peu le menton, prenant un air vexé tandis que son invité réflechissait. Il sentait qu'elle disait la verité, pour une fois, le ton de sa voix était franc, détail assez inhabituel pour intriguer l'officier.

-"Je vous ai fait venir ici pour vous proposer un arrangement, géneral."

Il haussa un sourcil, flairant une entourloupe.
-"Je vous écoute..."
-"Et bien, disons que j'évite de parler de la jusquiame aux enquêteurs de Fjorveig, que je soutienne vos décisions auprès de notre ami commun, et qu'en plus je vous donne l'occasion de briller en mettant la main sur le principal dirigeant de vos amis du parti révolutionnaire, ainsi que quelques autres de ses membres..."

Lodvir écouta la liste avec attention, attendant la suite avant d'émettre un quelconque interêt.

-"Moyennant quoi, vous faites un petit effort d'amabilité et vous assurez ma protection personelle, sachant que j'ai pris mes dispositions pour que Fjorveig ait vent de votre petit poison si par un malencontreux hasard il m'arrivait quelque chose..."
Lodvir passa cinq minutes à peser le pour du contre, sans se laisser distraire par Elsa qui jouait négligemment avec l'une de ses mèches, la faisant boucler un peu plus que les autres.
-"Ca me semble raisonnable."

Elsa se leva rapidement pour aller farfouiller dans l'un de ses tiroirs, avant de se diriger vers le petit bar.
Lodvir observait tout en réflechissant, tandis qu'elle déposait les documents sur la table après avoir servi deux verres de son vin favori.

-"A la Baldarkie, mon cher Lodvir, et à notre association."

Elsa avait dû faire quelques concessions sur ses habitudes, et depuis son arrivée en Baldarkie, s'efforcait de manger et boire normalement, laissant de coté sa répugnance chronique pour toute alimentation d'origine végetale. Ils trinquèrent dans une bonne humeur relative, et l'officier retourna à ses occupations avec la ferme intention de tirer profit de la liste dont il disposait.


Chapitre XXX


Moins d'une semaine après que le géneral entre en possession de la liste, le parti révolutionnaire baldarke se trouva complètement démantelé. Les différentes arrestations et saisies effectuées par la milice avaient permis de mettre la main sur son dirigeant et sur une bonne quantité de membres, dont la plupart furent executés ou emprisonnés. Vignar, en raison de son témoignage, hérita d'une peine plus légère que les autres membres du parti, mais trouva la mort au cours d'une rixe, après que la rumeur de son interrogatoire avec la comtesse se soit propagée. Sa compagne Eitofa mit fin à ses jours dans le courant de la semaine, peu de temps après avoir appris la nouvelle.

La guérison du bras de Fjorveig ne se déroulait pas au mieux, et le souverain baldarke souffrait d'un début d'infection qui l'affaiblissait de plus en plus. La gestion des affaires internes se trouva confiée à son vieil ami Lodvir, alors qu'Elsa de Melquiseau se trouvait chargée de la diplomatie et des apparitions regulières pour détourner l'attention du peuple. L'hiver s'annoncait rigoureux pour le pays, et c'est dans sa serre à la température presque suffocante pour les baldarkes que la comtesse attendait Dougal Woodrow, un journaliste étranger devant écrire un article sur sa vie.


-"Et bien, vous êtes un peu en retard, je commencais à m'inquiéter."

Il arrivait d'un pas rapide, et ôta son chapeau en inclinant un peu la tête.
-"Mes hommages, Comtesse. Navré de vous avoir faite attendre, j'ai eu du mal à trouver quelqu'un pour m'indiquer le chemin."

Elle était assise sur un banc en bois clair, au plus profond de la serre à la végetation envahissante, un espace qui lui était reservé et où Elsa laissait libre à cours à son occupation favorite. Elle invita d'un signe de la main le journaliste à s'asseoir près d'elle, ce qu'il fit avec une certaine appréhension. La longue enquête de Dougal lui avait permis de se faire une idée assez précise de la personnalité de la comtesse, et il n'avait pas trouvé mieux que ce faux prétexte d'article à son sujet pour l'approcher, et essayer d'obtenir confirmation à ses doutes.

-"Je suis assez surpris que vous ayez accepté, vous devez avoir bien mieux à faire qu'à répondre à mes petites questions..."
-"Aujourd'hui, pas vraiment, autant en profiter, je suis certaine que votre article sera parfait."

Elle pivota un peu afin d'être plus ou moins face à lui, accoudée au dossier du banc. Ironie du sort, Elsa portait ce jour là la même robe qu'à son entrevue avec Kevern, plusieurs années plus tôt, et si Dougal l'ignorait, il n'en restait pas moins perturbé par les couleurs chatoyantes dont s'était drapée son interlocutrice.

-"Je suis prêt, il ne tient qu'à vous de me dire quand commencer."
-"Et bien, allez-y donc mon cher Dougal, à moins que vous ne soyez venu pour me parler de la pluie et du beau temps." répondit Elsa en souriant d'un air aimable.
-"Je...Euh... Et bien la première question que je me dois de vous poser, concerne votre parcours, globalement, vous êtes quand même un bel exemple de ce que l'on pourrait appeler la réussite, qu'auriez- vous à dire à ce sujet ?"
-"Réussite, tout dépend ce que vous considérez, je n'ai pas vraiment à me plaindre oui, mais j'ai eu de nombreux déboires, comme la plupart des gens. Les aléas de la vie sans doute, mais n'allez pas croire que mon titre me protège des revers de fortune. Et puis vous devez vous même en savoir quelque chose, de cette réussite, vous ne semblez pas le plus à plaindre en ce bas monde, non ?"

Dougal resta surpris qu'elle lui renvoit sa propre question, et executa une vague moue approbative en continuant à noter sur son calepin.

-"Si vous aviez la possibilité de ramener à la vie quelqu'un, qui choisiriez-vous ?"

Elsa détourna quelques instants son regard du journaliste, fixant le sol tout en réflechissant. Elle releva rapidement la tête en prenant une inspiration, avec un large sourire à celui qui la questionnait.

-"Mostyn Stollvor."

Il resta silencieux, perplexe devant une telle réponse, tandis qu'elle le couvrait toujours de son regard déroutant. Dougal se demandait si elle se moquait vraiment de lui, si elle avait tout prévu ou si elle était aussi sincère et agréable que son expression le laissait penser.

-"Euh... Puis-je vous demander pour quelle raison ce... choix ?"
-"Bien sur, pour qu'il croupisse en prison le restant de ses jours, ou qu'il meurt à nouveau."

Dougal nota conscienceusement sur son calepin, se gardant de faire le moindre commentaire, desorienté que la comtesse lui offre une si grosse part de verité, plutôt incohérente avec sa réputation.

-"C'est une réponse pour le moins... surprenante, pour quelle raison lui en vouloir autant ?"

Un grondement sourd ébranla un court instant la serre, le silence reprenant un peu ses droits sans pouvoir vraiment distinguer l'origine. Dougal sursauta, pris d'une vague appréhension en voyant l'attitude parfaitement calme d'Elsa. Quelque chose n'allait pas, tout semblait trop calme, trop parfait. Il n'avait croisé presque personne en venant, et il se retrouvait seul avec la comtesse au fond de la vaste serre, trop aimable, trop facile à interroger, c'était certain, il y avait quelque chose.

-"C'était quoi ce... bruit ?"
-"Je ne sais pas... Peu importe, continuons."

Il fronca les sourcils et contempla les plantes à coté de lui, suspicieux. Il avait appris à développer sa mémoire visuelle, et il l'aurait juré devant un tribunal, les plantes n'étaient pas disposées de la même manière qu'à son arrivée.

-"Votre goût pour la botanique est indiscutable, le manoir Melquiseau, votre domaine en Ostalie et à présent cette serre... D'où vous vient une telle passion pour la nature ?"
-"C'est une passion réciproque si l'on peut dire. Ces plantes sont en quelque sorte mes enfants."
-"Vos enfants ? Que voulez vous dire par là ?"
-"Je les vois naître, je les élève, les nourris, nous sommes en communion, ce ne sont pas que de simples plantes."

Le journaliste nota soigneusement, se disant qu'elle était un peu folle au fond, ce qui n'était pas des plus rassurant.

-"Et comment se fait-il que..."
Il sursauta à nouveau, interrompu par le même grondement sourd. Un bruit d'explosion résonna quelques instants, faisant vibrer les murs de verre de la serre.

-"Mais on nous bombarde !"

Dougal se leva brusquement, commencant à rassembler ses affaires, et sursauta en sentant la main de la comtesse lui prendre le bras

-"Asseyez-vous donc, détendez-vous, c'est inutile de toute façon."
-"Inutile ? Mais qu'est-ce que..."
-"Au mauvais endroit, au mauvais moment, mon cher Dougal. La révolution en marche."

Elsa éclata de rire en voyant la grimace du journaliste, un rire étrange, hysterique et menacant, qui lui glaça le sang.

-"Il faut partir, il doit rester assez de gardes, et..."
-"Il n'en reste plus, ce sont eux qui la font, cette révolution, mon pauvre ami. Vous vous demandez sans doute comment je sais tout ca ?"

Il hocha doucement la tête en la regardant.

-"Oh, je ne suis pas avec eux, je ne vous ai pas piegé, détrompez-vous, non, mais j'ai eu vent de leur petit coup d'état, ce qui ne m'étonne pas vraiment du vieux Lodvir. D'ailleurs il devrait arriver d'ici un moment, et venir se débarasser de la petite peste Melquiseau et d'un journalisté qui en saura trop."

Le calme et la bonne humeur apparente d'Elsa le laissèrent complètement abasourdi, et il tira instinctivement de sa malette un pistolet, assez vétuste.

-"Et bien qu'il vienne, je vais l'accueillir comme il se doit."
Le ton se voulait rassurant bien qu'il ne le soit pas du tout, et Elsa se décala sur le banc jusqu'à être tout contre lui.

-"Inutile Dougal, je réserve bien mieux à ce cher Lodvir. Vous y étiez presque, pour les plantes, elles sont bien plus que ce que vous voyez. Votre collègue Kevern Slading l'aura appris trop tard. Vous aussi d'ailleurs."

Il s'apprêtait à répondre mais n'en eut pas le temps, et la comtesse le tira tout contre elle pour l'embrasser avant qu'il ne comprenne ce qui se passe. Il n'opposa pas vraiment de résistance, surpris et enchanté par ce plaisir fugace et inattendu, jusqu'à ce qu'elle le repousse avec force, le faisant tituber à quelque distance du banc, l'esprit déjà embrouillé.

-"Mais pourquoi... vous êtes complètement fo..."

Dougal lâcha son arme, ses muscles se faisant de plus en plus mous, pris de vertiges, l'image de son interlocutrice souriante devenant de plus en plus floue, iréelle, jusqu'à finir par s'estomper totalement pour laisser place au noir et au dur contact du sol en une poignée de secondes.
Elsa passa son index sur ses lèvres, en retirant un reste de substance végetale, qu'elle dissipa d'un frottement de doigt.

-"Encore plus efficace que je le pensais, belle trouvaille, dommage qu'elle soit perdue à présent."

La porte métallique menant à la serre claqua brusquement, alors que le Géneral entrait d'un pas cadencé. Elsa l'attendait tranquillement, assise sur le banc, sans tenir compte de la nouvelle explosion qui venait d'ébranler la structure de verre.
Il portait son uniforme de parade, aux décorations luisantes, et sa main gantée tenait son arme d'officier, appuyée perpendiculairement à son ventre arrondi tant par l'âge que par les banquets bien arrosés du palais.

-"Je vois que vous avez su garder votre calme, chère comtesse, et que vos relations avec les journalistes sont toujours aussi bonnes."

Lodvir se tenait à coté du cadavre encore chaud, et son ton victorieux et bien assuré amusa la jeune femme.

-"A vrai dire c'était un homme tout à fait charmant, mais je préferais être seule à votre arrivée, qui s'est d'ailleurs faite attendre."
-"Vos sources sont decidement mieux informées que les miennes, mais elles ne vous auront pas servi à grand chose."

Elle esquissa un sourire en faisant un vague geste de la main.
-"Qu'importe, je n'avais pas envie de m'enfuir, je suis lasse de toujours courir ainsi depuis des années, il y a bien un jour où l'on doit cesser de repousser l'inévitable."
-"C'était le mieux à faire, oui, et vous vous épargnez bien des peines inutiles, votre sagesse me surprend parfois."
-"Votre naïveté aussi, mon cher Lodvir, croyez le bien."

Il haussa un sourcil et hésitez un instant à presser la détente pour mettre fin au petit rire moqueur d'Elsa, qui le toisait toujours avec ce même air faussement agréable.

-"Si prévisible, comme le vieux Mostyn, je vais finir par croire que les hommes ne sont rien de plus que des pions, vous le savez pourtant, vous me l'aviez vous même dit en tête à tête, mais non, incapable de vous dégager de l'évidence même."
-"Et pourtant votre insolence vous perd aujourd'hui même, vous m'offrez votre vie sur un plateau pour le simple plaisir de jouer à votre petit jeu, c'est vous qui perdez, comtesse, vous n'avez pu résister à votre propre tentation."
-"Egalité, mon cher Lodvir, c'est vous qui m'êtes offert sur un plateau, regardez autour de vous, je ne suis pas seule."

Elle soupira doucement, inclinant un peu la tête d'un air provocateur.

-"Vos stupides plantes ne vous sauveront pas, vous êtes encore plus folle que je ne le pensais."

Lodvir se risqua à sourire, plus pour se rassurer qu'autre chose, son vieil instinct ne le trompait guère, et de toute évidence quelque chose n'allait pas dans la serre, peut être le bruissement des feuilles et des plantes alors qu'il n'y avait pas le moindre courant d'air, ou bien le regard d'Elsa, mélange de folie, de cruauté et de douceur, comme si son masque de tromperie s'était dissipé.

-"Elles ne le feront pas, non, bien qu'elles le pourraient, mais je n'en ai pas envie. En revanche j'aurais la satisfaction de les entendre broyer vos os, déchiqueter vos membres un par un lorsque vous aurez pressé la détente, peut être même d'entendre les derniers gargouillis de votre sang, si vous visez assez mal pour que je ne meurs pas de suite, le cercle sera bouclé.
-"Quel cercle !"

La voix de Lodvir gronda, perdant son calme sans chercher à montrer le contraire, tandis que ses yeux passaient d'une plante à l'autre, toutes plus menacantes les unes que les autres, arborant lianes et épines aux couleurs sombres, semblant se mouvoir imperceptiblement et le regarder avec une impatience palpable, piège végetal dans lequel il était tombé sans la moindre hésitation.

-"Celui qui a commencé il y a une dizaine d'années, lorsque j'ai quitté mon village natal, après que mes végetaux aient fait leur oeuvre, aujourd'hui ils vont recommencer, après tant d'attente, et mettre un terme à tout cela, tant pour vous que pour moi, belle ironie du sort."
-"Il n'y aura rien, vos plantes carnivores seront trop lentes, et je ferais brûler cette maudite serre dès que je sortirai d'ici, et votre cadavre avec !"

Le rire léger d'Elsa résonna à travers les feuillages, comme si les plantes lui donnaient écho, et le sourire de Lodvir s'était mu en une grimace de colère.

-"Et bien, si vous êtes si sûr de vous, pressez donc la détente, je sais que vous en rêvez, depuis des mois... L'occasion est trop belle, après tout ce ne sont que des plantes, n'est-ce pas ?"

Il resta silencieux, l'esprit occupé à chercher une idée pour sortir de là, sans tenir compte des moqueries de la comtesse.

-"Le grand Géneral Lodvir, qui tue des centaines de civils en donnant un ordre, et qui n'arrive même pas à tirer une balle sur une femme désarmée, je suis certaine que Dougal en aurait fait un bel article si le poison n'avait pas agi si vite."

Elle ramassa tranquillement sa sacoche et en montra le contenu à Lodvir, bien qu'il ne regarde qu'à moitié.
-"Voyez, pas d'arme, je n'en ai pas besoin."

Elsa plongea sa main dans la sacoche et en tira quelques graines, les faisant rebondir dans la paume de sa main, fixant toujours le géneral d'un air moqueur.
-"Toujours pas decidé, Lodvir ? Avez-vous peur ? De mes petites graines ?"
-"Taisez-vous ou je tire !"

Les graines rebondissaient silencieusement dans la paume de la main d'Elsa, qui jouait avec comme si de rien n'était.

-"Bien, votre lenteur à agir m'insupporte, je vais aller voir vos hommes, ils seront sans doute plus prompts à tirer."

Elle se leva en ramassant sa sacoche sous le regard courroucé de Lodvir, qui recula instinctivement d'un pas, pointant toujours son arme dans sa direction.

-"Adieu, Lodvir."

Elle ponctua sa phrase d'un vague sourire, les yeux scintillants, et envoya rouler la poignée de graines au pied du géneral à l'instant même où il pressa la détente, le bruit de l'arme couvrant avec peine celui d'une nouvelle explosion au dehors.
Les oreilles d'Elsa bourdonnaient de plus en plus, la respiration devenant difficile, et elle posa instinctivement une main sur sa poitrine, à l'endroit où la balle s'était logée. Une vague sensation de douleur la parcourait, sans parvenir à ôter de son visage cette impression de tranquillité et de douceur qui s'en était toujours degagé, alors qu'elle suivait du regard ses créations, dont les tiges recouvraient déjà en bonne partie Lodvir.
Sa vision commenca à défaillir à son tour, et l'image de la boucherie se déroulant devant elle s'estompa, laissant place à son autre monde, celui des rêves et des souvenirs, perdant lentement ses derniers contacts avec la realité, jusqu'à ne plus sentir les feuillages l'effleurant, baignée à présent par cette lumière si rassurante, peut être son vieil ami solaire, ou peut être autre chose...




FIN (ouf)
Difficulté n° 5 : Mettre le texte en pages - L'organisation visuelle

1) Mettez votre texte en pages de façon à ajouter à l'organisation un certain confort de lecture.

2) Respectez les impératifs d'orthographe, cela augmente la lisibilité du texte.

Promis, dès que tu auras tenu compte de ça, je dévore ton texte. J'ai été découragé après les 50 premières lignes, désolé.
J'ai commencé à accrocher les premières lignes, mais c'est trop long. Je lirai ça un soir tranquillement, là j'ai pas le temps de m'y consacrer. Osef mais bon j'tenais à le signaler quoi ..
Citation :
1) Mettez votre texte en pages de façon à ajouter à l'organisation un certain confort de lecture.

2) Respectez les impératifs d'orthographe, cela augmente la lisibilité du texte.

Pour la mise en page, ok, c'est pas trop ca, mais je vois pas vraiment comment arranger, ca reste un pavé L'italique passe mal sur grand texte, et la couleur aurait pas grand chose y faire. Alineas, pas vraiment, le texte étant pas mal axé sur des dialogues, je vais souvent à la ligne et les dialogues sont bien définis (tiret, guillements), je crois que la ponctuation est suffisante.
Decouper en chapitre, je l'avais déjà fait sur un grand texte, ca aidait guère plus que de sauter 3 ou 4 lignes entre chaque partie comme je l'ai fait, et le texte est pas vraiment fait pour se découper en chapitre (avoir 50 chapitres étant d'un interet moyen je crois)
Je veux bien essayer d'arranger meme si je vois pas trop quoi faire comme ca sans perdre la structure du texte...

Pour l'orthographe, j'avoue que je m'attendais pas à voir une remarque de ce genre, je pense pas que ce soit truffé de fautes (ok, les cédilles, mais ca fait des années que je les oublie ) au point de géner la lecture ou le sens...

edit: je viens de lire ton lien nof, vu que c'est un forum je pense que la majorité est pas applicable, je vais essayer d'arranger les paragraphes et retours à la ligne, et un peu d'italique pour les lettres

edit2: premier post edité, j'ai essayé d'ameliorer l'aeration et de donner des points de repères pour l'oeil, en corrigeant une ou deux fautes au passage, mieux comme ca ? que je sache avant de faire la suite

edit3: bon bah finalement j'ai mis des chapitres, je pense que ca sera plus "lisible" comme ca, et je crois avoir trouvé un compromis pas trop mal pour aerer
Citation :
Publié par Celidya
Pour l'orthographe, j'avoue que je m'attendais pas à voir une remarque de ce genre, je pense pas que ce soit truffé de fautes (ok, les cédilles, mais ca fait des années que je les oublie ) au point de géner la lecture ou le sens...
T'inquiète le point 2 sur l'orthographe faisait simplement partie de la 5ème règle que j'ai juste copié-collé. La tienne ne gène pas vraiment la lecture
Bon, j'ai lu 4, 5 paragraphes, j'accroche pas trop, j'sais pas, les états d'âme d'une jeune fille ça me passionne pas, sans doutes. Question de goûts évidemment.

Sinon, petite remarque, je trouve que tu utilises trop de participe présent, ça alourdit un peu les phrases, surtout au tout début du chapitre I en fait.
Le monde se divise en deux catégories de gens: ceux qui lisent des livres et ceux qui écoutent ceux qui ont lu des livres. - Bernard Werber

Moi je suis dans la deuxième catégorie
Je viens de terminer le premier chapitre.
Le style est très agréable, et on lit le texte d'une traite, pour que les mystères soient vite dévoilés.

Je réserve un moment ce soir pour lire la suite.

Vraiment plaisant à lire.

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