Une poutre dans l'oeil. Voilà l'impression que donne Magma, en 1969, à ceux qui découvrent le groupe dans le kaléidoscope des spectacles. Et une poutre gênante. Si encore la musique était seule à mettre définitivement mal à l'aise son auditeur... mais non, ça ne suffit pas. Une cérémonie barbare, sacrificielle, l'accompagne, aussi éloignée d'une quelconque " mise en scène " que de l'exhibition courante. Des mots la projettent quand les notes se sont tues, refusant le moindre répit àcelui qui a eu le malheur de traîner par là. Enfin, une sensation d'étouffement, de viol des consciences contre lesquels un certain nombre vont s'élever, en tâchant de réduire Magma àquelques schémas facilement condamnables. En l'occurrence: le nazisme. Le malentendu qui a suivi le groupe pendant de nombreuses années (est-il vraiment mort?) mérite que l'on s'y arrête, tant il est vrai que, dans l'esprit de beaucoup, son existence tenace n'a pas fini de faire des ravages. Quand Magma fait sa première apparition en 1969, le climat musical est au calme fixe, avec vue panoramique sur les tendres éthers d'un ciel qui change de teinte au gré des écarts de conscience. C'est la grande époque du " pouvoir des fleurs "de la scène rock (celle sur laquelle va surgir Magma), c'est-à-dire, ne l'oublions pas, le moment où tout le monde s'entend pour annoncer l'approche d'une paix universelle. La non-violence, la libération individuelle des consciences qui se forge elle-même ses nouvelles chaînes deviennent des attitudes qui réunissent toute une jeunesse exaspérée par des conflits éternels qui n'ont pour seul résultat que de faire renaître un pouvoir aussi oppressif qu'auparavant. Le Vietnam fait rage, et, un peu partout en Occident, des groupes se mettent à refuser le jeu. En épiphénomènes, des rassemblements importants, spécialement aux U.S.A. et en Grande-Bretagne, et une prohferation de fleurs coupées sur des costumes qui redonnent un souffle nouveau àune mode fatiguée. Plus profondément, une importation massive de gourous orientaux accompagnés de leurs petits encens, qui attirent subitement des foules en mal de dépaysement (à ce titre le voyage des Beatles fut d'un excellent rendement) et à la recherche d'une culture un peu moins névrotique. Pour ceux qui préfèrent le voyage en solitaire aux gentils accompagnateurs, les pilules miracles, les poudres d'albatre et les herbes délicieuses font leur apparition, offrant pour quelques cents des heures de répit, illustrées de rêves évanescents. Le show-biz, d'abord déconcerté, comprend avec une rapidité émérite le parti qu'il peut tirer de toutes ces nouvelles aspirations. Les musiciens se reconvertissent à une musique dite planante, àl'inspiration de traditions musicales qu'ils méconnaissent malheureusement de bout en bout. Après les " mods w, avant le regain d'un rock plus " dur", la génération colorée et odorante des végétaux redécouverts étend ses ramages, écoutant dans le vent les réponses à ses ardentes questions, et cela malgré les efforts de musiciens comme Frank Zappa, qui ne se laissent pas prendre à des pièges aussi gros. Bref, tout va bien. Les foules se mettent à onduler dans les eaux boueuses du lac, et le pouvoir se renforce
C'est à ce moment-là qu'apparaît Magma. Avec sa musique, nouvelle: bouleversante pour un nombre de bien-pensants du rock; violente: pire que le rock ne put jamais l'être; fondée: elle repose sur un discours de l'Utopie et du paroxysme poétique; et déterminée: elle ne s'encombre d'aucun détour pour foudroyer son but. Avec son esthétique d'effroi: à la place des tuniques fleuries et des pantalons effrangés, de strictes tenues noires, dont le symbolisme n'est évidemment pas innocent. Image coutumière du deuil, le noir, ce " rien mort après la mort du soleil ", comme dit Kandinsky, est aussi le symbole des terres fertiles où dorment les tombeaux, le séjour des morts qui préparent leur renaissance. A la place des insignes de la paix qui prolifèrent bientôt chez tous les commerçants respectables, un sigle de destruction, prêt à tomber à la verticale dans l'axe j des cerveaux; à la place du rock chanté très approximative- ment par les rockers de banlieue, une langue nouvelle, à fortes consonances germaniques, lançant des imprécations qui rap- pellent des sommations hurlées à une foule. A la place du spec- tacle de défoulement du rock, ou de planéité de la nouvelle musique, une folie des corps sur scène, s'offrant à la fois comme objets de sacrifice et comme meneurs de cérémonie. Enfin, et pour corroborer le tout, un discours corrosif où chaque mort est une décharge de haine que seule l'idée de Ko- baïa parvient à détendre. En bref, toutes les conditions sont réunies pour qu'il soit permis d'évacuer les problèmes que pose l'existence d'un tel groupe vers des connotations qu'il reste àchoisir: Gengis Khan, les légions spartiates ou Hitler? On choisit Hitler... " Le fait, déclarera Klaus, de posséder un symbole, un symbole magique en plus, le fait de porter des costurnes noirs; le fait d'avoir choisi la dureté car il n'y a qu'une façon d'être efficace - c'est d'agir pleinement - et vue de l'extérieur, la détermination passe pour de l'intransigeance, et on nous considère comme durs parce que l'on ne fait pas de concessions; le fait d'avoir mis des discours dans notre premier album, d'avoir craché la haine à la terre dans notre second disque, d'avoir écrit sur la pochette " haine" alors que c'était l'époque du" peace and love ", le fait de ne pas jouer du rock' n' roll, le fait de ne pas nous droguer systématiquement, sortir du monde et refuser le combat, c'est cela, tout cela qui provoque des réactions vives."
Ces réactions vives, et elles le sont, font rapidement irruption sous le label: Magma est un groupe nazi. Ce qui caractérise Magma est alors considéré, hâtivement ou non, comme des "références formelles ou profondes au nazisme". Vander et Blasquiz, qui n'avaient jusqu'alors jamais fait la moindre allusion directe à ce mouvement politique autrement que par la présence, sur la pochette du premier album, d'une swastika broyée, au milieu du monde, par la griffe du sigle, réagissent. Klaus élabore une ébauche de réponse qui partage les opinions. Pour lui, le nazisme n'est pas un événement tabou sur lequel il faut garder le silence. Il essaie de comprendre à quels mécanismes inconscients a pu répondre l'adhésion à un tel mouvement, en évitant de porter dessus le moindre jugement moral. " Malheur à nous d'être tombés sur un tabou pareil, dit-il, ôn aurait eu moins de problèmes avec Gengis Khan, Alexandre le Grand ou les Templiers. " Pourtant la fin de sa réponse éclaircit les doutes: "Magma n'est pas une entr~prise de mort, mais tine allégorie de la vie perdue. La colère de l'homme trompé sur le fond est terrible mais elle est partie prenante du sentiment de la vie, de l'esprit. " On ne proposé pas de nouvelle "solution finale", comme on ne leurre pas avec un nouveau " grand soir ou " lendemain qui chante". Le vrai monde est ailleurs; quant à celui-ci, c'est de sa propre et belle mort qu'il succombera. Avec ou sans cavaliers de l'Apocalypse.
Vander, de son côté, réagit différemment (!). Au lieu de tenter de calmer le malentendu quelque peu sommaire, il se lance dans une série de déclarations, provocations et actes directs. Les musiciens, les critiques, les politiciens sont somptueusement arrosés d'une pluie de mépris, de propos ulcérés qui activent la flamme du mythe naissant. Dandy nocturne, on le voit errer de temps à autre au Gibus, en manteau de cuir noir, bottes brillantes, sigle sur la poitrine et cravache en main. Au même endroit, un soir où les gens discutent de la paix prochaine, il bondit sur une table et se met à insulter l'assistance. Plus calme à l'issue d'un concert pour la Ligue communiste, il engage avec quelques spectateurs une discussion plus pondérée à propos de cet épineux problème. Il est sur le point de les convaincre quand Stund~hr passe derrière lui et brandit le bras en saluant : " Heil Hitler. " Des apparitions de cet acabit, commentées de bouche à oreille, propagent bientôt une légende où les bruits les plus inouïs font figure de réalité scandaleuse. On apprendra ainsi qu'il aurait assisté au mariage de l'un de ses musiciens de descendance israélite, vêtu d'un uniforme nazi complet. Le travail dans l'ombre des musiciens est l'objet.de colportages ahurissants: Il " les oblige à répéter quinze heures par jour, lui-même travaille sa technique le reste du temps, il ne dort jamais, etc..
Celui qui se posait et que l'on considérait comme un gêneur, dans la danse des humeurs lénifiantes, devient l'ennemi, et pour la pire des raisons. C'est un fasciste. Plus de musique...
L'ensemble de ce livre aura permis, nous l'espérons, d'approcher de plus près le mode d'existence de Vander et de ses musiciens, et des attitudes comme celle que nous venons de décrire sembleront peut-être plus compréhensibles à un grand nombre. Aucune paix n'est maintenant et ici possible pour Vander, et ceux qui se leurrent en voulant y croire obstruent son délire. Réveiller les esprits de l'engourdissement, c'est,. dans cette 5iièsure, leur refuser l'illusion de la moindre accalmie. Et avoir donc à lutter encore contre les réactions àcette agression. Mais si, comme on voudrait le faire croire, l'humour a ses limites, s'il faut arrêter les larmes de la détresse du rire à certaines bornes " convenables ", nous pensons qu'il reste à répondre à une question de la première importance. Qui cherche-t-t on " à éliminer, et quel démon veut-on encore exorciser, sous couvert de conformité morale? On commence a voir aujourd'hui où mènent les accusations que profère une société à l'égard de la folie, de la déviance à la ligne, du dérèglement de l'esprit et des sens. Et une certitude demeure: quand cette même société essaie de se débarrasser de ceux qui font saigner ses plaies qu'elle prétend mal cicatrisées, ses tares indissirnulables au moindre regard lucide, alors cette société rettrouve les fondernents de totalitarisme qui la sous tendent en permanence, et contre lesquéls s'élèvent et s'élèveront toujours les cris déchirès , les cris d'humour mortel, les cris de dérision définitive que sont ceux d'un groupe comme Magma.