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Le paladin breton Elyrd est le chef suprême des chevaliers du Destin, l'une des guildes du royaume d'Albion. A chaque fois qu'une guerre éclate avec les Vikings de Milgard ou les Celtes d'Hibernia, il mène ses troupes au combat.
En temps de paix, il organise la vie communautaire, coordonne les travaux des artisans, parlemente avec les clans alliés et résout les conflits incessants au sein de sa propre guilde : "Quand personne n'arrive à se mettre d'accord, je tranche et on m'obéit. Je suis un chef respecté, j'ai fondé les chevaliers du Destin il y a un an avec cinq compagnons, et aujourd'hui nous sommes quatre-vingts. Mon rôle n'est pas anodin, c'est une activité stressante, qui exige un fort engagement personnel. J'y consacre toutes mes soirées, parfois mes nuits, plus quelques heures le matin ou l'après-midi." Le reste du temps, Elyrd doit abandonner sa guilde, car, dans le monde réel, il travaille au rayon surgelés d'un supermarché de la banlieue de Nancy. Son vrai nom est Philippe, il a 37 ans et habite avec sa femme et ses deux enfants à Roville-Devant-Bayon, le village de Meurthe-et-Moselle où il a grandi. Elyrd n'existe que dans l'univers virtuel du jeu en réseau Dark Age of Camelot, dit DAOC.
Créé en 2001 par la société américaine Mythic Entertainment, DAOC est un jeu de rôle et de stratégie, doté d'un environnement graphique très élaboré. Il existe en version francophone sur trois serveurs Internet, gérés par une filiale de France Télécom et fréquentés par des milliers de joueurs français, belges, suisses et québécois. Pour 10 euros par mois, on peut jouer à volonté vingt-quatre heures sur vingt-quatre, car DAOC est un "monde persistant" où la vie ne s'arrête jamais. Le joueur crée un personnage en choisissant son aspect, son sexe, sa race, son royaume et son métier. Puis il doit se lancer dans l'aventure seul, pauvre et sans armes. L'initiation est rude, mais au fil des errances, des combats, des quêtes et des tâches quotidiennes, il acquiert des outils, des armes, de l'or et des pouvoirs. S'il est habile, il sera admis dans la guilde de son choix, à l'issue d'une mise à l'épreuve. Entre-temps, il aura rencontré beaucoup de monde et se sera fait des amis car, sur DAOC, on passe autant de temps à bavarder qu'à se battre, grâce à un système de canaux de discussion à plusieurs niveaux, allant du dialogue privé au forum général.
Philippe joue en équipe avec son frère Alexandre, 26 ans, qui habite le même village. Après un an de présence intensive dans DAOC, les deux frères ont des copains de jeu un peu partout. Dans la vraie vie, Alexandre en a déjà rencontré deux, qui vivent près de chez lui, en Lorraine. En revanche, il n'a encore jamais vu sa meilleure amie, Muriel, une femme de 33 ans habitant Liège, en Belgique. Passionnée d'informatique depuis l'enfance, Muriel doit beaucoup à Internet, puisqu'elle a rencontré son mari, Christophe, sur un forum de discussion : "Lui aussi est fan d'Internet. Nous avons longtemps dialogué en ligne, alors, quand nous nous sommes vus pour la première fois, nous nous connaissions déjà. Ça a collé tout de suite." Muriel ne travaille pas, car le salaire de Christophe, qui est policier, leur suffit. Elle reste à la maison pour s'occuper de ses trois filles, une de quatorze ans née d'un premier mariage, une fillette de deux ans et un bébé de quatre mois. Cela dit, elle ne se laisse pas déborder par les tâches ménagères, puisqu'elle joue à DAOC dix heures par jour en semaine et quinze heures par jour le week-end : "Quand l'aînée est à la maison, elle s'occupe de ses sœurs, et celle de deux ans est souvent chez ses grands-parents. Pour le reste, je fais un peu tout à la fois, je joue parfois avec mon bébé sur les genoux. Quand mon mari rentre du travail, j'arrête, et nous dînons en famille. Puis, quand les enfants sont couchés, nous montons au grenier, où nous avons installé trois ordinateurs." Christophe n'est pas sur DAOC, il reste fidèle à un jeu plus ancien, Everquest. Assis côte à côte, mais chacun dans leur monde, les deux époux jouent tous les soirs jusqu'à minuit ou une heure.
Accaparée par le jeu, Muriel n'a plus le temps de fréquenter ses amis du voisinage : "A la limite, quand quelqu'un vient me voir à la maison, ça m'ennuie, car je dois arrêter de jouer." En ligne, elle passe le plus de temps possible avec Alexandre : "Au début, Christophe était jaloux, mais je lui ai juré qu'il n'avait rien à craindre, que je ne mélangeais pas amour et amitié, et je crois l'avoir convaincu." Alexandre et Muriel essaient d'organiser un vrai rendez-vous pour le printemps prochain, si Christophe n'a pas d'objection...
Les chevaliers du Destin ont récemment accueilli dans leurs rangs une autre femme, Chris, qui est animatrice dans une salle de jeux en réseau du quartier Montparnasse à Paris. Chris, joueuse chevronnée, est très courtisée par les hommes de la guilde : son personnage, la guerrière Ultima, a même épousé l'un des chevaliers lors d'une émouvante cérémonie en ligne. L'heureux élu, qui vit en province, a promis de venir bientôt à Paris pour rencontrer son épouse virtuelle. Il aura une surprise, car, dans la vraie vie, Chris est un homme de 28 ans, un brun sec et musclé : "J'ai fabriqué deux personnages fictifs, Ultima la guerrière dans le royaume d'Albion, et Chris la fille sympa dans les forums. Tout ça, c'est pour rire, l'intérêt d'un jeu de rôle, c'est qu'on peut être quelqu'un d'autre. Dans la vie, je suis heureux d'être un homme, je vis avec ma fiancée. Quand ma guilde découvrira la vérité, il n'y aura aucun problème."
Son copain Benjamin, 21 ans, est moins catégorique. Comme Chris, il avait créé un personnage féminin, et s'était engagé dans un long flirt virtuel avec un garçon, qui était tombé amoureux :"Quand je lui ai annoncé qu'en réalité j'étais un garçon, il l'a mal pris, il avait du chagrin, il se sentait seul et trahi. Il n'a plus voulu jouer avec moi." Depuis, Benjamin tente de mettre en garde les jeunes joueurs qui plongent trop profondément dans l'univers de DAOC : "Certains se mettent à tout mélanger. Des enjeux de pouvoir totalement fictifs prennent une importance vitale, ils ne supportent plus que l'on fasse du mal à leur personnage, ils confondent l'ennemi avec le joueur qui est derrière, ils deviennent agressifs. Moi-même j'ai ressenti ce vertige au début. Ce jeu est trop bien fait, il t'apporte le pouvoir, l'aventure, l'amitié, l'amour, la reconnaissance, la capacité à influer sur le cours des événements. Si tu n'as rien de tout ça dans la vie, tes priorités basculent."
A Paris, beaucoup de joueurs se fréquentent quotidiennement, car ils ont l'habitude de se retrouver dans l'une des nombreuses salles de jeux en réseau de la ville, où, pour 3 euros de l'heure, on vient jouer en bande, dans le bruit et l'agitation. Stéphane, 19 ans, se vante d'avoir battu le record de présence dans la salle de Montparnasse : "Cet hiver, je me suis retrouvé au chômage, et j'ai décidé de me consacrer à DAOC. Sept jours sur sept, j'arrivais à l'ouverture, à 10 heures du matin, et je repartais tard dans la nuit. Je connaissais tout le monde." Aujourd'hui, Stéphane a retrouvé du travail et acheté un ordinateur. Il joue chez lui les soirs de semaine, mais, le vendredi, il revient à Montparnasse, car rien ne vaut une nocturne entre copains. Pour montrer sa dextérité, il a loué deux PC côte à côte et gère de front deux personnages. En même temps, il parle à toute vitesse sur son téléphone portable pour coordonner une offensive avec un ami qui joue de chez lui, car il habite en grande banlieue.
La salle accueille aussi des débutants comme Ludovic, qui a passé toute sa soirée à se faire massacrer par des ennemis plus aguerris. Vers 2 heures du matin, il abandonne : de toute façon, il doit aller se coucher car, demain, la boulangerie où il travaille ouvre de bonne heure. Originaire de Toulouse, Ludovic, 29 ans, vit à Paris depuis sept ans, mais ne s'est pas fait beaucoup d'amis. Or les choses commencent à changer depuis qu'il a découvert DAOC. Il a été initié par Richard, un ami d'enfance qui habite toujours à Toulouse : "On se voyait très peu, parfois un coup de téléphone, une carte postale. Mais un jour il m'a parlé de DAOC, je me suis inscrit et, depuis, nous jouons souvent ensemble. Dans la vie, Richard bouge plus que moi, il a des amis dans plusieurs villes de France. Maintenant, quand il vient à Paris, on se donne rendez-vous, et du coup, je fais connaissance avec ses autres copains parisiens."
Lorsqu'il est à Paris, Richard est hébergé par un couple de joueurs acharnés, Alain et Adeline, âgés de 25 ans, qu'il a connus il y a trois ans dans un jeu plus ancien, La Quatrième Prophétie. A l'époque, Adeline jouait en moyenne vingt heures sur vingt-quatre, car elle était alitée à cause d'une grave blessure et souffrait d'insomnie. Elle en a profité pour se faire un réseau d'amis fidèles, qu'elle rencontre dans le monde réel depuis qu'elle est guérie : "Par exemple, j'ai pu visiter Bruxelles, parce que j'ai été hébergée par un garçon rencontré dans le jeu. Je suis aussi devenue copine avec un joueur qui habite Bordeaux, la ville où j'ai grandi. Quand il monte à Paris pour son travail, il vient chez nous. Il a 48 ans, mais, dans le jeu, il n'y a pas de barrière d'âge, parce qu'on fait d'abord connaissance avec un personnage qui n'a pas de visage."
En ce samedi de décembre, Alain et Adeline s'apprêtent à recevoir une Strasbourgeoise de 22 ans, Caroline, étudiante en informatique. Elle vient souvent à Paris pour faire la fête, car sa guilde, Chants des ténèbres, du royaume de Milgard, organise des "IRL" (In Real Life), rassemblements de joueurs venus de toute la France. Ce soir, Caroline a rendez-vous dans une taverne du Quartier latin avec une quinzaine de membres de sa guilde. Elle n'est pas la seule à venir de loin : Frédéric, qui est étudiant à Nice, a fait six heures de TGV pour se joindre à la fête. Jacques, 30 ans, administrateur juridique, n'a pas hésité à faire le voyage en avion depuis la Corse.
Caroline est accueillie avec des cris de joie par Aurore, une amie strasbourgeoise installée à Paris depuis peu : dans DAOC, Caroline est la mère, et Aurore sa fille. Plus loin, des joueurs qui ne se sont jamais rencontrés physiquement se présentent, en utilisant les noms de leurs personnages. Les cris d'étonnement et les fous rires se succèdent, car aucun d'entre eux ne ressemble à ce que les autres imaginaient.
A minuit, la taverne est archicomble. Les membres d'une guilde alliée, l'Assemblée du dixième jour, ont décidé au dernier moment de se joindre à l'IRL. Puis, à la surprise générale, une délégation de Fear Mornïeo, une guilde ennemie du royaume d'Hibernia, fait son entrée. Aussitôt, on se presse autour des nouveaux venus pour leur offrir à boire.
Vers 2 heures, alors que la fête bat son plein, les Fear Mornïeo décident d'aller finir la nuit dans une salle de jeu. Ils apprécient la compagnie des Chants des ténèbres, mais se considèrent comme des joueurs plus acharnés. François, 24 ans, a assez discuté pour ce soir : "Moi, je ne suis ni étudiant ni jeune cadre. J'avais un boulot dans une agence de pub, mais j'ai laissé tomber pour réaliser des films de court-métrage – et aussi pour jouer. Quand ça me prend, je m'enferme chez moi pendant quinze jours, volets fermés, et je joue, je dors une heure par-ci par-là, quand je tombe de ma chaise. Pour moi, ce jeu est un trip, il faut que j'aille jusqu'au bout. Mais je sais qu'un jour je passerai à autre chose, sans problème." En revanche, son copain Jordan, 20 ans, semble inquiet sur son propre sort : "Ce soir, c'est un événement pour moi, ça faisait deux mois que je n'étais pas sorti de mon trou, je joue tout le temps. Et quand je me bouge, c'est pour aller à une IRL, je sais, ça craint. Je n'ai pas toujours été comme ça, j'étais guitariste dans un orchestre de heavy metal, ça commençait à marcher pour moi." Aujourd'hui, Jordan habite seul avec sa mère, dans une cité d'Aubervilliers : "Dehors, c'est rude, ça ne donne pas envie de sortir. Je vis sur mon sofa, avec mon clavier sur les genoux, ma bouteille de Coca et mes clopes à portée de main. En dix mois, j'ai grossi de quarante kilos." Il se sent fatigué, mais décide malgré tout de suivre François jusqu'à la salle de Montparnasse : "Il n'y a plus de métro, ça me fera de l'exercice."
De leur côté, les Chants des ténèbres préfèrent rester ensemble pour faire la fête jusqu'au matin. Mais, quand vient l'heure de se séparer et que les provinciaux doivent reprendre leur train, tout le monde se donne rendez-vous pour le soir même, dans le royaume de Milgard.
Yves Eudes
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.01.03
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