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A mon tour, je me jette à l'eau :
Plein sud
Quelque part dans le monde, au XXIe siècle, alors que triomphe un peu partout une dictature d’un genre nouveau…
« On peut bien vivre sous les tropiques, ça n’y change rien, et c’est toujours Eux qui font la loi », lâcha Mitch, mettant un terme à cinq bonnes minutes de monologue.
Abby ne prêtait pas tellement attention aux lamentations de Mitch. Il connaissait son refrain par cœur, vraiment par cœur, et s’il avait accepté de passer un moment avec lui sur cette plage, à s’entendre rabâcher ses théories sur Leur façon d’exploiter le pauvre monde, c’était avant tout pour ne pas paraître avoir attendu genesis.
Avant-hier, c’était incompréhensible, elle lui avait dit : « à demain, on se voit dans la matinée, hein ? » Et depuis plus rien, plus un signe de vie.
« Avec genesis, ça va toujours ? »
Abby répondit d’une vague onomatopée. Ca allait, oui, aux dernières nouvelles du moins. Et puis son regard se fixa sur l’horizon : une simple ligne, abstraite et rachitique, qui séparait un ciel vide – vide de nuage et d’oiseau, d’une mer infinie, une mer d’huile dans laquelle son regard se perdait avec des idées de fuite. Un bateau ? C’était chose impossible, et Abby le savait bien. Ils avaient tout prévu, il ne pouvait nier que Mitch avait raison. Et aller où ? La liberté était une belle chose, mais il était du genre timoré, et il était tout à fait heureux avec genesis. Et cela, au moins, Ils le toléraient. Les mœurs étaient plutôt libres ici – franchement libres, même : genesis et lui s’étaient rassasiés de sexualité jusqu’au-delà ce qu’il aurait jamais imaginé. « Opium du peuple ! », répliquait toujours Mitch, péremptoire et résolument célibataire, même si genesis le soupçonnait.
Mitch devait d’ailleurs partir (il avait ses petites occupations à lui). Abby voulut rester à noyer encore un moment son regard dans la mer sans relief.
Un dernier mot de Mitch lui parvint : « ne t’en fais pas pour genesis, c’est une gentille fille, il n’y a pas de problème. »
Abby n’aurait jamais cru que ses pensées pussent ainsi transpirer, lui toujours si avare de ses émotions. Mitch avait deviné ? Et puis quelle importance ! Elle seule comptait pour lui, tous ceux qui le côtoyaient le savaient. Ils vivaient pour s’aimer, il l’avait tant de fois proclamé.
Que voulait dire Mitch : « pas de problème » ? – Il n’y avait pas de problème.
Il n’en pouvait plus de la plage et de la mer vides.
Il se mit à marcher. Une route déserte, entourée d’édifices somptueux, pimpants mais sans vie. « Totalitarisme », c’était le mot de Mitch, qui comparait toujours ici et Pyongyang. Mais pas de culte de la personnalité, non, pas besoin : Ils étaient invisibles mais omniprésents, insaisissables et sans visage.
La route semblait n’exister que pour longer la côte. Pas de poteau indicateur, pas de borne kilométrique. Elle n’allait nulle part ; rien à relier. Elle louvoyait seulement pour un effet pittoresque. Il n’y avait pas de ville, pas besoin. Partout un peu la ville et un peu la campagne. Aucun centre administratif, pas vraiment de fonctionnaires, à peine un Etat : Ils étaient le territoire dont chaque hectare était pareil à une sentinelle à Leurs ordres. Leur contrôle était absolu, c’était ce qu’avait asséné Mitch un peu plus tôt, et à présent ses mots raisonnaient dans l’esprit d’Abby.
Il n’y avait pas de problème. C’était une gentille fille, mais Ils pouvaient l’avoir supprimée. Il se demandait.
Quand il en eut assez de marcher, il retourna chez lui.
Abby était retourné chez lui par habitude, par réflexe, mais il n’avait rien à y faire. Peut-être un peu de rangement : le jardin était un vrai capharnaüm.
Voilà ! et c’était bien plus beau le soir, au soleil couchant. Il avait bien arrangé ses fleurs. Il aurait presque pu se sentir satisfait. Si genesis revenait, elle serait ravie de son jardin au crépuscule. Une partie de lui-même refusait encore de croire en l’idée que Mitch avait infiltrée dans son esprit.
Le temps de jardiner et une invitation lui était parvenue. Une fête, une partie de plaisir organisée par quelque vague connaissance. Abby irait. Ce genre de réjouissance avait lieu presque chaque jour chez l’un ou l’autre. On ne vivait que de fêtes, par ici. Même s’il préférait d’habitude s’isoler avec genesis pour s’étreindre encore et encore, ce soir-là, il avait le besoin de se changer les idées.
Ils toléraient les réunions publiques, toutes les fêtes, parfois orgiaques ; Ils les encourageaient, même, comme tous les débordements, malgré quelques touches de pruderie par-ci par-là pour paraître respectables. Mitch le lui avait déjà expliqué : « l’opium du peuple ». Et puis Ils se savaient intouchables.
Ecrasée sous la chape saturée et dense de musique synthétique vomie dans l’air ambiant par deux colossales enceintes d’anthracite, la fête battait déjà son plein. Une demi-douzaine de silhouettes dansaient vaguement sur la piste, et, un peu à l’écart, se tenaient trois ou quatre filles à demi nues et le corps couvert de tatouages comme des guerriers des mers du sud qui s’agitaient autour d’eux, poussant des cris surexcités de chouettes qui enrubannaient toutes les conversations. Abby jugea de bon ton d’enfiler un smoking blanc décontracté pour se fondre dans la masse. L’une d’entre elles au moins était un travesti, il en aurait mis sa main à couper.
Une des filles l’alpagua bien, mais il n’y avait rien à faire : il se morfondait pour genesis. Il ne pouvait détacher son esprit de l’idée qu’Ils l’avaient supprimée. Il se l’imaginait se débattant dans les arcanes du Système. Il la voyait prise dans la toile immense et semée de rosée gluante d’une araignée monstrueuse, qui, de ses petits yeux noirs et luisants de tueuse, froids et sans vie comme des onyx, examinait le corps inerte de son amour. L’Œil, c’était justement Leur emblème, et elle était leur proie.
Sur un coup de tête, il quitta la fête, et partit se mettre au lit. Il ne put détourner sa pensée du dégoût que lui inspiraient à présent les gadgets et les jouets de chez Bound’s (fournis avec Leur bénédiction ?) avec lesquels ils avaient pris tant de bon temps l’avant-veille encore. Il repensait aussi aux filles : ce culte du corps, de la beauté, de la jeunesse, et de la force physique dominatrice chez l’homme. C’était le système totalitaire, Mitch avait raison. Les gens disparaissaient du jour au lendemain, sans raison. Il avait lu Orwell, il y a longtemps, bien sûr.
Le lendemain matin :
— Mitch ?
— Ouais.
— Tu crois qu’ils ont supprimé genesis ?
— Pas de nouvelles depuis quand ?
— Trois jours.
— Elle t’avait rien dit ?
— « A demain. »
— Elle trafiquait ?
— Mais non !
— Des ennemis ? Des jaloux ?
— Mais non !
— Alors ils l’ont eue.
— Pourquoi ?
— Pfuit ! Comme ça !
— Comment ça, comme ça ?
— Est-ce que je sais ? Même ceux qui s’en sont sortis ne savent pas.
— On peut s’en tirer ?
— Ca dépend. Parfois. S’ils voient que t’as rien fait.
— Alors ça ira ?
— Oui et non, ils cherchent pas à savoir.
— Où est-elle ?
— Nulle part. Chez Eux. Supprimée. Résiliée.
— …
Trois quarts d’heure plus tard, Abby parcourait les planches rigoureusement alignées du ponton d’une marina, non loin de la plage où il avait vu Mitch la veille. Il n’admirait pas tellement les yachts rutilants qui s’exposaient là. Abby avait assez d’éducation pour trouver leur luxe tapageur vulgaire. Les habitants d’ici jouissaient d’un haut niveau de vie, peut-être le plus haut qu’aucune société humaine quelle qu’elle fût ait jamais connu. Les plus médiocres affichaient vêtements de luxe, bijoux en or et voitures de sport sans la moindre vergogne. Il n’y avait pas de pauvre au sens où on l’entend habituellement. L’abondance régnait.
Mais un beau jour, sur un cillement de l’un d’entre Eux, tout pouvait vous être retiré, jusqu’à la vie, et Abby en prenait à ce moment pleinement conscience. Il avait bien fait de dédier son existence au plaisir d’être avec genesis, sans trop de vanité pour les biens matériels. Mais même elle lui avait été retirée.
Il demeura un moment, les bras ballants, encore face à cette mer désespérément plate, à songer à cette existence devenue tout aussi vide sans elle. Il suffisait de pas grand-chose pour disparaître, et peut-être la rejoindre.
La mer, c’était un paysage omniprésent par ici, mais aucun moyen de s’échapper. Pas de remous, pas d’écueil ni de haut-fond, seulement Leur volonté qui s’exerçait sur un territoire qu’Ils façonnaient pour le rendre imperméable. Il y avait de quoi devenir fou.
Il eut envie de faire à son tour le geste malheureux qui ferait qu’il serait dénoncé et qu’il disparaîtrait lui aussi. Un peu plus loin, il y avait du monde, justement.
C’était une grande aire plane, où des gens se retrouvaient pour s’adonner à la création. Ils encourageaient la créativité : d’abord cela stimulait le commerce (et l’argent leur revenait toujours d’une façon ou d’une autre), ensuite, cela Leur permettait de sous-traiter les projets pharaoniques qu’Ils avaient parfois la lubie d’entreprendre. Mais tout cela se faisait dans les limites bien étroites qu’ils avaient prédéfinies. Il y avait bien toujours des expédients pour les dépasser, mais Ils s’en réjouissaient plutôt, et puis on retombait toujours assez vite dans les limites qu’Ils imposaient. En outre, cela occupait l’esprit.
Abby n’avait jamais eu ni l’envie ni le talent pour cela.
Il en était maintenant à se demander comment être effacé à son tour. Il songea à se mettre nu au milieu de tous ces gens et à glisser quelques invitations salaces aux femmes et aux hommes, avec des mots orduriers particulièrement bien sonnés. C’était sans doute un moyen parmi les plus efficaces pour Leur être dénoncé comme déviant et rapidement supprimé : c’était là l’un de Leurs paradoxes.
Sa décision fut vite prise.
En moins d’un tournemain il se retrouva complètement nu. Précédé par la masse énorme et pansue comme un muscle de son sexe, il marchait droit devant lui avec une démarche d’automate.
Il avait manqué de trébucher sur un gros cube de bois de sapin clair, propriété d’un type aux épaules cuirassées qui avait grogné quelque-chose en anglais, puis le noir total. Il s’était retrouvé dans un endroit inconnu de lui où tout était gris et où des gens parlaient, riaient et chantaient très haut.
On l’avait eu, cela avait été bien vite, et si tout allait comme prévu, d’ici trois jours, il aurait définitivement disparu. Il n’y avait plus qu’à attendre. Abby se sentait joyeux, nu autour de ces inconnus qui ne le remarquaient même pas. Il jouissait de ses derniers moments d’existence. Ses derniers mots se bousculaient dans sa tête avec frénésie, et il ne pouvait ni les choisir ni les ordonner, comme en extase. Mourir, c’était quelque-chose qui n’arrivait qu’une fois dans la vie, et il savourait cela, étrangement détaché.
Abby en était encore à enfiler les mots de sa dernière lettre à genesis (qui ne la recevrait sans doute jamais) comme autant de perles à un collier quand elle parut, sans que cela ne lui causât une réelle surprise. Plutôt de l’hébétement. Elle lui jeta presque aussitôt ces premiers mots depuis trois jours qui lui brisèrent le cœur : « ouf ! enfin ! trois jours sans connexion Internet ! tu te rends compte ? mais que c chiant ! tu m’as trop manqué ! tu vas bien mon chéri ? :-) »
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