Impacts
Les mouches, noires et bruyantes, tournent autour de son visage. 8 ans, peut-être 9. Je lui humecte le front, ses yeux clairs me regardent fixement, deux lacs de lumières dans sa peau noire. Je ne peux pas répondre à sa question muette. À côté de la case, le doc s’acharne sur son père, mais je doute qu’il arrive à le sauver. Plus loin, les cadavres, empilés sur le côté du chemin. Femmes, enfants, sa mère est sans doute là. Dans la chaleur humide, l’odeur commence, écoeurante, entêtante, à envahir l’air, comme un liquide visqueux qui empêcherait de respirer pleinement. L’enfant me regarde toujours, mais je n’ai pas de réponse. Je ne sais pas pourquoi.
« Oui ! »
J’ai sursauté, Doc ne devrait pas crier comme cela. Mais bon, visiblement, le papa va mieux. Je regarde ma montre, 16 heures. Plus qu’une heure avant que la milice ne revienne. Plus qu’une heure avant que nous soyons tous tués, si James n’est pas de retour avec ce foutu camion, pour nous évacuer.
12 personnes. Un camion. Il arrive dans 30 minutes, juste être patient. Je prends le pouls de l’enfant. Faible, filant. En état de choc. Ses yeux sont secs. Et bleus.
Comme ceux de Juliette. Quelle salope, cette Juliette, quand même, quand j’y pense. C’est stupide, mais je lui en veux toujours pour ce portrait, pour cette photo de moi qu’elle a trafiquée, pour le look d’amoureux ridicule qu’elle m’a donné, avec ces cheveux plaqués et ce bouquet de fleurs. J’ai vraiment l’air d’un plouc, d’un minable sur cette photo. M’enfin. De l’humour, à pas prendre mal, elle a dit. Et puis c’est moi, après tout, c’est mes yeux, ma bouche, mon front et même mon sourire. Peut-être que je suis minable, ridicule.
Peut-être que je suis ridicule, là, à surveiller les signes vitaux de ce gamin, alors que dans tout le pays des gens meurent, et que nos gouvernements ont l’air de s’en foutre. Peut-être que j’ai toujours été ridicule, à rêver d’être chevalier, gamin, à être secouriste, plus tard, quand mes copains baisaient à droite et à gauche, ridicule à passer du temps à bosser pour une association humanitaire, ici. Ridicule de croire en l’amour, je t’ai aimée, Juliette. Je t’aime toujours, en fait. Putain, ça pue, ici, l’odeur me pique les yeux, je me les essuie.
Doc me dit que j’en verrai d’autres. Que c’est déjà pas mal, d’avoir trouvé des survivants et de pouvoir les évacuer. Juliette, si tu me voyais, tu saurais que je ne suis pas nul, je ne suis pas le minable de la photo. Doc est inquiet pour l’enfant, il n’a pas l’air de réagir à la piqûre. Juliette, putain, j’avais peur. Quand je suis venu à la gare, par ce matin de janvier, je t’ai dit que j’étais pâle parce que je me sentais pas bien, que j’avais froid. C’était pas vrai. J’avais peur. Je savais que si je ne faisais pas quelque chose, j’allais devenir le bon copain, l’ami, le confident, mais pas l’amoureux, l’amant. Il fallait que je te dise mon amour, que je te voulais. Que je te désirais. Que je désirais même des enfants avec toi.
L’enfant se met à trembler. Ses yeux me fixent toujours. Et son père gémit, Doc retourne à son côté. Les autres restent là, assis, hagards. Brisés. Je dis à un vieillard de se mettre à l’ombre, au moins. Mais il reste sous le soleil accablant, comme s’il était déjà desséché, mort sur place, que son âme était partie avec celle des autres, là, au bord du chemin. Je mouille le bandage, je me sens inutile, à essayer de rafraîchir ce gamin maigre, décharné. Dans une semaine, si tout va bien, je serais bien au chaud, devant mon PC, en train de discuter sur MSN, et lui… s’il survit, il sera dans un camp, à bouffer des rations de survie, sans avenir.
MSN… et Juliette. Je devrais peut-être la bloquer. Bah, cela fait des mois que je me dis cela, que je devrais arrêter, ne plus la voir, tirer un trait. Oui, mais voilà, elle déprime, et je suis son ami. Je ne peux pas la laisser tomber. Pas maintenant, mais plus tard, il faudra bien. Mais pas de suite. Tu me manques, Juliette. J’ai toujours envie de toi, toujours envie de te voir sourire. Toujours envie de te voir heureuse, même si j’ai compris que ce ne serait jamais avec moi. Ton meilleur ami. Et merde.
Doc rouspète contre James. C’est vrai qu’il devrait être là. Le gamin a fini par fermer les yeux. Il respire calmement. Si calmement que j’ai pris son pouls, pour être sûr qu’il vivait encore. Le vieux est encore au soleil, il doit brûler, à l’intérieur. Et James qui devrait être là. Mais qu’est-ce qu’il fout ? Plus que 10 minutes.
Juliette, ma décision est prise. Quand je rentre, je t’annonce que je te quitte. Je n’en peux plus, d’être ton ami. D’être une bonne poire, plutôt. Ça va être dur, mais ce coup-ci, j’aurais le courage de le faire. Pas comme ce jour d’hiver, à la gare, où tu as pleuré à cause d’Alain, où je t’ai réconfortée, mais où je n’ai pas osé te parler, où je n’ai pas osé t’embrasser. Cette fois, je ferais ce qu’il faut, je te dirai ce que je ressens, et basta.
Là-bas ! Le camion arrive ! Enfin ! À quelques minutes près, c’était les miliciens. Je souffle. Marrant, je m’était pas rendu compte combien j’avais le ventre tendu et les épaules contractées. Les villageois se lèvent, même le vieillard se met à l’ombre ! Tout le monde parle en même temps, Doc murmure quelque chose, je ne sais quoi. Le gamin m’inquiète, j’ai l’impression qu’il ne respire plus. Je pose le stéthoscope sur sa poitrine.
Qui sait, peut-être, peut-être, on peut toujours croire aux miracles, peut-être, Juliette, que quand je te dirai la vérité, tu te rendras compte qu’en fait tu es attachée à moi, que tu m’aimes, que ton cœur m’appartient… on peut toujours rêver, non ?
De légers battements… légers mais bien là, son cœur bat, il vit toujours. Soulagé, j’ôte le stéthoscope et je me tourne vers Doc. Il murmure toujours. Des prières, je les entends, maintenant.
Du camion sortent des miliciens. Ils ne perdent pas de temps. Ils tirent, le vieillard s’écroule. Je me lève d’un bond. Une rafale me projette contre le mur de la case. Putain, ça fait mal.
Ça fait mal, Juliette, je sais que je ne te reverrais pas.
Tu sais, je n'étais pas un minable.