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Rencontre avec le Révérend (2)
Quand Anima et Yowa pénétrèrent dans son bureau, le Révérend était au téléphone. Il leur fit signe d'entrer et de s'asseoir dans les deux confortables fauteuils face à lui. Les deux femmes s'exécutèrent en silence.
« C'est donc lui, le Révérend », se dit Yowa. Face à la jeune mutante, se trouvait un Afro-Américain d'une quarantaine d'années, grand, aux gestes calmes, les tempes légèrement grisonnantes, portant un costume sombre impeccable. La santé, la force et l'assurance étaient ce qui le caractérisait au premier regard. Yowa éprouvait à le regarder un sentiment bizarre: était-elle déçue ou simplement surprise ? « Je le voyais pas comme ça, le Révérend. Je pensais que ce serait un vieux bonhomme en habit de pasteur avec une bible à la main et on dirait un businessman au téléphone. » Le mobilier au design moderne, l'ordinateur près du bureau et les tableaux abstraits au mur donnaient du crédit à cette impression.
Le Révérend parlait à son correspondant dans une langue que Yowa ne connaissait pas mais qu'Anima semblait comprendre.
« Anima vient d'arriver Pierre... Oui, elle a l'air en forme ... Elle est avec une jeune fille ... de l'Alliance, oui. Elle paraît un peu timide*. »
Tout en disant cela, il regarda Yowa avec douceur. Instantanément, les doutes et les questions de la jeune fille se calmèrent et elle se détendit, s'assit plus confortablement.
« Révérend, saluez Pierre de ma part.
- Anima te salue Pierre ... oui, ne t'inquiète pas ... nous t'attendons comme prévu ... profite bien de ce temps; tu nous manques. Au revoir, Pierre*. »
Le Révérend raccrocha.
Pendant un court moment, il regarda Yowa comme pour faire connaissance avec elle dans le silence. Il lui souriait avec bonhomie.
« Bonjour, Yowa.
- Euh ... bonjour monsieur.
- *large sourire* Tu sais, tu peux m'appeler « Révérend » comme tout le monde ici.
- D'accord mons... Révérend.
- Comment te sens-tu ?
- Hmm ... un peu bizarre. C'est un drôle d'endroit. Enfin, j'veux dire, je ne suis pas très habituée.
- Ce lieu peut devenir pour toi comme une maison, un port, le foyer où tu retrouves les tiens et c'est pour cela que je t'ai demandé de venir. »
Le Révérend posa son menton sur ses mains réunies et prit son temps pour parler.
« Qu'est-ce que l'Eglise, Yowa ? C'est la maison commune. Et quelle est notre foi ? Elle est foi en la vie. Elle est foi dans le présent et dans l'avenir. Le présent donne des promesses à l'avenir et nous n'avons pas le droit de ne pas les honorer. Ce sont les promesses d'un monde meilleur et ces promesses reposent dans nos gènes modifiés.
Mais le présent est aussi un temps de menaces car, comme toujours dans l'histoire, là où naît l'espoir, naît aussi le danger. Les mutants, qui sont la chance historique de l'humanité, peuvent aussi être sa perte. Et cela se produira si dans leur coeur germe la haine et la colère. Et la haine et la colère pousseront sur le sol de la persécution.
Je vois un avenir sombre, Yowa, et il a déjà commencé. Dans cet avenir, les mutants sont suspectés, traqués et contrôlés; dans ce temps terrible, les frères luttent contre les frères et la lumière de la liberté s'éteint peu à peu. Ce temps, je ne veux pas qu'il advienne et j'agis, avec les miens, pour que les mutants trouvent leur place et que le meilleur soit protégé du pire.
Telle est notre foi, telle est notre Eglise. »
On n'avait jamais parlé ainsi à Yowa. Un profond silence s'était fait en elle. Elle comprenait tout et elle percevait aussi que c'est autant à ce qu'elle était au présent qu'à son être à venir que le Révérend s'adressait.
« Il y a vingt ans, j'ai découvert une chose affreuse, Yowa, et cela a changé ma vie. Il y a vingt ans, j'étais un jeune chercheur en neurobiologie et je travaillais pour l'Armée. Je connaissais l'existence de mes pouvoirs mutants mais je n'en disais rien à personne, j'avais peur d'eux, Yowa, terriblement peur ! »
Et le regard du Révérend posé sur Yowa se fit plus sombre. « Comment sait-il !? », se dit-elle, et pendant une fraction de seconde, Yowa entendit hurler en elle les Ombres, elle faillit crier elle-même mais les voix disparurent aussitôt.
« Il y a vingt ans, j'ai découvert que l'Armée profitait de l'amendement Hutchinson-Barkley à la loi sur l'adoption pour se livrer à des expérimentations sur les jeunes mutants confiés à l'Etat fédéral. J'ai pu sauver une petite fille ... et un petit garçon et nous nous sommes enfuis tous trois là où personne n'a réussi à nous trouver pendant des années. »
« Anima, c'est Anima la petite fille ! »
« Et le garçon ? », poursuivit Yowa à haute voix malgré elle .
Anima ferma les yeux de manière douloureuse. Le Révérend répondit d'une voix douce.
« Il nous a quittés, Yowa ».
La jeune mutante n'osa pas demander si cela signifiait qu'il était mort ou qu'il était parti. Mais parti où ? et pourquoi ?
« Du temps a passé, Yowa, et aujourd'hui l'Eglise est installée ici, à la vue de tous. Nous avons des alliés, nous avons de l'argent, nous avons des ennemis mais nous avons de la force.
Le temps a passé mais ma foi et ma colère restent intactes. Protéger les jeunes mutants et d'eux-mêmes et des autres, voilà à quoi je livre l'essentiel de mes jours. Je leur enseigne, autant qu'il est en mon pouvoir, à devenir maîtres de leurs facultés. Mais le plus important de ce que l'on apprend ici, Yowa, c'est qu'on appartient à une communauté et qu'un mutant a toutes les raisons d'être fier de lui-même. Car l'ennemi le plus redoutable est un ennemi intérieur, et c'est la honte de soi.
- J'aimerais ... j'aimerais tant ne plus avoir peur de moi-même.
- Je sais, Yowa, et c'est pour cela que je t'ai demandé de venir me parler. Je ne veux pas qu'aujourd'hui, tu décides de nous rejoindre ou pas. Le choix engage et tu as besoin de temps et de solitude. Mais si tu le souhaites, tu as une place parmi nous, parmi tes frères et soeurs mutants.»
Anima avait posé sa tête nonchalamment sur le dossier du fauteuil et elle regardait Yowa en souriant doucement mais son esprit semblait pris ailleurs dans quelque remémoration.
« Tant de secrets, tant de souffrance. La vie est-elle donc si terrible et si riche ? », se demanda Yowa.
Alors, il se produisit quelque chose de déconcertant.
« Anima, j'aimerais voir Yowa de mes yeux, dit le Révérend.
- Comment ?!
- Oui, s'il te plaît ...
- Mais ... ! »
Yowa sentit que quelque chose était en train de la dépasser. Anima la regarda mais tout autrement que tout à l'heure: c'est comme si elle tâchait de la sonder et de faire le tour d'elle-même sans un geste. Yowa se sentit épiée pendant un court instant par des milliers d'yeux intérieurs.
« Yowa est encore jeune, elle ne maîtrise pas pleinement ses pouvoirs, Révérend.
- J'ai confiance en elle, Anima. Je veux la voir. »
Anima soupira.
« Comme vous voulez, Révérend. »
Elle sembla hésiter un dernier instant puis se leva et fit signe à Yowa.
« Viens, suis-moi. »
Yowa, abasourdie, se leva. Avant de quitter la pièce, elle se tourna une dernière fois vers le Révérend. Il lui sourit et lui fit un geste de la main amical.
« Mais que se passe-t-il, Anima ?, demanda Yowa alors qu'elles marchaient dans un couloir.
- Tu vas comprendre, Yowa. Tout va devenir très clair. »
« Pourquoi donc s'adresse-t-elle à moi d'un ton aussi dur ? Elle paraît avoir changé instantanément. Est-elle si implacable au combat ? ». Yowa perçut bien plus vivement que lors de son arrivée qu'elle était surveillée. Elle ne voyait nulle caméra, les lieux étaient déserts et calmes mais ses sens démentaient cette apparence.
Elles entrèrent dans une sorte de salle à manger occupée principalement par une grande table, des chaises, quelques meubles bas et des fleurs séchées. Anima se plaça en un certain endroit et resta immobile. Soudain, tout ce qui constituait la pièce disparut. Yowa poussa un cri: c'est en une toute autre pièce qu'elle se trouvait ! Des pupitres, des écrans, des calculateurs en occupaient la majeure partie et l'on percevait l'incessante activité de multiples intelligences électroniques.
Assis près d'une série d'écrans, se tenait un homme à la peau très sombre. Il s'était tourné vers elles à leur « arrivée » et ses yeux jaunes dévisageaient Yowa. Ses mains se terminaient par des ongles longs et effilés comme des griffes, sa musculature était puissante, sa posture avait quelque chose de menaçant.
« Bonjour, Kyle.
- Bonjour, Anima.
- Le Révérend veut voir Yowa.
- Il m'a prévenu ... Je viens avec vous.
- Tu es sûr que c'est nécessaire ?
- Je le veux, acheva le mutant de manière abrupte. »
A peu près à l'emplacement où se trouvait la porte de la salle à manger qu'Anima et Yowa avaient franchie, se trouvait maintenant une porte blindée.
« Par ici, Yowa, fit Anima en s'approchant de la porte. »
Pendant qu'elle composait un code sur un clavier et posait sa main sur un écran à reconnaissance tactile, Kyle s'était approché de Yowa. Il lui souffla à l'oreille:
« Si tu tentes quoi que ce soit, je te tue immédiatement. »
Yowa sentit un long frisson lui parcourir le dos. Anima, qui avait perçu les paroles de Kyle, le regarda d'un air désapprobateur mais quelque chose disait à Yowa qu'Anima n'agirait pas autrement que Kyle et cette pensée l'effraya.
La porte s'ouvrit lentement dans un chuintement.
Anima entra, Yowa la suivit.
Un homme était allongé dans un lit. Non, ce n'était pas un homme, c'était un corps. Pas un corps, un cadavre, l'ombre de l'homme que Yowa avait vu tout à l'heure devant elle. De ce corps partaient des fils, des tuyaux qui le reliaient aux machines actives, anonymes et presque silencieuses qui le maintenaient en vie. Un drap était posé sur ses jambes, le torse et la poitrine supportaient une sorte de cercueil électronique, le crâne était enserré dans un casque, la bouche et les narines occupées par des tuyaux, seuls les yeux paraissaient vivants. Et ils étaient voilés par la tristesse. Mais quand ils se tournèrent vers Yowa qui s'était approchée comme un automate, ce voile se déchira pour laisser place à un peu de joie.
« Bonjour, Yowa, entendit-elle en son esprit. A nouveau, bonjour. Si je le pouvais, je te prendrais dans mes bras parce que tu es comme mon enfant et que tu as beaucoup souffert. Mais me voilà, tel que tu me vois. Plus mort que vivant. Un esprit dans un tombeau, un fantôme. C'est dans tes yeux, dans l'amour que je porte aux miens que je suis réel, tu comprends ?
- Mais ... mais Révérend, ce n'est pas possible. Comment ... comment ?
- Je ne t'ai pas tout dit, tout à l'heure. Je fus une fois retrouvé par nos ennemis. Oui, nous avons été retrouvés dans ce lieu que je croyais secret. Et j'ai gagné ce combat, Yowa, vois-tu ? Mais ce fut au prix de mes forces, qui lentement m'ont quitté. Les forces de mon corps, Yowa, tu comprends ?
Ne pleure pas, mon enfant, non ne pleure pas. Je suis vivant, j'ai une espérance et un combat, j'ai la meilleure des familles. Ne pleure pas. »
« Mais pourquoi je pleure ? pourquoi je pleure ? », se disait Yowa, secouée par les sanglots. Anima s'approcha d'elle et posa sa main doucement sur sa nuque.
« Petite Yowa, il est temps de rentrer chez toi, de te reposer, poursuivit le Révérend. Tu as beaucoup vu aujourd'hui, beaucoup entendu. Va. Tu reviendras me voir, si tu le veux, et nous parlerons ensemble. Nous avons des choses à nous dire. »
Comme Yowa pleurait toujours, Kyle l'avait prise dans ses bras puissants et l'avait raccompagnée, avec Anima, jusqu'aux portes de l'ascenseur. Une fois qu'il l'eut posée à terre, Anima s'agenouilla devant Yowa pour lui parler à sa hauteur. Elle passa avec tendresse sa main sur ses joues pour effacer ses larmes puis elle prit ses deux mains entre les siennes.
« Yowa, aujourd'hui, tu portes un secret, des questions et un choix. C'est beaucoup mais je sais que tu seras à la hauteur. Je veux que tu saches que quelle que soit ta décision, tu resteras pour nous une amie. »
Et elle l'embrassa sur le front.
« L'ascenseur est arrivé, dit Kyle ».
Yowa entra. Dernière vision de Kyle, sombre et résolu, et d'Anima, puissante et grave, côte à côte. Les portes se fermèrent. « Oh, mon coeur ... je ne sais plus si je suis heureuse ou malheureuse ».
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*: en français dans le texte
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