Sacrifice
Seuls les gestes des bardes ou les récits lus auprès d’un feu vous feront croire qu’il peut y avoir ne serais-ce qu’une once de beauté dans une bataille. Bien des combattants tombés pour défendre la citadelle du Donjon de Fer en ce funeste jour sont aujourd’hui des héros, chantés et admirés par les descendants de ceux qui ont survécu. Mais il n’en demeure pas moins que cette journée fut des plus cruelles et des plus funestes pour la Maison Blanchétoile.
C’est à l’instant où l’espoir naissait dans les cœurs de chaque homme et chaque femme combattant pour le Duché de Norsel qu’ils durent affronter une horreur des plus indicibles. Leurs propres compagnons d’armes, tombés à leurs côtés, se relevaient pour livrer à nouveau bataille. Mais cette fois, ils combattaient avec l’ennemi.
Les soldats en étaient réduits à tailler en pièces les dépouilles de leurs anciens amis, voire des membres de leur propre famille. Le chaos se fit absolu, personne ne sachant plus vraiment si celui qui faisait face devait être affronté ou non. Le duc et son vieux compagnon Raenel combattaient dos à dos, leurs lames lancées dans un ballet mortel.
Dans la plaine s’étendant au pied de la citadelle, Flammargent faisait des ravages. A peine son souffle ardent avait il balayé les rangs ennemis qu’il les déchiquetait de ses griffes acérées. Un nuage sombre se rapprochait de lui. A mesure qu’il était plus proche, le Dragon réalisa la sinistre vérité : une nuée d’ombres à l’apparence de chauve-souris et aux yeux rougeoyants fondait sur lui.
Il se battit avec une férocité et une rage inégalables. Ses flammes et ses griffes provoquaient un carnage parmi les créatures volantes. Mais elles étaient en grand nombre, et à chaque blessure qu’elles lui infligeaient, le vénérable dragon se sentait un peu plus faible. Bientôt, il ne put lancer ses sortilèges qu’avec grande peine. En un dernier élan, il parvint à s’élever dans les airs, avant de s’écrouler finalement, écrasant sous sa masse nombre de morts-vivants…
Une vague de découragement parcouru les rangs de la Maison Blanchétoile. L’espoir avait cédé le pas à la résignation dans les cœurs de chacun. Mais tous savaient à quel point chaque minute gagnée pouvait se révéler cruciale. Les Frères du Givre, réduits à une poignée, encourageaient leurs compagnons d’armes par des chants à la mémoire des héros passés, tombés face aux morts-vivants.
Le Duc Krell distingua un faucon, s’élevant loin au dessus du champ de bataille. Le signal. Enfin… Balayant la vallée du regard, le Seigneur ne vit qu’une masse innombrable de créatures impies. A ses côtés, seules quelques dizaines d’hommes et de femmes combattaient encore. La bataille était perdue, la citadelle tomberait bientôt. Les fuyards étaient sans doute loin d’être à l’abri, mais au moins les morts-vivants se trouvaient-ils désormais tous dans la vallée.
La voix du Duc s’éleva par dessus le tumulte du champ de bataille. « Au cristal ! ». Aidé des gardes loups, il se replia en direction de la Tour de Givre. Les morts-vivants les pressaient, débordant leurs rangs et tentant de leur couper la route. Chaque pas en direction de la Tour devenait plus difficile que le précédent. Chaque seconde semblait une éternité. Mais il fallait réussir, coûte que coûte.
Arrivés à la tour, seuls deux Gardes Loups et leur capitaine étaient encore aux côtés du Duc. Ce dernier jeta un dernier regard au champ de bataille. Sa sœur, dernière parmi la Fraternité du Givre, fut engloutie par la horde des morts-vivants. Avec elle tombait le dernier défenseur du Donjon de Fer. Les yeux du Duc s’embuèrent. Le Duché de Norsel n’était plus. Sa famille était presque entièrement réduite à néant. Un instant d’hésitation…
- Monseigneur ! Allez-y nous allons essayer de tenir la porte le temps nécessaire…
La voix du vieux loup borgne ramena le Duc à la réalité.. Ce n’était pas le moment de baisser les bras. La mort des siens ne devait pas rester inutile. Il le leur devait : en tant que Duc, il était autant à leur service qu’eux au sien. Un hochement de tête. Un échange de regards. Les deux hommes se connaissaient suffisamment pour qu’il n’y ait pas besoin d’autres mots. Tout était déjà dit.
Tandis que les derniers Gardes Loups tentaient désespérément de tenir les morts vivants hors de la Tour de Givre, le duc s’enfonça dans les profondeurs de celle-ci. Les Chevaliers des Arcanes avaient travaillé des jours durant à l’élaboration de ce cristal, constitué de glace élémentaire pure. Le Duc avait jusque là espéré ne pas avoir à se servir de l’artefact, mais c’était désormais le dernier espoir de ceux qui s’étaient échappé avant l’attaque.
Il arriva dans la salle, dont les murs étaient recouverts d’une fine couche de glace. Un épais tapis de neige crissait sous ses pas. Il entendit le choc de lames, plus hauts dans l’escalier. Raenel et ses hommes faisaient de leur mieux pour contenir l’ennemi, scandant le nom de la Maison Blanchétoile. Le Duc était désormais face au cristal, qui reposait sur une petite colonne de pierre.
Sa lame se leva. Un instant, il repensa à tous les instants merveilleux qu’il avait passé au sein du Duché de Norsel. Les images de sa femme, de son fils, mais aussi de ses frères, sœurs, cousins, amis… Tant d’instants merveilleux. Tant de vies qui s’étaient arrêtées si abruptement. Ses pensées se tournèrent vers ceux qui étaient désormais loin d’ici, que son geste mettrait à l’abri de leur bourreau. Son bras s’abaissa, au moment où le dernier Garde Loup était projeté dans la pièce par son adversaire… La lame familiale heurta le cristal… L’explosion fut assourdissante.
La terre trembla. Des pans entiers de la Citadelle s’effondrèrent. Les nécromants, sûrs de leur victoire, se regardèrent, inquiets. La montagne sur laquelle s’appuyait le Donjon de Fer vibra. Puis vint le froid. Une lueur bleutée émanait de la Tour de Givre, tandis qu’une vague glaciale balayait le vallée toute entière, anéantissant toute vie – ou non vie – sur son passage.
Quelques heures plus tard, un faucon se posait sur l’étrange tombeau de glace éternelle, qui avait immortalisé les vestiges de cette bataille. Le Val des Loups, nom donné en hommage au courage de ses défenseurs, était enfin en paix…
Fin
Ou plutôt... commencement, car c'est ici que débute l'histoire des survivants de la Maison Blanchétoile, et leur quête pour restaurer ce qui fut leur autrefois.
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