|
Morgann se plaqua contre le mur, haletante, les côtes douloureuses. Elle étouffa un juron. Ils s’étaient faits avoir ! Elle porta la main à son flanc gauche et grogna au contact du sang chaud. Elle perdait rarement son sang froid, mais malgré elle, elle ne pu s’empêcher quelques mots peu délicats. Elle se demanda à quel moment leur plan avait mal tourné. Elle sentit l’humidité du mur dans son dos et réprima une moue de dégoût. Cet endroit était sinistre et puait la mort. Une nausée lui souleva le cœur mais il lui fallait continuer. Elle était seule désormais. Ils avaient perdu la trace de Kasa en premier. Aux douzièmes douves. Un bruit sourd. Elle s’était retournée, il n’était plus là. Igg et elle avaient continué, s’épaulant, mais quand les cinq hommes leur étaient tombés dessus, ils n’avaient pu s’entraider très longtemps. Igg avait crié, pendant qu’il les tenait à distance. C’était elle qui devait aller jusqu’au bout, il fallait donc qu’elle se sauve. Elle ne voulait pas le laisser seul face à ces hommes, mais elle avait suffisamment de bon sens pour savoir que si elle restait, leur mission était vouée à l’échec. Et malgré sa blessure, elle s’était élancée, se fondant si bien dans l’obscurité moisie de cette prison. Elle avait évité de justesse une autre patrouille. Sa lame était rouge de sang mais ce n’était pas l’heure des remords. La mort rôdait alentour, et quitte à ce qu’elle sévisse, il valait mieux que ce soit quelqu’un d’autre qui en pâtisse. Sans réfléchir, elle courait vers son objectif premier : arriver à sa salle. Mais avant l’ultime passage dangereux, elle avait senti un souffle glacial et compris que la porte du couloir s’était refermée. Elle calma ses palpitations tant bien que mal, en essayant d’habituer ses yeux à l’obscurité désormais totale. Il y avait juste le murmure du vent entre les pierres froides.
« Crrrr… » Elle sursauta. Bon sang, mais qu’est-ce qui se passait ici ! Elle n’avait plus aucune liaison avec les autres. Elle ne savait rien d’eux, s’ils allaient bien ou pas. Mais ce n’était pas le moment. Ils avaient été formés à ce genre de situation. La mission d’abord.
Elle ne su exactement ce qui attira son attention. Soit elle avait un sixième sens, soit elle était protégée. Ou dans ce cas précis, les deux. La lame s’enfonça sans bruit avant même que l’homme ne la touche. Il s’effondra dans un bruit sourd. Elle se pencha, pour vérifier qu’il était bien mort. Un coup de pied lui suffit. Elle le fouilla alors. Il avait peut-être quelque chose qui pourrait lui être utile. Soudain elle eut un mouvement de recul. Ce n’était pas un homme en face d’elle... mais une femme ! Et jeune selon la douceur de sa peau. Morgann ne se laissa pas perturber outre mesure par cette découverte et fut contente de trouver une sphère lumineuse dans la poche de la jeune femme. Elle la saisit, prononça les paroles nécessaires puis respira à nouveau quand la lumière doucement bleutée se répandit alentour. Elle aurait bien étudié le cadavre à ses pieds, mais le temps lui manquait. Elle vit juste une mèche blonde s’échapper d’une capuche noire. Ce fut tout. Sans un regard en arrière elle continua sa route. Elle passa le dernier piège sans autre difficulté. Arrivée devant la septième porte, elle se concentra. Igg n’était plus là. Comment allait-elle s’y prendre pour ouvrir ça ? Le bois devait faire plus de cinquante centimètres d’épaisseur et il était recouvert de métal de son côté à elle. Il n’y avait aucune poignée, ni verrous. Elle appuya ses mains contre la porte. C’était glacé. Elle arrêta brusquement tout mouvement, retint sa respiration. Des pas ! Des pas qui s’approchaient ! Elle ne battit pas un cil. Puis son cœur se glaça. Les pas étaient de l’autre côté de la porte ! Ce n’était pas possible ! Ce n’était pas possible ! Elle se figea tandis que les pas stoppaient, juste de l’autre côté. Il y eut un léger bruissement puis la porte s’ouvrit devant elle. Et malgré tout ce qu’elle avait déjà pu voir dans sa vie, son cœur manqua un battement. La pièce était entièrement recouverte de bois rouge. Au centre, sur un socle de sable qui tenait comme par enchantement – et c’était certainement le cas - un faisceau de lumière effectuait une rotation régulière, parsemée de poussières dorées et de... pétales de roses. Mais Elle… Elle se tenait dans les airs, scintillait dans les lueurs incandescentes du faisceau. Parfaitement taillée, d’une splendeur incroyable, plus grande que ce qu’elle avait imaginé dans ses rêves les plus fous. Légèrement irisée, dans des éclats d’argent et d’améthyste, La Pierre d’Awnn se tenait devant elle.
Awnn ? Elle n’y pensait que maintenant ! Pourquoi ce fichu gamin s’appelait-il ainsi ? Et pourquoi n’avait-elle pas fait le rapprochement plus tôt ? Elle s’arracha à ce spectacle et chercha du regard celui qui lui avait ouvert, quasi certaine de découvrir celui qui occupait ses pensées depuis quelques jours. Un sourire aux lèvres, adossé contre le mur, les bras croisés, Awnn lui souriait. Il lui fit un petit geste avec la main, lui désignant ainsi la pierre, comme s’il avait toujours su ce qu’elle devait faire en ce jour. Elle ne dit rien, lui jeta un regard lourd de sous-entendus et de non dits puis s’approcha du centre de la pièce. Le socle était protégé par un autre rayon lumineux, rouge cette fois-ci. Elle retint son souffle avant de mettre le premier pas dans cette lumière sanguine. Une douce chaleur se répandit alors dans tout son être et elle vit la pierre cesser de tourner sur elle-même pour se figer devant elle, comme si elle l’observait.
Ce fut comme dans un rêve. Elle sembla devenir élastique, se remodela et pris la forme d’une rose. Elle s’inclina doucement devant Morgann avant de reprendre sa forme initiale. Sans réfléchir davantage, elle la saisit et la mit en sécurité dans une bulle de verre, soigneusement serrée dans son pourpoint. Elle fit demi-tour, ne s’étonna qu’un bref instant de se retrouver seule dans cette pièce et franchit le seuil de la porte. Elle courut le long du couloir, évitant les pièges en sens inverse, remarqua avec un frisson que le corps de la jeune femme avait disparu, sans aucune trace. Et tandis qu’elle s’approchait de la surface, un cri lui enleva toute couleur.
« - Mini… » Ca ne pouvait qu’être lui. Ce hurlement aigu… Sans tenir compte du sang qu’elle perdait, elle accéléra sa course, faillit se faire avoir par un garde amoché qu’elle envoya mordre la poussière. Elle avait cette espèce de détermination dans le regard qui faisait reculer n’importe qui. Elle était résolue, appartenait à ces gens qui n’ont pas d’états d’âme et se donnent dans l’absolu de leurs convictions. Elle trouva encore la force de se hisser à bout de bras au-dessus de l’entrée du fort, assénant un coup de pied étourdissant à l’homme qui avait tenté de la saisir. Un couteau lancé, planté au milieu de son cou lui apprit à jamais que Morgann la funeste ne se laissait toucher par personne. Elle continua son ascension le long de la paroi du fort. La lune sortait de son couvert et répandait ses rayons argentés sur la colline endormie et la triste silhouette de cette forteresse lugubre. Elle s’accrocha à une meurtrière et scruta la cour intérieure.
« - Par Artio ! » Cela lui avait échappé.
Mini était attaché à un piquet au milieu de quelques gardes et d’un homme en soutane, capuche relevée. Ils installaient un bûcher autour de lui tout en essayant de le faire parler avec des méthodes barbares qui lui donnèrent la nausée. Un corps inerte attira son attention sur la droite. Son cœur se serra à nouveau.
« - Mérix… » Murmura-t-elle.
Son cerveau fonctionnait rapidement, elle cherchait tous les possibles pour se sortir de cette situation. Il fallait d’abord qu’elle s’occupe de Mini. Elle ne se laissa pas submerger par son ressenti et réfléchit. Elle pouvait tenter de les endormir tous, profitant de cet instant pour récupérer le lurikeen mal en point. Une main sur son épaule. Elle se retourna vivement mais retint sa lame au dernier moment. Frann se tenait derrière elle, méconnaissable. Il était brûlé sur certaines parties du corps, il avait un œil vitreux et sa jambe gauche semblait avoir du mal à bouger.
« - Tu les endors. Je tire, tu prends mini et on y va. »
« - Et Mérix ? »
« - Je m’en occupe. » Morgann acquiesça et sans attendre se mit à incanter. La lumière chaude qui se répandit entre ses mains lui redonna un peu de force. Le sort partit, fulgurant, percutant de plein fouet tous les hommes présents. Frann banda son arc et commença à tirer tandis qu’elle descendait le long d’une échelle. Elle courut jusqu’à Mini, le détacha, vit qu’il était presque inconscient et le mit sur son épaule. Il grogna lorsqu’une plaie à vif entra en contact avec le pourpoint métallique de la jeune femme. Sans demander son reste, elle s’élança, féline, vers les portes du fort, grandes ouvertes. Sans un bruit, elle fila dans la nuit. Mini s’était évanoui et au bruit des armes derrière elle, elle comprit que l’action de son sortilège touchait à sa fin. Elle finit par arriver à la clairière où ils avaient laissé leurs montures. Elle constata avec bonheur que les chevaux de Kasa, Igg et Algor manquaient. Ils s’en étaient tirés, c’était l’essentiel ! Elle entreprit de soigner rapidement le lurikeen. Ensuite, elle installa Mini sur son destrier, le maintint solidement alors qu’il reprenait doucement conscience, puis envoya le cheval au galop. Il connaissait sa route, et s’ils partaient maintenant il ne leur arriverait rien : la chasse à l’homme n’avait pas encore commencé.
Elle se retourna et vit arriver Frann tenant par la taille Mérix. Il était vivant ! Décidément, cette histoire ne tournait pas aussi mal qu’elle le croyait. Mais sa joie fut de courte durée. Mérix n’était pas mort, pas encore. Mais il s’en fallait de peu. Vu son état et sa constitution, elle comprit vite quelle était la solution. Frann aussi le comprit. Ils se regardèrent pendant qu’elle essuyait sa lame, déterminée, farouche.
« - Dépêchez-vous. On se reverra. »
« - Sois prudente… » Le regard fixe et dur qu’elle posa sur lui le fit frissonner. Comment cette femme pouvait-elle être à la fois si belle et si dure ? Il pria pour ne jamais avoir affaire à elle à un moment quelconque de son existence.
Sans attendre, Morgann grimpa sur sa jument. Elle allait au devant des hommes pour donner du répit à ses frères d’armes, le temps de mettre Mérix en sécurité. L’homme à la capuche menait la battue. C’était lui qu’elle visait. Dès qu’il fut à sa portée, elle incanta, mais l’homme avait de bons réflexes. Les sorts partirent en même temps. Morgann crut que ses poumons allaient exploser tandis qu’une chaleur insupportable se répandait dans tous ses membres. Elle eut cependant la satisfaction de voir son adversaire grimacer de douleur et porter la main à son épaule gauche sous le coup de son attaque. Elle ne voyait même pas ses yeux mais se dit qu’il en était de même pour lui. Il ne savait absolument pas à qui il avait affaire. Sa longue pèlerine la camouflant entièrement, il était loin de supposer que c’était une femme qui avait osé voler la Pierre d’Awnn et tuer à elle seule une quinzaine de ses hommes. Il jura entre ses dents dans un dialecte que Morgann ne comprit pas. Il lança quelques directives d’un ton sec. Morgann ne le comprit pas mais sa voix et son intonation suffirent à ce qu’elle prenne au sérieux cet homme là. Sans plus attendre, elle fit demi-tour et partit au galop. C’était une épreuve contre le temps, contre les nerfs, où la persévérance était une bonne alliée. Elle galopait, le vent glacé s’infiltrait dans son armure, s’appliquait sur sa peau remplie de sueur. Chaque pas que faisait l’animal lui enfonçait un couteau dans les côtes.
« - Diancecht, aide-moi… »
Les dieux ne pouvaient pas la laisser tomber dans un moment pareil. Elle accéléra, nonobstant le feu qui sévissait dans ses entrailles. Mais malgré tout, le sorcier gagnait du terrain. Elle ne prit pas peur mais se dit qu’il était bien possible finalement qu’elle meure ce soir. Dans un espoir vain, elle fit bifurquer sa monture subitement à droite, coupant par la rivière. Mais comme si l’homme avait anticipé sa décision, il fit de même et tous deux se retrouvèrent face à face dans la rivière. Sans qu’elle ait eut le temps de réagir, il lui asséna un coup avec son bâton qui la fit tomber dans l’eau, à moitié assommée. Elle se redressa rapidement et lança un sort de petit dommage sur la bête de son adversaire, juste assez puissant pour que l’animal se cabre, faisant tomber son cavalier dans l’eau. Ils étaient désormais seuls au milieu de l’eau fraîche. Il attaqua le premier, mais ne fit qu’une estafilade sur la joue de la jeune femme. Sa capuche tomba à la renverse et l’homme ne pu empêcher un cri de surprise de franchir le seuil de ses lèvres. Une femme ! Et quelle femme ! C’était la plus belle qu’il ait jamais vu ! Elle se tenait devant lui, sans aucune peur, déterminée, fine, les cheveux détachés, volant au vent. Du sang coulait sur sa joue mais elle avait des yeux remarquablement beaux… et haineux quand elle le regarda fixement. Il ne pensait pas qu’un jour il trouverait une créature celtique à son goût. Il eût un petit rire et ce fut là son erreur. Morgann lui décocha un coup de poings dans la mâchoire. L’homme releva la tête, lui aussi désormais privé de sa capuche. Du sang coulait de sa bouche et il avait un sourire mauvais. Morgann n’en crut pas ses yeux ! Cet homme avait… un air d’elfe mêlé au viking. Elle se dit que ce genre de rencontre ne se produisait qu’une fois dans une existence. Elle se mit alors à psalmodier un sortilège sous la lune et l’homme fut projeté à quelques mètres. Sans trop savoir pourquoi, elle se laissa guider par son instinct et sortit la flûte qu’Awnn lui avait donné. L’homme parut reconnaître l’objet avec une sorte d’incrédulité et d’horreur. Il essaya de se jeter sur elle pour l’empêcher d’user de cette flûte, mais déjà elle la portait à ses lèvres et commençait à jouer ce qu’elle appelait non sans aigreur sa funeste berceuse. Elle se sentit s’élever à nouveau dans les airs, comme la première fois, comme si son cœur ne battait plus et ne lui appartenait plus non plus. Ses cheveux s’allongeaient et se répandaient comme un halo tout autour de son visage superbement blême. L’homme poussa un hurlement et boucha ses oreilles tandis que la mélodie s’élevait sous la voûte céleste. Il ne pouvait plus rien faire, et à mesure que la musique s’insinuait dans son corps, brûlant chaque organe, il sentait l’oxygène lui manquer. Ses yeux se révulsèrent, du sang se mit à couler en abondance de sa bouche. A chaque note, Morgann sentait la mort de cet homme approcher. Il la sentait aussi parce qu’il essaya de la supplier. Mais elle ne pouvait plus rien faire. La flûte guidait ses pas et elle ne contrôlait plus rien. Malgré elle, elle jouait, et c’est les yeux baignés de larmes qu’elle entendit l’ultime hurlement de l’homme, puis le silence. Le silence. C’était fini. Elle retomba dans l’eau, à genoux, pleurant comme jamais elle n’avait pleuré de sa vie.
Elle n’avait jamais tué quelqu’un comme ça. Lorsqu’elle sortit de sa torpeur, elle tremblait comme une feuille et l’eau de la rivière était comme un fleuve sanglant. Elle se redressa, poussa un gémissement quand la plaie fut en contact avec l’air libre. Elle était à bout. Mille questions se bousculaient dans sa tête. Un nouveau pourquoi mourut sur ses lèvres. Alors qu’elle se mettait péniblement debout, la dépouille de l’homme attira son attention. Il avait l’air brûlé par endroits et sa soutane était déchirée. Un haut le cœur lui vint subitement lorsque son regard se posa sur une marque qu’il avait à l’épaule. Elle crut qu’elle allait tomber. Non. C’était impossible. Elle s’approcha, espérant faire erreur, mais non. Elle l’aurait reconnue entre mille.
La Marque Interdite.
Dans son dos, au niveau de l’épaule gauche, il avait une sorte de dessin qui brillait sous la lune. C’était comme une croix épineuse rouge et noire sur laquelle étaient écrites de minuscules inscriptions dans une langue interdite. Morgann toucha du bout du doigt la marque qui devint rouge sang et recula comme si elle s’était brûlée. Elle sortit de la rivière en titubant, s’arrêta sur la berge et vomit ses tripes. Elle était secouée de spasmes violents. Cette marque elle la connaissait. Elle la connaissait bien.
Elle avait la même.
|