Orca - Hibernia - Le chant des ombres

 
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Ombre descendante sur les monts d’argent.
La belle relève la tête. Sombrement elle scrute l’horizon. Ses longs cheveux noirs flottent dans le vent sous la lune montante. L’air qui s’engouffre fait voler sa longue cape, vert triste.
Elle murmure ce qui n’a de sens que pour elle-même et fait s’envoler une multitude de pétales. Le ciel se teinte de rose au-dessus d’elle. Elle sort une minuscule flûte de glace de sa poche et s’assied sur un rocher, au bord de l’eau. La mélodie se fait alors doucement entendre dès lors que la belle mit en bouche ce simple objet. Des notes d’une tristesse infinie qui ne s’envolent vers nulle part. Alentour la nature se tait, le vent se fait discret, la lune se fait mère. Sa musique déchirante est maudite. Elle glace le cœur de celui qui s’approche trop près, dessèche celui de celle qui se montre curieuse, étouffe les rumeurs de celui qui cherche à savoir.
« Vole…vole… tristement.. . Révèle ton éclat. Vole.. Vole… Enfant… Vole… Au delà du temps. Vole… »
Un craquement de brindilles. Sans un mouvement, les notes s’arrêtent. Imperceptiblement, quelque chose a changé. La jeune femme se sait épiée. Elle se redresse, écarte lentement les bras, et faisant corps avec le sol, se met à incanter. Une faible lueur dorée s’échappe de ses mains, et une bulle protectrice se forme autour d’elle. Sans se retourner, elle déclare doucement :
« - Que cherches-tu ? Cela fait trois jours que tu me suis. Que me veux-tu ? »
L’individu sort alors de son couvert et s’approche prudemment de la belle celte.
« - T’écouter. » Lui répondit une voix étonnamment douce.
« -Qui es-tu enfant ? Pourquoi es-tu seul ? » Sur ces mots, elle se retourna pour détailler son interlocuteur. Un petit garçon, d’environ huit ans, se tenait sans la moindre crainte devant elle. Il avait des boucles plus noires que la nuit sans lune et des yeux étranges, à la limite du violet. Cet enfant ne ressemblait à aucun autre. Ses vêtements miteux laissaient à penser qu’il était davantage vagabond que paysan. Il releva la tête, et la fixa un long moment sans mot dire.
« - Je suis Awnn. » Finit-il par répondre simplement.
Si la jeune femme fut étonnée de voir cet enfant se tenir naturellement face à elle, serein, et surtout protégé de sa musique, elle n’en laissa cependant rien paraître. Elle se rassit et se remit à jouer tandis que l’enfant venait s’asseoir à ses côtés. Le temps suspendit son envol, et nul ne sait combien de temps ils restèrent ainsi, sous la lune, les cheveux au vent. Enfin, la belle demanda :
« -Vas-tu me suivre ce soir encore ?
- Certainement.
- Pourquoi ?
- Pourquoi pas ? »
La jeune femme se leva et se dirigea vers sa jument qui broutait paisiblement sous un arbre. Elle vérifia que tout était en ordre, puis sans un mot attrapa l’enfant et le hissa sur la selle. Fouillant dans une sacoche, elle lui tendit ensuite une pomme. Puis elle se mit en selle également, l’enfant adossé contre sa poitrine. Ainsi installés, au milieu de la nuit noire, ils chevauchèrent pendant plus d’une heure pour arriver à Ardee. Elle descendit la première, attacha sa jument, et aida Awnn à descendre. Elle prit son sac et lui tendit un petit paquet qu’il prit immédiatement. Silencieusement, ils pénétrèrent dans l’auberge. La tavernière, à son comptoir, inclina poliment la tête à leur égard. Ses yeux s’attardèrent sur l’enfant.
« - Bonsoir Morgann.
- Bonsoir Felemu» Lui fit-elle simplement. Elle s’approcha, récupéra la clé qu’elle lui tendait, et s’apprêtait à monter les escaliers lorsque cette dernière demanda :
« - Tu veux un chocolat petit ? » L’enfant acquiesça. La femme sourit et fit un clin d’œil à la celte.
« J’vous apporte un plateau repas mamzelle Morgann, j’suis sûre que ni vous ni le petit n’avez mangé ce soir ! » Morgann sourit et la remercia.
« - Je crains que vous ne soyez dans le vrai. » Ils montèrent. La chambre était petite, sombre et simple. Une grande fenêtre ouverte par laquelle le vent tiède s’engouffrait occupait tout un mur. Sur la gauche se tenait une petite commode avec une carafe d’eau, et au centre de la pièce, adossé contre un mur, le lit de bois.
Morgann se changea, se rafraîchit avec l’eau de la carafe et était en train de débarbouiller Awnn quand Lexie frappa doucement à leur porte pour leur donner le plateau repas. La celte remercia la lurikeen, lui souhaita une bonne soirée et referma la porte. Elle finit de s’occuper de l’enfant, lui passa une grande chemise de lin qui lui arrivait presque aux pieds puis leur servit à tous deux une grande tasse de chocolat chaud. Il y avait un gâteau aux raisins et de la confiture des baies ardentes. Ils mangèrent en silence. Une fois le plateau vidé, Morgann le déposa et vint s’allonger sur le lit. Elle regarda l’enfant.
« - Qui es-tu ? »
« -Awnn. » Lui répondit-il en s’asseyant en tailleur face à elle.
Maintenant qu’il avait mangé, bu et était propre, le garçon lui paraissait encore plus singulier. Il était mince, gracieux, possédait une peau diaphane qui contrastait avec le noir de ses cheveux. Evaluant sa constitution, il lui sembla impossible que cet enfant l’ait suivie pendant trois jours, la rattrapant au bout de quelques heures à peine lorsqu’elle partait à cheval.
« - Tu as raison. » Lui dit-il, comme s’il avait lu dans ses pensées.
« - Que veux-tu dire ? »
Ce regard, ces cheveux, cette situation… Il y avait quelque chose d’anormal, mais pas d’inquiétant avec ce garçon. Elle n’était pas étonnée mais cherchait à comprendre.
« - Je viens t’aider. »
« - M’aider ? » Elle haussa un sourcil.
« - Il est écrit que Morgann la barde aura besoin d’Awnn et que ce jour là, il sera là. Ce jour est aujourd’hui. Et je suis ici. »
Avant qu’elle ne pose la question qui éveillait sa curiosité, il y répondit :
« - Awnn devait être envoyé pour Morgann. Je suis ici. Je n’ai pas d’avant important sans toi. Mais un après avec Nous. J’ai été vu pour la première fois du côté d’Innis. Plus tard on parla d’un enfant précoce à Ardagh, qui marchait comme un homme alors qu’il n’avait pas un an. Puis vint l’Enfant sauvage. Et aujourd’hui je suis Awnn. »
Morgann réfléchit à toute vitesse. L’Enfant sauvage, oui, elle en avait entendu parler. Un vagabond qui subsistait on ne sait comment, ami des bêtes et de la nature. Elle ne pouvait raisonnablement pas garder cet enfant avec elle. Elle était une solitaire, nomade, en fuite perpétuelle, à la recherche de son destin. Elle passait des jours et des nuits en trop grande quantité aux combats, son cœur était de pierre. Elle était appréciée pour sa droiture, sa raison, sa rigueur et surtout son efficacité. Elle n’avait pas d’attaches. Ses mélodies étaient maudites. Elle partait au combat sans espoir, sans vie qui l’attendait ailleurs. Elle se donnait corps et âme à son art, faisait retentir ses notes meurtrières quand l’ennemi se faisait voir. Elle était condamnée à semer la tristesse et la douleur sur son passage. Lorsque le combat était fini, elle sortait sa flûte et entre les gémissements, faisait s’envoler sa musique. Ceux qui n’étaient pas encore morts savaient qu’à cet instant présent ils ne reverraient jamais la couleur de leur ciel ni le sourire des êtres qu’ils aimaient. Elle était une triste berceuse, un oiseau chantant. Un oiseau de mauvaise augure. Grande, fine, les cheveux noirs, vêtue de noire, sur une jument noire. Peu nombreux étaient ceux qui n’éprouvaient pas un certain malaise en la voyant. Mais cet enfant... il était assis devant elle, son regard intense fixé sur elle. Il paraissait serein, sûr de lui, comme si ce qui se produisait était inéluctable.
Il coupa court à ses pensées en disant :
« - Tu n’es plus seule Morgann. Ta musique est pour moi, elle me fait vivre. » Il s’allongea alors contre elle et ferma les yeux.
« -Tu finiras par comprendre. » Et il s’endormit.
Morgann resta éveillée longtemps cette nuit là, contemplant le petit corps blotti contre le sien. Que penseraient ses frères d’armes s’ils la voyaient ? Morgann la funeste qui dormait avec un enfant… Elle soupira, passa le problème sous tous les angles une fois de plus, puis en vint à la conclusion que son esprit serait certainement plus clair le lendemain.
Epuisée, elle finit elle aussi par s’endormir.

Lorsque Morgann s’éveilla, le soleil était bien haut dans le ciel. Elle avait une drôle d’impression, comme un rêve inachevé. Puis elle se souvint. L’enfant. La flûte. Les silences. Elle se redressa d’un coup et regarda autour d’elle. La chambre était déserte et tout avait l’air normal. Elle se dit alors que sa mémoire lui jouait un sale tour et que la prochaine fois qu’elle irait boire un coup à Howth, elle ne se laisserait plus tenter par l’élixir de troll antique. Elle se leva et s’étira, un sourire aux lèvres, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Elle s’habilla rapidement puis descendit. Ardee était déjà bien réveillée et lancée dans son commerce quotidien. Ici et là, on pouvait croiser toutes sortes de personnes venues acheter du matériel, des vêtements, ou simplement se balader. Le hall de la taverne était bizarrement désert. Seule Lexie était présente, nettoyant quelques tables, préoccupée. Morgann sortit discrètement et alla préparer sa jument. Elle longea la rivière sur un ou deux kilomètres puis dépassa le cercle féerique. Alors elle descendit, se déshabilla et plongea dans l’eau. Il faisait chaud et cela lui fit du bien. Elle devait partir le lendemain pour Breifine alors elle profitait de ses derniers instants de sérénité. Un mouvement sur sa droite attira son attention. Elle se raidit. Son instinct lui soufflait que c’était sans danger, mais sait-on jamais. Lentement, elle se retourna, prête à bondir hors de l’eau si nécessaire. Elle se pétrifia en voyant l’enfant assis sur la berge qui la regardait. Comme il avait capté son regard, il lui fit un petit signe de la main. Elle lui répondit machinalement, les yeux rivés aux siens. Elle n’avait pas rêvé ! Ce petit bout d’homme en face existait bel et bien,et il la suivait toujours. Elle se souvint de sa folie passée et se demanda ce qu’elle allait bien pouvoir faire. Elle sortit de l’eau et s’approcha. Il ne dit rien mais lui tendit un petit paquet. Elle le prit, surprise.
« - Qu’est-ce ? »
Il ne répondit pas. Elle ouvrit et écarquilla les yeux de stupéfaction. Soigneusement emballée, une flûte de cristal scintillait sous le soleil. Elle était minuscule et extrêmement fine. En l’effleurant du doigt, elle sentit des inscriptions tout le long. Elle regarda de plus près et pu voir, gravé en lettres d’argent, son prénom. Elle n’en revenait pas. Où Awnn avait-il bien pu se procurer une chose pareille ? C’était très beau et surtout précieux. Elle fut touchée plus qu’elle ne l’eût voulu. On ne lui avait jamais rien offert. Elle jeta un regard interrogateur à l’enfant puis lui tendit la flûte.
« - Je ne peux pas accepter Awnn. Tiens. »
Mais l’enfant la regarda avec un sourire.
« - Je ne peux pas la reprendre. Je n’en étais que le messager. Elle t’est revenue, comme prévu. Tu ne pourras pas t’en séparer, car nul n’est destiné à y toucher. Si par mégarde quelqu’un s’aventurait à vouloir la posséder, elle se réduirait à jamais en poussière. »
Comme pour illustrer cette réplique aux allures prophétiques, la flûte scintilla dans des tons rouges, menaçante, lorsque Awnn avança vers elle sa main.
« - Tu vois, elle ne te quittera plus. Elle t’a retrouvée. »
Et il partit en souriant. Morgann jeta à nouveau un œil à l’instrument, perdue. Quand elle voulu questionner l’enfant, celui-ci avait disparu. Morgann resta là quelques instants, troublée. Elle, si inébranlable habituellement, était en proie à des interrogations encore inconnues. Mais qui était ce fichu gamin pensa-t-elle. Depuis quatre jours qu’il était rentré dans sa vie, elle sentait s’amorcer quelque chose, elle sentait que cela bougeait en elle.
Et pour la première fois de sa vie, elle commença à douter. Un pourquoi avide de réponses mourut sur ses lèvres. Revenant à la réalité, elle se dit qu’il était nécessaire de confectionner un étui pour pareille merveille. Elle coupa quelques roseaux, arracha une ou deux lianes ainsi qu’un bout de bois dur et se mit à l’ouvrage. A l’aide d’un petit couteau et de petits liquides aux vertus cachées, elle finit par confectionner une petite boite en bois, extrêmement rigide et assez jolie au final. Elle fit un sortilège d’incassabilité, mais lorsqu’elle voulu y ranger la flûte, quelque chose d’étrange se produisit. Malgré elle, ses mains refusaient d’enfermer l’instrument. Ce n’était pas rationnel et assez puéril. Elle fronça les sourcils et recommença. Il lui était impossible de refermer ce satané étui. Agacée par son comportement, elle ferma les yeux et poussa un profond soupir, faisant appel à tout son esprit d’analyse. Elle sentit alors une douce chaleur s’insinuer en elle, et comme un besoin irrépressible de faire naître le chant de cet objet. Sans réfléchir, elle porta la flûte à ses lèvres et se mit à jouer.
Il n’y eut plus alors ni jour, ni nuit. Ni monde, ni fin. La musique pénétrait chaque recoin de son corps, s’infiltrait dans sa pudeur, ses rêves. Les notes s’emmêlaient à ses cheveux, caressaient ses espoirs secrets. Son coeur cessa de battre quelques instants. Tout ne fut plus que lumière et chaleur. Elle ne sut même pas comment se nommait cette couleur qui s’épanouissait autour d’elle. Ses pieds ne touchaient plus le sol, ses cheveux s’allongeaient en flottant dans les airs. Les yeux fermés, la vie en suspend, cœur silencieux, elle jouait. Enfin, elle s’arrêta et lâcha la flûte. Ce fut un choc brutal. Elle retomba sur le sol, la poitrine en feu, le souffle court…
Elle reprit doucement conscience du monde réel. Il pleuvait. Elle était allongée sur le sol, brûlante, une douleur atroce dans la poitrine. Sa tête lui tournait. Elle sentit son pouls redevenir normal, l’oxygène circuler à nouveau normalement dans ses veines. Mais elle n’avait pas la force de bouger. Lorsque enfin elle pu se relever, elle avait perdu toute notion du temps et à la limite, cela lui importait peu. Elle chercha la flûte et la vit soigneusement posée dans son étui. Quand elle le saisit, il se referma doucement. Elle ne chercha même pas à comprendre pourquoi et comment. Depuis quelques jours, les évènements n’avaient pas besoin d’être expliqués. Elle prit la bride de sa jument et fit quelques pas à ses côtés, décidant qu’il valait mieux pour elle qu’elle rentre à pied. Cela lui aérerait l’esprit. Elle se concentra alors sur sa mission du lendemain, la bataille qui guettait à Breifine. Durant les heures qui suivirent, pas une seule fois elle ne repensa à l’incident de cette journée. « Il est un temps pour tout, et demain c’est la bataille qui aura besoin de moi… »
(Gaffe, elle a oublié de se rhabiller en sortant de l'eau.

Beau texte, en tout cas : j'aime cette appréciation du "battlebard" comme étant un "oiseau de mauvaise augure". Perso, cette histoire de flûte commence à me foutre les jetons : c'est bon signe !)
Quand elle pénétra dans l’enceinte de Druim Ligen, elle repéra tout de suite le groupe qui se tenait discrètement sous l’escalier sur la droite. Un rapide coup d’œil lui permit de constater qu’ils étaient tous là. Sans bruit, elle s’approcha, fit un petit signe de tête au lurikeen qui la regardait en souriant.
« - Ahh ! Enfin Bella ! Je commençais à m’inquiéter. Trois mois sans nouvelles, et en plus tu es en retard ! »
« - Je ne suis jamais en retard Mini. Tiens le toi pour dit. » Répondit-elle d’un ton peu amène. Algor, le celte sur sa gauche, esquissa un sourire.
« - Morgann et sa bonne humeur… Content que tu sois là. »
Ils étaient six au total. Mini, l’ombre taquine, Algor et Merix, les celtes, Igg et Frann, les elfes, et Kasa, le firbolg. Elle était la seule femme, mais ce détail ne semblait pas important. Comme à leur habitude, Igg et Mérix partirent à voix basse dans une grande explication théorique et tactique. Algor écoutait attentivement, intervenant de temps à autre. Frann était dissimulé par l’ombre de l’escalier, adossé contre le mur. C’était un grand archer aux cheveux d’argent, au visage très doux. En le voyant ainsi, on avait du mal à imaginer que sa réputation le précédait sur les territoires ennemis. Frann, de son vrai nom Safrann, était de la même étoffe que Morgann: ces êtres taciturnes, peu engageants, qui n’ont l’air de rien mais qui sont impitoyables au front. Son regard croisa celui de la jeune femme et sans un mot ils se comprirent. Il ne lui demanderait pas, à l’inverse de Mini, de raconter sa vie, et ce qui s’était passé durant les trois derniers mois où aucun d’eux n’avait eu de ses nouvelles. Elle était toujours au rendez-vous. C’est ce qui comptait. Mini, quant à lui, recomptait pour la énième fois ses poisons dans un bavardage ininterrompu. De temps à autre il pinçait Morgann, juste pour voir. Kasa souriait intérieurement, sentant la crise arriver.
Morgann se demandait parfois ce qui les liait tous. Ils étaient pourtant très différents, et malgré ça, les années ne les avaient pas séparés. Elle avait connu Algor en premier, lorsqu’elle était allée étudier l’art de soigner à Connla. Elle ne se destinait pas à exceller en la matière mais c’était un passage obligé. Elle avait toujours eu un côté asocial et ne s’était donc liée avec personne. Algor, de quelques années son aîné, l’avait rencontrée, un jour où elle faisait de la harpe sur une colline. Il lui avait offert de partager son repas et ils avaient un peu parlé. Une véritable amitié était née entre eux au fil du temps, et lors de sa première bataille, c’est à ses côtés qu’elle avait défendu le royaume. C’est aussi par lui qu’elle avait connu les autres. Algor s’était marié trois ans auparavant et elle avait fini par accepter d’y aller, mal à l’aise de devoir affronter tant de gens. C’est suite à une démonstration de différents arts de combats que la troupe avait voulu qu’elle les rejoigne. Mini avait juré :
« - Bon Dieu ! J’ai jamais vu une femme se battre comme ça ! » Il avait même mis deux doigts dans sa bouche pour la siffler. Frann s’était alors approché, lui aussi, et avait fini par sourire. A la fin de la démonstration, il lui avait tendu une petite chevalière sur laquelle était gravé un croissant de lune.
« - Si tu acceptes ce bijou, tu feras partie des nôtres. A la vie, à la mort, au front et dans le besoin. Si tu refuses, je te prierais de ne jamais révéler que nous pouvons être autre chose que des amis. » Elle le jaugea pendant un bref instant, regarda tour à tour les autres puis attrapa la bague. Elle la glissa à son doigt et hocha la tête.
« - Je ferais en sorte de ne jamais vous décevoir. »
Et tout avait commencé. Les escapades en pleine nuit, les actions secrètes au service du royaume, les primes de chasse à l’homme, ... Leur mot d’ordre était discrétion et efficacité. Personne ne devait savoir ce qu’ils faisaient. Ainsi, la douce compagne d’Algor, Ettya, ignorait tout de leur double vie et des risques qu’ils encouraient souvent.
Morgann se concentra sur le plan établi par ses partenaires. Mais lorsque Mini s’amusa une fois de plus à la pincer, en l’espace d’un instant il se retrouva les pieds dans le vide, le col de sa tunique accroché au bout de la lame de Morgann.
« - Je ne suis pas d’humeur luri. » Elle le laissa se balancer dans les airs quelques instants avant de le reposer sur le sol.
« - Tu ferais mieux de t’occuper de tes foutus poisons. » Mais Mini ne prit pas la mouche, au contraire. Il partit d’un grand rire de gorge et se moqua d’elle ouvertement.
« - Ahh.. Bella ! Ce caractère… Un jour tu seras mienne, tu verras… Quoi qu’en disent les autres, je sais qu’on est fait l’un pour l’autre ! »
Kasa se mit à rire à son tour en marmonnant quelque chose de peu délicat à propose de certaines proportions et de voix de castrat. Morgann lui jeta un regard noir et dit entre ses dents :
« - Quand vous aurez fini de jouer aux gamins de quatorze ans, on pourra peut-être se mettre au boulot… »
Comme deux garnements pris en faute, ils se rapprochèrent, penauds, pour écouter les instructions. Elle pu entendre vaguement dans son dos quelque chose qui ressemblait à « aucunsensdelhumourcellelàjtejure ». Elle sourit malgré elle en se disant qu’elle se sentait étrangement légère depuis quelques jours. Mais la perspective de leur future mission calma ses élans de sympathie. Elle se renfrogna et commença à évaluer la prise de risque de cette sortie.
« - Ce sera serré Mérix. On n’est que sept, ne l’oublie pas. »
« - Je le sais. Mais normalement, leur patrouille devrait s’absenter à 23h40. Mini nous confirmera leur direction. Frann se postera au sommet de la tour une fois qu’on sera entrés, Igg dégagera l’entrée après que tu aies immobilisé tout le monde. Kasa et moi, on vous couvrira. Et Algor veillera sur nos petites fesses. Dès que vous pourrez descendre, vous irez au donjon Kasa, Igg et toi. Ne vous trompez pas de porte ! Selon les plans et les renseignements, c’est au troisième sous-sol. Il y a au total vingt gardes qui assurent la surveillance des geôles. Le principe est de ne pas donner l’alerte et d’agir en silence. Si vous pouviez en tuer le moins possible, ça m’arrangerait. Ma mère a un sixième sens pour ces trucs là et j’ai pas envie de l’avoir sur le dos en rentrant. »
Tous esquissèrent un sourire mais hormis Mini, personne ne se permit de rire vraiment. Ils savaient tous que Mérix vivait toujours chez sa mère pour s’occuper d’elle et qu’il lui était dévoué. C’était un champion, habitué aux combats sanglants et sa mère était une femme sainte qui le forçait à se repentir dès qu’il rentrait d’une bataille.
« - Bien. » Reprit-il. « Pas de lumière arrivés au troisième sous-sol ! Vous vous éclairerez grâce au bâton d’Igg. Au bout du couloir de gauche, faites attention au panneau coulissant. Il est déclenché par l’enfoncement d’une dalle marquée au sol. Casa, tu ne passeras pas, tu assureras leur sécurité au cas où des renforts arriveraient. Une fois cet obstacle franchi, vous compterez les portes. C’est la septième. La moindre erreur peut nous être fatale. Igg, tu useras de tes sorts pour ouvrir la porte et créer une bulle protectrice autour de vous. Morgann, tu rentreras dans la cellule et tu appliqueras ton chant des complaintes libres. Elle sera au milieu. Si elle s’incline, c’est bon. Sinon, on aura échoué. Dans tous les cas, vous n’aurez pas beaucoup de temps pour faire l’aller retour. On essayera de maintenir votre sécurité à l’extérieur du fort. Mais dès que ce sera trop juste, il faudra fuir par l’ouest. D’accord ? »
Tous hochèrent la tête.
Morgann resta songeuse tandis que Mérix continuait de donner des détails. Ils avaient déjà accompli des missions périlleuses mais elle ne se sentait pas très à l’aise. Elle avait un drôle de pressentiment.
Une fois les explications terminées, le départ fut décidé. Elle rabattit sa capuche noire sur sa tête et monta en selle. Frann lui jeta un coup d’œil en coin et la complimenta sur son élégance naturelle à faire corps avec cette bête qu’elle seule savait monter. Elle lui répondit que certaines espèces pouvaient parfois se comprendre dans leur mauvais caractère. Il sourit. Le soleil commençait à chauffer doucement quand ils prirent la route. Frann et Mini était en tête et Mérix et Kasa fermaient la marche. Elle écoutait d’une oreille distraite la discussion d’Igg et d’Algor, jusqu’à ce que ce dernier lui demande ce qu’elle avait. Elle tourna la tête et le regarda dans les yeux.
« - Rien. Pourquoi ? »
« - Tu n’as pas l’air confiante pour ce soir. »
« - C’est possible. »
« - C’est bien ce qui m’inquiète, ça ne t’était jamais arrivé… »
« - Il faut une première à tout. » Algor fronça les sourcils tandis que Morgann faisait accélérer sa monture pour être un peu à l’écart des autres. Quelque chose ne tournait pas rond, elle le sentait. Mais tant qu’elle ne savait pas ce que c’était, elle ne voulait pas en parler. Et comme le destin lui jouait de drôles de tours ces derniers temps, elle estima qu’il était vraiment préférable de se taire.
Elle chevaucha ainsi, en silence jusqu’en fin d’après-midi.

Morgann se plaqua contre le mur, haletante, les côtes douloureuses. Elle étouffa un juron. Ils s’étaient faits avoir ! Elle porta la main à son flanc gauche et grogna au contact du sang chaud. Elle perdait rarement son sang froid, mais malgré elle, elle ne pu s’empêcher quelques mots peu délicats. Elle se demanda à quel moment leur plan avait mal tourné. Elle sentit l’humidité du mur dans son dos et réprima une moue de dégoût. Cet endroit était sinistre et puait la mort. Une nausée lui souleva le cœur mais il lui fallait continuer. Elle était seule désormais. Ils avaient perdu la trace de Kasa en premier. Aux douzièmes douves. Un bruit sourd. Elle s’était retournée, il n’était plus là. Igg et elle avaient continué, s’épaulant, mais quand les cinq hommes leur étaient tombés dessus, ils n’avaient pu s’entraider très longtemps. Igg avait crié, pendant qu’il les tenait à distance. C’était elle qui devait aller jusqu’au bout, il fallait donc qu’elle se sauve. Elle ne voulait pas le laisser seul face à ces hommes, mais elle avait suffisamment de bon sens pour savoir que si elle restait, leur mission était vouée à l’échec. Et malgré sa blessure, elle s’était élancée, se fondant si bien dans l’obscurité moisie de cette prison. Elle avait évité de justesse une autre patrouille. Sa lame était rouge de sang mais ce n’était pas l’heure des remords. La mort rôdait alentour, et quitte à ce qu’elle sévisse, il valait mieux que ce soit quelqu’un d’autre qui en pâtisse. Sans réfléchir, elle courait vers son objectif premier : arriver à sa salle. Mais avant l’ultime passage dangereux, elle avait senti un souffle glacial et compris que la porte du couloir s’était refermée. Elle calma ses palpitations tant bien que mal, en essayant d’habituer ses yeux à l’obscurité désormais totale. Il y avait juste le murmure du vent entre les pierres froides.
« Crrrr… » Elle sursauta. Bon sang, mais qu’est-ce qui se passait ici ! Elle n’avait plus aucune liaison avec les autres. Elle ne savait rien d’eux, s’ils allaient bien ou pas. Mais ce n’était pas le moment. Ils avaient été formés à ce genre de situation. La mission d’abord.
Elle ne su exactement ce qui attira son attention. Soit elle avait un sixième sens, soit elle était protégée. Ou dans ce cas précis, les deux. La lame s’enfonça sans bruit avant même que l’homme ne la touche. Il s’effondra dans un bruit sourd. Elle se pencha, pour vérifier qu’il était bien mort. Un coup de pied lui suffit. Elle le fouilla alors. Il avait peut-être quelque chose qui pourrait lui être utile. Soudain elle eut un mouvement de recul. Ce n’était pas un homme en face d’elle... mais une femme ! Et jeune selon la douceur de sa peau. Morgann ne se laissa pas perturber outre mesure par cette découverte et fut contente de trouver une sphère lumineuse dans la poche de la jeune femme. Elle la saisit, prononça les paroles nécessaires puis respira à nouveau quand la lumière doucement bleutée se répandit alentour. Elle aurait bien étudié le cadavre à ses pieds, mais le temps lui manquait. Elle vit juste une mèche blonde s’échapper d’une capuche noire. Ce fut tout. Sans un regard en arrière elle continua sa route. Elle passa le dernier piège sans autre difficulté. Arrivée devant la septième porte, elle se concentra. Igg n’était plus là. Comment allait-elle s’y prendre pour ouvrir ça ? Le bois devait faire plus de cinquante centimètres d’épaisseur et il était recouvert de métal de son côté à elle. Il n’y avait aucune poignée, ni verrous. Elle appuya ses mains contre la porte. C’était glacé. Elle arrêta brusquement tout mouvement, retint sa respiration. Des pas ! Des pas qui s’approchaient ! Elle ne battit pas un cil. Puis son cœur se glaça. Les pas étaient de l’autre côté de la porte ! Ce n’était pas possible ! Ce n’était pas possible ! Elle se figea tandis que les pas stoppaient, juste de l’autre côté. Il y eut un léger bruissement puis la porte s’ouvrit devant elle. Et malgré tout ce qu’elle avait déjà pu voir dans sa vie, son cœur manqua un battement. La pièce était entièrement recouverte de bois rouge. Au centre, sur un socle de sable qui tenait comme par enchantement – et c’était certainement le cas - un faisceau de lumière effectuait une rotation régulière, parsemée de poussières dorées et de... pétales de roses. Mais Elle… Elle se tenait dans les airs, scintillait dans les lueurs incandescentes du faisceau. Parfaitement taillée, d’une splendeur incroyable, plus grande que ce qu’elle avait imaginé dans ses rêves les plus fous. Légèrement irisée, dans des éclats d’argent et d’améthyste, La Pierre d’Awnn se tenait devant elle.
Awnn ? Elle n’y pensait que maintenant ! Pourquoi ce fichu gamin s’appelait-il ainsi ? Et pourquoi n’avait-elle pas fait le rapprochement plus tôt ? Elle s’arracha à ce spectacle et chercha du regard celui qui lui avait ouvert, quasi certaine de découvrir celui qui occupait ses pensées depuis quelques jours. Un sourire aux lèvres, adossé contre le mur, les bras croisés, Awnn lui souriait. Il lui fit un petit geste avec la main, lui désignant ainsi la pierre, comme s’il avait toujours su ce qu’elle devait faire en ce jour. Elle ne dit rien, lui jeta un regard lourd de sous-entendus et de non dits puis s’approcha du centre de la pièce. Le socle était protégé par un autre rayon lumineux, rouge cette fois-ci. Elle retint son souffle avant de mettre le premier pas dans cette lumière sanguine. Une douce chaleur se répandit alors dans tout son être et elle vit la pierre cesser de tourner sur elle-même pour se figer devant elle, comme si elle l’observait.
Ce fut comme dans un rêve. Elle sembla devenir élastique, se remodela et pris la forme d’une rose. Elle s’inclina doucement devant Morgann avant de reprendre sa forme initiale. Sans réfléchir davantage, elle la saisit et la mit en sécurité dans une bulle de verre, soigneusement serrée dans son pourpoint. Elle fit demi-tour, ne s’étonna qu’un bref instant de se retrouver seule dans cette pièce et franchit le seuil de la porte. Elle courut le long du couloir, évitant les pièges en sens inverse, remarqua avec un frisson que le corps de la jeune femme avait disparu, sans aucune trace. Et tandis qu’elle s’approchait de la surface, un cri lui enleva toute couleur.
« - Mini… » Ca ne pouvait qu’être lui. Ce hurlement aigu… Sans tenir compte du sang qu’elle perdait, elle accéléra sa course, faillit se faire avoir par un garde amoché qu’elle envoya mordre la poussière. Elle avait cette espèce de détermination dans le regard qui faisait reculer n’importe qui. Elle était résolue, appartenait à ces gens qui n’ont pas d’états d’âme et se donnent dans l’absolu de leurs convictions. Elle trouva encore la force de se hisser à bout de bras au-dessus de l’entrée du fort, assénant un coup de pied étourdissant à l’homme qui avait tenté de la saisir. Un couteau lancé, planté au milieu de son cou lui apprit à jamais que Morgann la funeste ne se laissait toucher par personne. Elle continua son ascension le long de la paroi du fort. La lune sortait de son couvert et répandait ses rayons argentés sur la colline endormie et la triste silhouette de cette forteresse lugubre. Elle s’accrocha à une meurtrière et scruta la cour intérieure.
« - Par Artio ! » Cela lui avait échappé.
Mini était attaché à un piquet au milieu de quelques gardes et d’un homme en soutane, capuche relevée. Ils installaient un bûcher autour de lui tout en essayant de le faire parler avec des méthodes barbares qui lui donnèrent la nausée. Un corps inerte attira son attention sur la droite. Son cœur se serra à nouveau.
« - Mérix… » Murmura-t-elle.
Son cerveau fonctionnait rapidement, elle cherchait tous les possibles pour se sortir de cette situation. Il fallait d’abord qu’elle s’occupe de Mini. Elle ne se laissa pas submerger par son ressenti et réfléchit. Elle pouvait tenter de les endormir tous, profitant de cet instant pour récupérer le lurikeen mal en point. Une main sur son épaule. Elle se retourna vivement mais retint sa lame au dernier moment. Frann se tenait derrière elle, méconnaissable. Il était brûlé sur certaines parties du corps, il avait un œil vitreux et sa jambe gauche semblait avoir du mal à bouger.
« - Tu les endors. Je tire, tu prends mini et on y va. »
« - Et Mérix ? »
« - Je m’en occupe. » Morgann acquiesça et sans attendre se mit à incanter. La lumière chaude qui se répandit entre ses mains lui redonna un peu de force. Le sort partit, fulgurant, percutant de plein fouet tous les hommes présents. Frann banda son arc et commença à tirer tandis qu’elle descendait le long d’une échelle. Elle courut jusqu’à Mini, le détacha, vit qu’il était presque inconscient et le mit sur son épaule. Il grogna lorsqu’une plaie à vif entra en contact avec le pourpoint métallique de la jeune femme. Sans demander son reste, elle s’élança, féline, vers les portes du fort, grandes ouvertes. Sans un bruit, elle fila dans la nuit. Mini s’était évanoui et au bruit des armes derrière elle, elle comprit que l’action de son sortilège touchait à sa fin. Elle finit par arriver à la clairière où ils avaient laissé leurs montures. Elle constata avec bonheur que les chevaux de Kasa, Igg et Algor manquaient. Ils s’en étaient tirés, c’était l’essentiel ! Elle entreprit de soigner rapidement le lurikeen. Ensuite, elle installa Mini sur son destrier, le maintint solidement alors qu’il reprenait doucement conscience, puis envoya le cheval au galop. Il connaissait sa route, et s’ils partaient maintenant il ne leur arriverait rien : la chasse à l’homme n’avait pas encore commencé.
Elle se retourna et vit arriver Frann tenant par la taille Mérix. Il était vivant ! Décidément, cette histoire ne tournait pas aussi mal qu’elle le croyait. Mais sa joie fut de courte durée. Mérix n’était pas mort, pas encore. Mais il s’en fallait de peu. Vu son état et sa constitution, elle comprit vite quelle était la solution. Frann aussi le comprit. Ils se regardèrent pendant qu’elle essuyait sa lame, déterminée, farouche.
« - Dépêchez-vous. On se reverra. »
« - Sois prudente… » Le regard fixe et dur qu’elle posa sur lui le fit frissonner. Comment cette femme pouvait-elle être à la fois si belle et si dure ? Il pria pour ne jamais avoir affaire à elle à un moment quelconque de son existence.
Sans attendre, Morgann grimpa sur sa jument. Elle allait au devant des hommes pour donner du répit à ses frères d’armes, le temps de mettre Mérix en sécurité. L’homme à la capuche menait la battue. C’était lui qu’elle visait. Dès qu’il fut à sa portée, elle incanta, mais l’homme avait de bons réflexes. Les sorts partirent en même temps. Morgann crut que ses poumons allaient exploser tandis qu’une chaleur insupportable se répandait dans tous ses membres. Elle eut cependant la satisfaction de voir son adversaire grimacer de douleur et porter la main à son épaule gauche sous le coup de son attaque. Elle ne voyait même pas ses yeux mais se dit qu’il en était de même pour lui. Il ne savait absolument pas à qui il avait affaire. Sa longue pèlerine la camouflant entièrement, il était loin de supposer que c’était une femme qui avait osé voler la Pierre d’Awnn et tuer à elle seule une quinzaine de ses hommes. Il jura entre ses dents dans un dialecte que Morgann ne comprit pas. Il lança quelques directives d’un ton sec. Morgann ne le comprit pas mais sa voix et son intonation suffirent à ce qu’elle prenne au sérieux cet homme là. Sans plus attendre, elle fit demi-tour et partit au galop. C’était une épreuve contre le temps, contre les nerfs, où la persévérance était une bonne alliée. Elle galopait, le vent glacé s’infiltrait dans son armure, s’appliquait sur sa peau remplie de sueur. Chaque pas que faisait l’animal lui enfonçait un couteau dans les côtes.
« - Diancecht, aide-moi… »
Les dieux ne pouvaient pas la laisser tomber dans un moment pareil. Elle accéléra, nonobstant le feu qui sévissait dans ses entrailles. Mais malgré tout, le sorcier gagnait du terrain. Elle ne prit pas peur mais se dit qu’il était bien possible finalement qu’elle meure ce soir. Dans un espoir vain, elle fit bifurquer sa monture subitement à droite, coupant par la rivière. Mais comme si l’homme avait anticipé sa décision, il fit de même et tous deux se retrouvèrent face à face dans la rivière. Sans qu’elle ait eut le temps de réagir, il lui asséna un coup avec son bâton qui la fit tomber dans l’eau, à moitié assommée. Elle se redressa rapidement et lança un sort de petit dommage sur la bête de son adversaire, juste assez puissant pour que l’animal se cabre, faisant tomber son cavalier dans l’eau. Ils étaient désormais seuls au milieu de l’eau fraîche. Il attaqua le premier, mais ne fit qu’une estafilade sur la joue de la jeune femme. Sa capuche tomba à la renverse et l’homme ne pu empêcher un cri de surprise de franchir le seuil de ses lèvres. Une femme ! Et quelle femme ! C’était la plus belle qu’il ait jamais vu ! Elle se tenait devant lui, sans aucune peur, déterminée, fine, les cheveux détachés, volant au vent. Du sang coulait sur sa joue mais elle avait des yeux remarquablement beaux… et haineux quand elle le regarda fixement. Il ne pensait pas qu’un jour il trouverait une créature celtique à son goût. Il eût un petit rire et ce fut là son erreur. Morgann lui décocha un coup de poings dans la mâchoire. L’homme releva la tête, lui aussi désormais privé de sa capuche. Du sang coulait de sa bouche et il avait un sourire mauvais. Morgann n’en crut pas ses yeux ! Cet homme avait… un air d’elfe mêlé au viking. Elle se dit que ce genre de rencontre ne se produisait qu’une fois dans une existence. Elle se mit alors à psalmodier un sortilège sous la lune et l’homme fut projeté à quelques mètres. Sans trop savoir pourquoi, elle se laissa guider par son instinct et sortit la flûte qu’Awnn lui avait donné. L’homme parut reconnaître l’objet avec une sorte d’incrédulité et d’horreur. Il essaya de se jeter sur elle pour l’empêcher d’user de cette flûte, mais déjà elle la portait à ses lèvres et commençait à jouer ce qu’elle appelait non sans aigreur sa funeste berceuse. Elle se sentit s’élever à nouveau dans les airs, comme la première fois, comme si son cœur ne battait plus et ne lui appartenait plus non plus. Ses cheveux s’allongeaient et se répandaient comme un halo tout autour de son visage superbement blême. L’homme poussa un hurlement et boucha ses oreilles tandis que la mélodie s’élevait sous la voûte céleste. Il ne pouvait plus rien faire, et à mesure que la musique s’insinuait dans son corps, brûlant chaque organe, il sentait l’oxygène lui manquer. Ses yeux se révulsèrent, du sang se mit à couler en abondance de sa bouche. A chaque note, Morgann sentait la mort de cet homme approcher. Il la sentait aussi parce qu’il essaya de la supplier. Mais elle ne pouvait plus rien faire. La flûte guidait ses pas et elle ne contrôlait plus rien. Malgré elle, elle jouait, et c’est les yeux baignés de larmes qu’elle entendit l’ultime hurlement de l’homme, puis le silence. Le silence. C’était fini. Elle retomba dans l’eau, à genoux, pleurant comme jamais elle n’avait pleuré de sa vie.
Elle n’avait jamais tué quelqu’un comme ça. Lorsqu’elle sortit de sa torpeur, elle tremblait comme une feuille et l’eau de la rivière était comme un fleuve sanglant. Elle se redressa, poussa un gémissement quand la plaie fut en contact avec l’air libre. Elle était à bout. Mille questions se bousculaient dans sa tête. Un nouveau pourquoi mourut sur ses lèvres. Alors qu’elle se mettait péniblement debout, la dépouille de l’homme attira son attention. Il avait l’air brûlé par endroits et sa soutane était déchirée. Un haut le cœur lui vint subitement lorsque son regard se posa sur une marque qu’il avait à l’épaule. Elle crut qu’elle allait tomber. Non. C’était impossible. Elle s’approcha, espérant faire erreur, mais non. Elle l’aurait reconnue entre mille.
La Marque Interdite.
Dans son dos, au niveau de l’épaule gauche, il avait une sorte de dessin qui brillait sous la lune. C’était comme une croix épineuse rouge et noire sur laquelle étaient écrites de minuscules inscriptions dans une langue interdite. Morgann toucha du bout du doigt la marque qui devint rouge sang et recula comme si elle s’était brûlée. Elle sortit de la rivière en titubant, s’arrêta sur la berge et vomit ses tripes. Elle était secouée de spasmes violents. Cette marque elle la connaissait. Elle la connaissait bien.
Elle avait la même.
Morgann était allongée sur le dos. Elle avait froid. Elle avait essayé tant bien que mal de se soigner, mais elle était épuisée. Elle regardait les étoiles. Ses yeux étaient secs, un pli se dessinait de temps à autre au coin de sa bouche. Elle ne savait ce qu’il fallait qu’elle pense, qu’elle ressente. Elle se sentait perdue. Elle était furieuse. Furieuse de s’être laissée submerger par ses sentiments. Elle essaya une énième fois de se relever, parvint à se mettre debout, enfin. Mais à peine avait-elle fait un pas qu’elle s’évanouit de nouveau. La nuit se faisait de plus en plus fraîche et silencieuse. Perdue dans l’inconscient, elle n’entendit pas le craquement proche dans le silence de la nuit.
La silhouette sortit de l’ombre. Elle était grande, sombre, presque insoupçonnable. C’était un viking assez imposant, plutôt effrayant. Il s’approcha doucement, la main sur le manche de sa hache. Il avait senti l’odeur du sang dans les environs et il s’était approché. Quand il ne fut plus qu’à quelques mètres de la jeune femme, il eût un mouvement d’hésitation. Elle était morte, sans doutes. Puis il vit sa poitrine se soulever avec difficulté. Il évalua la situation et se dit qu’il n’y avait aucun danger immédiat. C’était une celte visiblement. Mais il n’était pas homme à profiter de la faiblesse de son adversaire. Il s’approcha puis vit la blessure et l’armure souillée. Il s’agenouilla à côté d’elle et releva la capuche pour découvrir le visage de cette inconnue. Il en eut le souffle coupé. Elle avait une peau d’albâtre et des cheveux noir corbeau. Il ne pensait pas qu’Hibernia abritait de telles créatures. Ses cils étaient longs et recourbés. Et malgré la détente de son corps due au sommeil, elle avait une expression dure et farouche. Il lui toucha le front et fronça les sourcils. Elle était brûlante. Mais elle tremblait. Il examina la blessure et sentit le corps de la femme se contracter. Son corps était glacé et sa peau commençait à bleuir à certains endroits. Il se releva et se dit qu’elle mourrait sûrement durant son sommeil. Il fit quelques pas pour s’éloigner puis s’arrêta. Il revint vers elle. Elle n’était pas dangereuse. Et elle allait y laisser sa peau. Mais elle était celte. Il soupira puis se pencha pour attraper la jeune femme. Il essaya de se convaincre qu’il en tirerait peut-être quelque chose quand il l’aurait soignée. Ce n’était pas du tout parce qu’il n’avait jamais vu de beauté aussi étrange. C’était par pur intérêt. Il porta Morgann jusqu’à son cheval et reprit sa route, la mystérieuse brune serrée contre son torse. Il ne pourrait pas rentrer chez lui avec elle dans cet état là. Et il ne pourrait, d’ailleurs, tout simplement pas rentrer chez lui avec elle. Au lieu de prendre la direction de Midgard, il s’enfonça dans le sous-bois. Il avait un vieil ami, un ermite, qui se planquait au milieu de nulle part. Il irait le trouver et lui demanderait l’hospitalité. Le vieil homme n’était pas homme à juger.
Il traversa la forêt pendant plus d’une heure puis se dirigea vers le flanc d’une colline. L’habitation était presque souterraine, taillée dans la pierre. L’entrée était camouflée par la végétation. L’ermite connaissait le secret des plantes et en était aidé. On racontait qu’il parlait aux arbres et aux animaux. Sur son passage, les arbres s’inclinaient et les oiseaux chantaient. Le viking eut un sourire. Les gens aimaient tellement croire à ce genre de chose. Mais l’ermite était bien plus que ça. Il était la nature, faisait corps avec elle, parlait difficilement le langage des hommes et faisait montre d’une sagesse incomparable. Quand il arriva à l’entrée de l’habitation, il y trouva son vieil ami. Ce dernier avait un sourire étrange et ne regarda même pas la jeune femme.
« - Tu as été bien long. Je pars cueillir mes plants de nouvelle année. Restez autant que vous voudrez. L’autre viendra parfois. A bientôt mon ami. »
Et sans attendre de réponse, il s’en alla, une serpe accrochée à sa ceinture, un nouveau sourire caché dans sa barbe blanche.
Le viking, habitué au caractère de son ami et à sa clairvoyance ne s’étonna pas plus que ça et descendit précautionneusement de cheval avec Morgann. Il l’emmena à l’intérieur où il régnait une odeur de pin mêlée à de la rose. La maison était petite mais très agréable. Il y avait des plantes partout et quelques bougies faisaient trembler des ombres. Il aimait venir ici, dans cet univers complètement opposé au sien. Pas trop longtemps car la neige lui manquait rapidement, mais de temps en temps. Il étendit la femme sur la couchette et tenta de lui enlever son armure. Il y passa du temps, lui évitant au maximum la douleur. Enfin, quand toute la plaie fut à l’air libre, il la soigna. Il passa un long moment auprès d’elle et les bougies étaient presque entièrement consumées lorsqu’il finit de recoudre. Il veilla la jeune femme, lui épongea le front, la calma dans son délire.
Il dormit peu cette nuit là, et à l’aube, une nouvelle poussée de fièvre la fit s’agiter violemment. Il tenta de la maintenir mais elle se débattait. Puis il vit qu’elle pleurait. Il pensait à ce qui avait dû arriver à cette jeune personne pour qu’elle soit dans un état pareil. Elle n’avait pas l’air d’une sentimentale et ne paraissait pas être de ceux qui pleurent une défaite ou une victoire au combat. Elle s’agita un peu plus et se tourna sur le flanc droit. Il eut un mouvement de recul et manqua de s’étrangler.
La Marque Interdite.
Il la regarda longuement, songeur. Il avait du mal à croire que la personne devant lui appartenait à cette lignée. Il savait qu’il devait en rester quelques uns mais il ne pensait pas en rencontrer un un jour. Il examina la marque de plus près, la toucha du bout du doigt mais s’en voulu immédiatement. La marque était devenue rouge sang, la femme cria dans son sommeil et eu un violent sursaut. Il resta à son chevet encore un jour et une nuit. Elle ne semblait pas reprendre conscience. Il se posait de nombreuses questions et essayait déjà d’y apporter des réponses. Le destin de cette celte ne devait pas être banal. La Marque Interdite.
C’était il y a bien longtemps... Il n’était qu’un enfant lorsque l’Ordre s’était dissout. Cela avait fait grand bruit. L’Ordre, de par son seul nom, se voulait unique et supérieur. Il avait donné à ce mot une autre dimension et à l’époque, on baissait la voix lorsque l’on en parlait. Il pensait que tout avait été exagéré, avec le fanatisme de ces gens passionnés, mais que ce n’était au final pas une réelle menace. C’est plus tard qu’il avait su. L’Ordre. Une vraie pourriture. Les membres étaient tous marqués à la naissance. Il ne voulait pas croire alors que ce genre de chose se transmettait par le sang, mais l’Ordre était bien plus qu’une confrérie de fanatiques. Ils savaient. Tous parlaient peu, étaient très discrets, ne se mêlaient jamais aux autres. On parlait de correspondance mentale, de magie noire et de science des cristaux.
« - Ces gens-là possèdent de drôles de pouvoirs. » Lui avait dit un jour son père. « Qui s’y frotte s’y perd. Ils ont volé l’âme du diable. Jamais homme n’a su tant de choses. Ils sont partout. Et ils savent…
« - Qu’est-ce qu’ils savent père? »
« - Cela n’est pas explicable mon fils. Il y a tant de choses que l’homme ignore, depuis la nuit des temps. Nous menons une vie simple que nous n’avons pas toujours choisie. Nous nous posons quelques questions mais on se satisfait des explications que l’on nous donne. Mais… » Il baissa la voix. « L’Ordre est plus vieux que le plus lointain de mes ancêtres. On dit qu’il a toujours été là, qu’il veille à ce que la science mystique soit préservée. Ses Elus sont rares et son sang est sacré autant qu’il est maudit. Ce sont des gens qu’il ne faut pas fréquenter mon fils. Jure-le ! »
« - Je le jure ! » Et il avait battu son poing contre sa poitrine solennellement.
C’était il y a tellement longtemps. Son père était mort depuis de nombreux hivers. Il sourit en pensant à la réaction du patriarche s’il le voyait aujourd’hui. Il regarda encore Morgann. Non, décidément, cette jeune femme ne pouvait pas appartenir à cette terrible confrérie. Elle avait bien quelque chose d’étrange, une pâleur surnaturelle, mais elle avait l’air si fragile. Il se rappelait que l’Ordre ne faisait pas de différences de royaume et que le sang était le sang. Tous les Elus étaient envoyés dans un lieu tenu secret où ils recevaient un enseignement rigoureux. Mas c’était avant. L’Ordre n’existait plus, ou du moins, s’était-il dissout il y a plusieurs décennies. Il épongea une fois encore le front de la jeune femme et se perdit à nouveau dans ses pensées. Il verrait bien à son réveil.
Sa vie prenait une nouvelle tournure. Quelque chose avait suscité sa curiosité et ce n’était pas arrivé depuis longtemps. Il se jura qu’il percerait à jour le secret de la créature étendue à ses côtés.
A l’aube du deuxième jour, Morgann s’éveilla péniblement. Tout était flou autour d’elle et une douleur aigue lui tenaillait le flanc gauche. Elle se redressa tant bien que mal, encore toute étourdie. Enfin elle sembla recouvrer ses esprits. Elle sursauta en se rappelant que la dernière fois qu’elle avait été consciente, elle était sur la berge de la rivière. Elle regarda autour d’elle et s’attarda sur les plantes qui occupaient presque toute l’habitation. Ça sentait bon. Il y avait dans l’air une senteur des forêts sauvages et de printemps. L’endroit était petit mais confortable. Elle s’adossa contre le mur, les yeux mi-clos avant de se rendre compte, avec horreur, qu’elle ne portait rien. Une sueur froide perla tout le long de son dos. Elle avait été soignée, baignée et donc vue nue. Elle se demanda avec humeur ce que voudrait son sauveur en échange de son silence. Il était évident que cette personne avait vu la marque dans son dos. Elle ramena ses genoux vers elle et y posa son front. Elle avait toujours réussi à cacher cette partie de son corps. Elle ne se baignait jamais sans sa tunique, même si elle pensait être seule. Lorsqu’elle était blessée, personne n’avait le droit de la soigner et de s’approcher. Elle partait, s’isolait dans la forêt profonde d’Hybrasil, le temps qu’elle guérisse. Elle ne s’était jamais fait avoir.
Elle savait que quelque chose se passerait avec cette mission. Elle ne pensait même plus à jurer entre ses dents. Elle était lasse. Elle se disait, avec amertume, qu’on se battait toute une vie pour sa sûreté, mais que si le destin en décidait autrement, on avait beau faire ce qu’on voulait, il nous rattrapait toujours. Elle se leva, les yeux secs et le cœur froid et passa une longue tunique verte qu’elle vit sur l’unique chaise de la pièce. Elle avait du mal à se déplacer mais il lui semblait soudain suffoquer et son besoin d’air pur était impérieux. Elle regarda attentivement la maison pour y découvrir une trace quelconque de son sauveur. Les bocaux, petites bourses de plantes séchées et autres onguents lui indiquèrent qu’elle était chez un sage de la nature. Peut-être un ermite ou quelqu’un qui faisait des recherches en milieu naturel. Puis elle vit le pourpoint à côté du lit. Elle ne voyait pas un chercheur porter ce genre de chose. C’était une belle maille serrée qui luisait à la lueur des bougies, savamment partagée entre le rouge sombre et le noir. Elle s’approcha et toucha le pourpoint. Son contact froid lui redonna un peu de force. Puis elle vit son armure juste à côté, propre et réparée. On s‘était bien occupée d’elle. Elle songea que son sauveur devait avoir une véritable connaissance des armures pour en avoir une si belle et s’être ainsi occupé de la sienne. Il devait être grand cet homme. Peut-être un firbolg. Un ancien protecteur reconverti à la science de la flore. Puis soudain, elle repensa à la Pierre d’Awnn. La panique la gagna un instant. Elle prit son pourpoint, passa la main à l’intérieur et n’y trouva rien. Son cœur cessa de battre. Elle ne se pardonnerait jamais ce moment de faiblesse si la pierre avait disparu. Elle fouilla dans ses affaires au pied du lit et finit par voir un petit paquet. Elle l’ouvrit et y vit la bulle de verre avec la pierre. Elle poussa un soupir de soulagement et referma le paquet. Son hôte ne devait pas connaître sa valeur. Elle sortit de la maison pour s’aérer l'esprit et se retrouva sous une voûte de verdure. C’était très beau. Elle avait l’impression d ‘être dans un rêve. Il y avait longtemps qu’on ne voyait plus ce genre de végétation sur Hibernia. Elle songea alors qu’elle devait toujours être sur les territoires frontaliers et qu’elle devait se situer à mi chemin entre Albion et son propre royaume. Elle écarta les branches généreuses d’un arbre et s’avança. La maison était dans une petite colline. Elle la gravit avec difficulté mais ne le regretta pas lorsqu’elle arriva au sommet. Elle dominait toute la forêt de peu, mais avec le soleil qui s’élevait dans le ciel, le spectacle était fabuleux. Elle écouta le chant de la forêt, sentant la paix revenir en elle. Cet endroit était irréel. Préservé de tout, beau mais constituait également une cachette idéale. Elle se douta que la route pour arriver jusqu’ici ne devait pas être des plus simples. Elle s’assit en tailleur et mit les mains dans ses poches. Dans celle de droite, elle sentit un objet. Elle tâtonna, étonnée. On aurait dit une flûte. Elle retira l’objet de sa poche et ses yeux sourirent. C’était une flûte grossière, taillée dans un chêne certainement, tout ce qu’il y avait de plus simple. Elle siffla quelques notes pour tester le son puis se mit à jouer une de ses nombreuses mélodies dont elle avait le secret. Et la nature se tut pour l’écouter.
Le viking était sortit tôt ce matin là pour aller chercher de l’eau à la rivière. Il n’y en avait presque plus à l’abri et si la jeune femme se réveillait enfin, elle en aurait sans doute besoin. Il revint, comme il était parti, c’est-à-dire tranquillement, d’une démarche souple et féline. Malgré sa haute stature, il se déplaçait avec grâce et agilité. Il arriva à l’habitation, déposa les deux bacs d’eau à l’ombre et rentra à l’intérieur. Le lit était vide ! Il sortit immédiatement de son pas silencieux et regarda alentour. Enfin, en levant la tête, il la vit. Elle venait de s’asseoir sur la colline. Il dut reconnaître qu’elle était vraiment belle dans la lueur du jour qui se levait. Son expression triste le frappa. Il pensait découvrir de la colère dans ses traits, de l’interrogation ou encore de l’incompréhension. Au lieu de quoi, elle regardait tristement le soleil se lever. Il retrouvait dans son attitude un trait de caractère d’une de ses amies valkyns. Des gens seuls qui portent simplement leur tristesse et peut-être le poids de leurs erreurs passées. Il eut soudain de la compassion pour la jeune femme sans trop savoir pourquoi. Puis il la vit préoccupée par quelque chose. Elle prit un objet qu’elle regarda un instant, impassible. Ce devait être la flûte. Il avait vu dans ses affaires qu’elle possédait plusieurs instruments. Il avait vu une flûte de verre, mais elle s’était brisée. Il s’était alors mis en tête d’en tailler une, assez rapidement, dans du bois, au cas où à son réveil elle manifestait le désir de jouer de son instrument. Il eut un sourire de satisfaction lorsqu’il vit qu’elle le porta à ses lèvres. Mais lorsque la mélodie se fit entendre au travers de la forêt, il se figea. Il ne remarqua même pas qu’il en était de même pour tous les sons alentours. Il lui sembla n’avoir jamais rien entendu de tel. Il ne pouvait plus faire un geste. Il était envoûté par sa musique. Il ne se souvenait pas avoir jamais ressenti ce qu’il éprouvait en cet instant même. C’était comme si les notes s’infiltraient une à une dans sa tête, l’abrutissant et le rendant incapable de la moindre pensée cohérente. Seul le diable devait savoir user ainsi de la musique. Il en était persuadé. Et elle… Le vent faisait s’envoler sa longue chevelure noire autour de son visage pâle. Elle jouait les yeux fermés, insensible à ce qui se passait autour d’elle. Comment pouvait elle ignorer le bouleversement qui se produisait en lui ? Elle devait pourtant le savoir puisque c’était à cause d’elle ! Il avait envie de lui crier de s’arrêter, qu’il ne pouvait pas en entendre davantage, mais il restait là, incapable de faire quoi que ce soit. C’était comme si toutes ses blessures remontaient d’un coup et que ses coups durs et ses chagrins l’engloutissaient. Il baissa la tête. Au bout d’un grand effort, il finit par pouvoir s’asseoir par terre. Il passa la main dans ses cheveux noirs puis dans sa barbe naissante. Celle-ci était mouillée. Il se tata la joue, ahuri et désorienté. Il pleurait.
Lui, Peer le sanglant, un des vikings les plus craints de sa patrie, pleurait. Il essuya ses larmes amèrement. Il n’avait jamais pleuré auparavant. Même pas lorsqu’il était né. Il n’avait pas crié et on avait dit de lui qu’il serait grand. Son ego en prit un sacré coup et il était ébranlé par tout ce qui se passait en lui.
« - Maudite… » Ne pu-t-il s’empêcher de dire. Et la musique cessa. La brune s’était relevée et elle le regardait, du haut de sa colline, ses cheveux comme une traîne, ses jambes ciselées éclairées par les rayons du soleil. La tunique trois fois trop grande pour elle ne dupait personne. On devinait sa finesse et sa fragilité. Elle l’observa d’en haut, une moue farouche aux lèvres. Après un instant qui sembla une éternité, elle commença à descendre dans sa direction. Il retint sou souffle. La confrontation arrivait enfin.
Un viking ! Elle n’avait pas senti sa présence tout de suite. Mais le vent avait tourné et un parfum de tristesse lui était venu. Elle avait avec lassitude tourné la tête pour découvrir la nouvelle victime de sa musique assassine. Elle avait lâché immédiatement sa flûte et s’était relevée d’un bond en voyant la silhouette tassée sur le sol qui se révélait déjà bien grande vue d’en haut. Elle n’avait pas eu peur. Mais son esprit embrumé tentait d’analyser rapidement la situation. Elle considéra longuement l’homme qui la regardait intensément. Il ne fit pas un mouvement vers elle. Il ne portait qu’un petit couteau à la ceinture. Elle comprit que l’armure à l’intérieur de l’habitation était la sienne, et que, par conséquent, c’était lui qui l’avait soignée et amenée ici. Elle l’observa un peu plus. Il était imposant et impressionnant dut-elle admettre. Elle décida que s’il l’avait épargnée jusqu’à présent, ce n’était pas pour l’attaquer dès qu’elle se serait réveillée. Et puis cet homme savait trop de choses. Une aura de danger émanait de lui mais elle n’était pas du genre à reculer devant l’ennemi. Elle décida donc d’aller vers lui et d’en apprendre davantage. Elle descendit péniblement la pente, son flanc gauche de plus en plus douloureux. Quand elle arriva sous le couvert des arbres elle constata qu’il était encore plus grand que ce qu’elle avait cru. Assis par terre, il avait la même taille qu’elle. Elle vit alors l’expression de son visage. Il pleurait ! Elle s’arrêta, décontenancée. Il ne faisait rien pour l’empêcher de voir ses larmes. Mais elle décela dans son regard une force incroyable. Elle trembla. Cet homme aurait pu la briser d’un geste. Sa main devait pouvoir facilement faire le tour de son cou. Il la contemplait sans mot dire. Jamais homme ne l’avait dévisagée de la sorte. Elle se posta en face de lui et lui tendit la main, en signe de trêve et de remerciement. Il hésita puis la prit. Sa main était minuscule dans la sienne. Elle frémit à ce contact. Elle lui dit un merci qu’il sembla comprendre. Il inclina la tête comme si c’était normal. Elle lui tourna alors le dos et rentra dans la petite maison. Elle s’habilla rapidement, récupéra ses affaires et fixa avec sûreté la bulle de verre à l’intérieur de son pourpoint. Quand elle se retourna, elle eût malgré elle un mouvement de recul. Awnn se tenait dans l’embrasure de la porte, une expression étrange dans les yeux.
« - Tu devrais rester ici Morgann. »
Elle ne répondit rien et passa devant lui. Il lui attrapa la main et la força à le regarder.
« - Ne penses pas cela, tu te trompes. »
« - C’est toi qui m’a trompée. Je ne veux plus te voir Awnn. »Lui dit-elle d’une voix basse et traînante.
L’enfant la regarda tristement. Si elle n’avait eut tant de rancœur pour lui, elle aurait juré que ses yeux brillaient et qu’il était sur le point de pleurer.
« - Tu ne peux rien contre ta destinée Morgann. Tu finiras par savoir. Mais ne pars pas. »
« - Je n’ai pas pour habitude de me laisser dicter ma conduite, et encore moins par un gamin de huit ans, encore que je doute que tu en sois vraiment un. »
« - Laisses Peer t’accompagner alors. »
« - Peer ? » Puis elle comprit. Elle se tourna alors vers le géant. Il était debout et elle ne vit plus le soleil quand il s’approcha. Il semblait connaître l’enfant et elle eut un mouvement de surprise lorsqu’il s’adressa à celui-ci dans une langue inconnue mais dans laquelle Awnn répondit sans aucune gène.
Peer aussi était perdu. Il n’avait pas pu faire un geste quand elle s’était approchée. Il avait une apparition devant lui et se dit qu’il allait payer cher le fait d’avoir vu une divinité en vrai. Il avait vite chassé cette idée stupide mais quand elle avait tendu vers lui sa minuscule menotte il s’était senti tout bête et gauche. Il l’avait alors serrée dans la sienne, ému par son contact si doux. Elle avait dit quelque chose et le son de sa voix avait mis son cœur dans un étau. Puis elle était rentrée. Il avait compris qu’elle allait partir. C’était une folie. Elle n’était pas encore en état mais il avait su par avance qu’il ne pourrait pas la retenir, et d’ailleurs il n’avait pas à le faire. Puis il vit le gamin approcher. Il se décrispa et réussit à lui faire un pauvre sourire. Ils avaient bavardé un instant. Il aimait bien le gamin. Il ne savait pas qui il était vraiment par rapport au vieil ermite mais il l’avait vu quelques fois et il lui avait tout de suite plu. Celui-ci lui demanda ensuite comment allait la femme. Peer ne sourcilla même pas et répondit qu’elle était tirée d’affaire. Il vit l’enfant sourire de satisfaction.
« - Je savais que je pouvais compter sur toi. » Lui dit-il. Peer ne releva pas cette phrase. Ce n’était pas le moment de s’interroger sur une des nombreuses énigmes que le gamin affectionnait. Puis la celte et l’enfant s’étaient trouvés nez à nez et il avait été franchement étonné de voir qu’ils se connaissaient déjà. Il fut frappé par l’expression dure que prit le visage de la belle face au nouveau venu. Il ne chercha pas à savoir comment le gamin connaissait sa langue ni où ils avaient pu se rencontrer. Mais il avait senti la tension entre les deux. Il avait vu l'amertume de la brune et la tristesse du petit. Il avait alors demandé :
« - Combien de jours de marche jusque chez elle ?
« - Dix. »
« - Donc trois ou quatre à cheval. »Il fit une légère pause puis reprit. « Elle n’y arrivera pas. »
« - Ne la sous-estime pas. »
Peer bougonna. N’importe qui dans cet état là ne supporterait pas cette course. Elle les regarda tous les deux, une détermination ferme dans les yeux. Elle s’écarta d’eux et s’éloigna de la maison. Peer la regarda ahuri. Elle n’allait même pas prendre de cheval ! Awnn et lui se jetèrent un coup d’œil et l’enfant acquiesça. Il se dirigea alors à gauche de l’abri, dans une espèce de petite écurie. Il y avait quelques bêtes et une pièce remplie de fûts et bocaux. Il flatta l’encolure d’un cheval et le scella. Il prit son temps, sachant pertinemment qu’il rejoindrait rapidement la jeune femme. Il rentra dans l’habitation, emballa quelques provisions et les mit dans une sacoche avec une petite bouteille de vin et une gourde pleine d’eau. Puis il monta en selle et la rejoignit plus loin, après s’être profondément enfoncé sous la végétation. Elle semblait parfaitement à l’aise au milieu de tout ça et ne s’arrêta même pas lorsqu’elle entendit le bruit des sabots sur l’herbe. Mais quand il arriva à sa hauteur elle s’immobilisa. Elle pensait découvrir Awnn, mais c’était le viking. Il descendit de cheval et lui tendit la bride.
«- Trugarez » Lui dit-t-elle. Il songea que ce devait être merci dans sa langue car il reconnut le premier mot qu’elle avait prononcé. Cette fois ce fut lui qui lui tendit la main, pour se présenter.
« - Peer Asgard. »
Elle la lui serra à nouveau, et impassible, lui répondit :
« - Morgann. »
« - Mörrgänn. » Répéta-t-il avec son accent. Elle sourit malgré elle. Peer fut ébloui par cette fugace apparition de douceur sur ses traits et, sans réfléchir, il lui caressa les cheveux comme il l’avait souvent fait pendant qu’il la veillait. Elle ne chercha pas à se dérober et resta pétrifiée quelques instants. Enfin elle s’écarta et se mit en selle. Elle lança le cheval au trot, sans un regard en arrière, avant de déboucher dans une clairière et d’accélérer le rythme. Peer resta debout, pensif, longtemps après qu’elle ait disparu dans l’horizon verdoyant.
Morgann fit piquer des deux le bel étalon lorsqu’elle sortit de la forêt. Désormais sur la lande, elle pouvait se laisser aller. Elle avait bien fixé sa capuche pour que le vent ne puisse pas la rabattre. Par chance, ce dernier était dans sa direction et il lui sembla que des ailes lui poussaient dans le dos. Elle avait pourtant un drôle de nœud à l’estomac.
Il avait touché ses cheveux !
Et elle l’avait laissé faire, tellement estomaquée par ce geste qu’il avait pourtant fait si naturellement. Elle n’en pouvait plus. Elle voulait rentrer sur Hibernia, retrouver ses repères et envoyer au diable tout le reste. Des larmes lui brûlèrent à nouveau les yeux. Elle jura et ses paroles furent emportées par le vent. Elle chevaucha sans halte pendant deux jours et deux nuits. Enfin, à l’aube, elle vit se profiler, à l’horizon, la muraille de Druim Ligen. Son cœur ne bondit pas dans sa poitrine comme il l’aurait fait avant. Plus maintenant. Sa nature déjà si dure était encore en état de choc. Elle serra les dents et fit juste un signe de tête à la garde postée devant le fort. Elle pénétra dans l’enceinte de la bâtisse et huma l’air. Elle était quand même contente d’être là. Elle se rendit directement à Ardee, confia sa monture au palefrenier et alla demander sa clé à Felemu. Elle lui répondit évasivement lorsque celle-ci s’inquiéta de son absence. D’habitude Morgann la prévenait.
« - J’ai eu un imprévu. » Lui répliqua-t-elle entre ses dents. Felemu nota la blancheur fantomatique de la celte, sa démarche claudicante et eut un sourire d’excuse.
« - Vous feriez bien d’aller prendre du repos. Z’avez pas bonne mine mamzelle Morgann. J’vous fais monter un bain chaud et un plateau ma p’tite. »
Morgann sentit une boule se former dans sa gorge et murmura un merci avec un regard plein de reconnaissance. Elle monta péniblement jusqu’à sa chambre et se déshabilla avec soin. Elle fut soulagée lorsque Lexie entra avec un grand tub, accompagnée d’une fille de cuisine. Elles l’installèrent près de la fenêtre et y déversèrent plusieurs seaux d’eau fumante. Puis Lexie déposa un plateau sur la commode. Elle lui souhaita une bonne soirée et s’en alla. Morgann verrouilla la porte derrière elle, alluma des bougies et ferma les volets. Sûre d’être loin des regards indiscrets, elle ôta sa tunique et se plongea totalement nue dans l’eau parfumée. Elle grimaça quand la blessure qui commençait à sécher se contracta au contact de l’eau. Puis elle se laissa aller, et sans qu’elle ait eu le temps de se reprendre, elle se mit à pleurer. Elle avait de gros sanglots, comme un enfant qui a un gros chagrin. Elle resta comme ça jusqu’à ce qu’elle se calme d’épuisement, apaisée malgré tout par la douceur de l’eau.
En cet instant même, elle aurait voulu n’être jamais née.
Les cheveux noirs et la barbe mal rasée lui revinrent en mémoire. Elle ne cessait de penser à sa main dans ses cheveux. Ses grands yeux bleus virèrent au gris sombre. Elle aurait voulu crier, hurler une bonne fois pour toutes, afin d’évacuer tout ce qui se passait en elle. Mais rien ne sortait de ses lèvres. Elle sortit du bain désormais froid et mit des jambières et une tunique de laine. Elle prit le plateau et s’assit sur le lit. Elle le vida rapidement, plus par souci de sa santé que par faim. Elle avait toujours ce nœud à l’estomac. Elle se mit ensuite sous la grosse couverture de laine et moucha la bougie. Pour la première fois, elle dormait porte et fenêtre closes, habillée comme une nordique, le cœur bien lourd. Elle avait toujours de la fièvre mais elle se dit que cela passerait. Elle s’endormit, épuisée, se promettant de s’occuper sérieusement de sa plaie le lendemain.
Elle se réveilla le lendemain matin, reposée par cette cure intensive de sommeil. Elle se leva et s’étira souplement. Sa blessure lui faisait déjà moins mal. Elle ouvrit les volets et huma l’air parfumé d’Ardee. Le soleil était encore bas mais la journée bien commencée. Elle changea son pansement, appliqua un de ses onguents sur la plaie et s’habilla pour la journée. Elle prit une longue pèlerine de brocart bleu marine, la mit sur ses épaules, rangea soigneusement la Pierre d’Awnn dans sa sacoche et sortit. Elle entendit des voix dans la salle commune tout en descendant les escaliers et rabattit la capuche sur sa tête. Elle n’avait pas envie d’être vue. Elle se dirigea furtivement vers l’entrée de l’auberge, ayant pu apercevoir un groupe de soldats attablés. Cependant, au moment où elle sortait, des paroles la clouèrent sur place.
« - Paraîtrait que c'est des gars de chez nous. On l’a retrouvé dans la rivière, complètement brûlé de l’intérieur apparemment. Et dans son dos… » Il baissa la voix. « Dans son dos… Y avait la marque d’antan... M’est avis que c’est pas un hasard si on l’a retrouvé mort. On dit que le même soir, y a eu une attaque du côté de Breifine. J’me demande bien qui a pu faire ça. On a retrouvé quelques flèches, et elles viennent d’Innis, alors… » Elle ne voulut pas en entendre davantage et alla vers les écuries. Elle vit le bel alezan qui l’avait conduite jusqu’ici et le caressa un peu. Puis elle demanda à Freagus de lui préparer une jument. Celui-ci, s’il s’étonna de ne pas voir la belle bête de Morgann, ne posa cependant aucune question. Il s’exécuta sans mot dire et lui tendit la bride d’une jeune jument à la robe brune. Elle la monta et attacha la bride de l’alezan à sa selle. Elle les mena jusqu’à Druim Ligen et s’en alla un peu à l’écart une fois dans la zone frontalière. Elle murmura quelques paroles à l’animal et le détacha. Il ne se fit pas prier et partit au galop dans la direction par laquelle ils étaient arrivés la veille. « - C’est déjà ça en moins » Songea la belle. Puis elle fit demi-tour. Elle prit la direction de Connla. Elle devait voir Algor. Il lui fallu peu de temps pour parvenir à destination, sa monture était en forme. Elle arriva dans le petit village, s’arrêta devant un petit étalage et s’acheta un beignet. Elle avait faim. Elle mangea rapidement puis s’enfonça dans les bois. Algor et Ettya vivaient dans une petite maison en retrait, au milieu de la forêt. C’était un endroit calme et agréable, qui correspondait au caractère d’Ettya et qui apportait un peu de paix à Algor. Elle déboucha silencieusement dans la clairière aux arômes comme ils l’appelaient. La maison était en bois, ses fenêtres étaient remplies de pots fleuris et verdoyants. Il y avait des chatons dans un coin et des oiseaux partout. C’était vraiment un cadre de vie charmant. Morgann était venue peu de fois mais s’était, bizarrement, tout de suite sentie à l’aise ici. Elle descendit de cheval et laissa paître l’ « India » paisiblement. Puis elle aperçut Ettya dans la cuisine, la figure couverte de farine : elle faisait du pain. Lorsque celle-ci la vit, elle lâcha tout et poussa un petit cri de joie.
« - Morgann ! » Et tout en s’essuyant les mains sur son tablier, elle se retourna et cria en direction de la maison. « Algor ! Viens vite ! » Algor sortit en trombe de la maison, le bas du visage recouvert de mousse blanche, une lame de rasoir à la main, torse nu. Il eut une expression soulagée lorsqu’il la vit, mais il remarqua tout de suite que quelque chose n’allait pas. Il laissa les deux femmes se saluer et bavarder un peu. Quand il revint, habillé et rasé, elles terminaient de boire un thé. Un regard de Morgann lui suffit pour qu’il comprenne qu’il fallait qu’ils parlent. Comme si elle l’avait senti, Ettya s’excusa en disant que si elle ne voulait pas que le feu prenne dans sa cuisine, il était temps qu’elle aille s’en occuper. Elle fit un sourire radieux à Morgann et lui prit les mains.
« - Promets moi de venir plus souvent ! La dernière fois que je t’ai vue ça devait être il y a au moins cinq lunes ! » Morgann sourit intérieurement. Elle avait une réelle affection pour la petite rousse qui se tenait devant elle.
« - Promis. » Ettya sembla satisfaite et se leva. Elle les salua et retourna dans sa cuisine en fredonnant. Morgann se leva et suivit Algor en direction du jardin.
« - J’ai quelque chose pour toi. » Elle le regarda, un sourcil inquisiteur relevé. Il lui fit faire le tour de la maison et l’emmena vers la petite écurie. Ils pénétrèrent dans le petit bâtiment qui sentait le bois, la fraîcheur et les chevaux. Dans le box du fond, à l’ombre, Morgann aperçut une robe noire brillante. Elle regarda Algor et le sourire qu’il lui fit la conforta dans son idée. Elle s’approcha le plus vite qu’elle pu et étouffa un cri de joie.
« - Sucellos ! » l’animal hennit en reconnaissant sa voix et vint frotter ses naseaux contre la paume de sa main. Elle se retourna vers Algor. Celui-ci s’expliqua.
« - Elle est arrivée le lendemain de notre escapade, en début de soirée. Elle était épuisée et légèrement blessée. Je m’en suis occupé mais je n’étais pas rassuré quand je me suis rendu compte qu’il y avait toutes tes affaires dans les sacoches. » Morgann hocha la tête. « J’ai eu peur pour toi Morgann. Qu’est-ce qui s’est passé ? »
Elle se raidit légèrement.
« - C’était un piège. Nous avons eu beaucoup de chance de nous en sortir. »
« - Blessure sérieuse ? »
Morgann ne s’étonna pas qu’il l’eut remarquée. Rien ne lui échappait. Ou presque.
« - Ca va. »
« - Je peux voir ? » Elle tressaillit.
« - C’est pas la peine. Ca va. »
Mais Algor lui prit le poignet et la tourna vers lui. Il ignora son cri indigné et souleva la tunique. Il blêmit lorsqu’il vit ce qu’il y avait sous le pansement.
« - Nom de Dieu ! Et ça c’est rien ? » Il la regarda avec perspicacité. « Tu n’as pas pu t’en tirer toute seule, n’essaie pas de me mentir. »
Elle fixa un point invisible et répondit d’une voix égale mais ferme.
« - Ca ne te regarde pas. »
Il serra les dents.
« - Et Mérix ? » Continua-t-elle.
« - Ca va. Il a eu de la chance. Mais il ne marche pas encore. » Une ombre passa dans ses yeux. « Mais pour être honnête, il me fait peur. »
Morgann ne dit rien. Elle espérait qu’il s’en sortirait sans séquelles.
« - Et les autres ? »
« - Aucun problème. » Il fit une pause. « Et toi, tu as réussi ? »
« - Oui. » Sa voix était étrange. Algor eut l’impression qu’elle regrettait d’avoir réussi. Elle fouilla dans sa sacoche et lui tendit la bulle de verre emballée. Mais quand il voulut la prendre, il se brûla. Morgann ne comprit pas. Elle la déballa et ouvrit. Elle prit la pierre en main et vit le visage émerveillé d’Algor devant elle.
« - Elle est vraiment incroyable. » Il tendit la main vers la pierre, mais celle-ci devint rouge et fuma. Morgann reconnut immédiatement le système de défense de sa flûte et devint blanche comme un linge. Algor le vit et lui dit doucement :
« - Morgann… Dis moi ce qui s’est vraiment passé… Pourquoi je ne peux pas y toucher ? Je sais qu’on a retrouvé l’homme dans la rivière et des flèches de Frann » Il lui paru soudain que la jeune femme avait vieilli d’un coup et que ses traits durs ne pourraient jamais plus disparaître. Elle secoua la tête tristement.
« - Rien. Je dois y aller. Je déposerais la pierre à Tir Na Nog. Faites attention. » Et sans rien ajouter, elle sortit Sucellos de son box. Elle monta en selle, récupéra la bride de l’India et partit.
Algor la regarda s’éloigner, tracassé. Elle avait toujours eu un côté mystérieux. Il savait qu’il y avait beaucoup de choses qu’elle ne lui avait jamais dites. Mais aujourd’hui, il avait su que c’était plus grave, et qu’il s’était passé quelque chose qui avait atteint la jeune femme. Il eut peur pour elle, pour son devenir.
« - Morgann… » Murmura-t-il pour lui-même. « Arrête de croire que tu dois tout porter toute seule sur tes épaules… » Il secoua la tête en regardant ses bottes et se dirigea vers la maison. Il fallait qu’il parle à Frann. Il en saurait peut-être plus lui. Il était de la même espèce qu’elle. Il saurait sans doute le conseiller. Il repensa à la mise en garde de son amie. Elle ne disait jamais rien en l’air. Il s’était vraiment passé quelque chose. L’air sombre, il rentra.
Morgann avait essayé de se débarrasser de la pierre mais elle n’avait pas réussi. Elle menaçait de se désintégrer dès que quelqu’un voulait s’en saisir. Ils s’étaient tous brûlés considérablement en tentant de trouver une solution. Au vu de ce phénomène, ils avaient décidé de dire à leurs supérieurs qu’ils avaient échoué. Morgann n’appréciait pas la tournure des évènements. Elle avait tenté de jeter cette pierre qui lui faisait penser à trop de choses, mais dès qu’elle revenait dans sa chambre, elle la trouvait posée sur la commode. Elle avait ensuite abandonné toute résistance. Parfois elle avait l’impression que la Pierre d’Awnn la narguait, qu’elle savait des choses qu’elle, elle ignorait.
Deux semaines après être rentrée sur Hibernia, elle se sentit parfaitement bien physiquement. Elle n’avait même pas de cicatrice grâce à un formidable onguent. Elle était allée se reposer au fin fond de la vallée de Balor, dans la solitude la plus absolue. Elle prenait régulièrement des nouvelles de Mérix et fut ravie d’apprendre qu’il ne garderait, au final, aucune séquelle. Une fois bien rétablie, elle se rendit à Tir Na Nog dans le but d’effectuer quelques recherches. Elle s’enferma plusieurs jours dans la bibliothèque du palais et dévora tous les ouvrages qu’elle trouva sur les « sombres années » et la magie noire. Elle glanait le maximum d’informations sur l’Ordre, bien décidée à en savoir davantage.
Elle n’avait pas connu ses parents. Elle avait été élevée par un vieil homme, dans une hutte au bord de l’eau. Il ne parlait pas souvent, était très dur et avait toujours traité Morgann comme un homme. Aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle ne l’avait jamais vu sourire. Elle ne se rappelait pas de la façon dont elle avait pris connaissance de la marque dans son dos. Elle l’avait toujours eue, mais ne l’avait jamais montrée. Le vieil homme s’était bien fait comprendre à ce sujet. Si elle voulait vivre, elle ne devrait jamais révéler son secret. Elle avait grandi, pleine d’interrogations sur un destin singulier qui pour elle était normal puisqu’elle ne connaissait rien d’autre. Le vieil homme lui avait appris à jouer de la flûte lorsqu’elle n’avait que trois ans. Ça avait été pour elle une révélation. Depuis, elle ne pouvait se séparer de cet instrument. C’était sa seule échappatoire dans sa drôle de vie. Puis le vieillard était mort en lui léguant tous ses secrets. Et sa vie avait basculé. Elle avait su d’où provenait sa marque dans le dos et ce que cela signifiait. Elle avait été révoltée, blessée et dégoûtée. Le vieil homme, un ancien de l’Ordre, l’avait sauvée lorsque ses parents et elle fuyaient sur un bateau alors qu’elle n’était encore qu’un bébé. Le bateau avait coulé mais le vieillard et le nourrisson avaient accosté sur la berge. Il l’avait élevée dans l’enseignement traditionnel des Elus, décidé à faire renaître le Clan dans un futur proche. Il lui avait tendu un vieux manuscrit en peau de loup dans lequel se trouvaient les grandes lignes de sa « famille ». Elle avait été fascinée malgré elle sur toutes les techniques décrites dedans, sur les divers sorts de magie noire, sur les puissances éternelles. Le vieil homme expira et ce jour-là, elle trouva une clé en or dans son vieux coffre. Elle avait immédiatement compris qu’elle devait ouvrir le placard qu’elle avait toujours vu fermé. Elle l’avait ouvert, curieuse et désireuse de penser à autre chose qu’à la mort du vieux et à ses récentes découvertes. Mais hélas, elle y trouva tout un plan de vie qui lui était destiné, et la manière dont elle était venue au monde. Elle comprit dans quelle mesure ces gens pouvaient être dangereux et fut prise de nausées. Elle continua de lire cependant et lorsqu’elle tomba sur les récits sanglants des cérémonies religieuses, elle courut dans le jardin pour vomir. Ce qu’ils faisaient était horrible. Elle avait compris que l’Ordre se divisait en deux parties. Le Clan et l’Union. Le Clan adorait les esprits malins et l’Union était à la recherche d’un équilibre sain. Elle pleura en songeant que ses parents n’avaient pas hésité à faire des sacrifices humains pour que l’enfant qu’ils attendaient soit « marqué ». Elle aurait préféré n’avoir jamais rien su. Elle était retournée dans la hutte et avait repris sa lecture. Elle aurait voulu n’avoir jamais vu le jour lorsqu’elle découvrit qu’une sœur était née en même temps qu’elle, mais que comme elle n’était pas « marquée », ils l’avaient offerte en sacrifice. Elle avait décidé que c’était suffisant. Elle ne voulait pas en savoir plus. De rage, elle avait mis le feu à la cabane et au vieux allongé dans son dernier lit, un sourire diabolique sur les lèvres. Prostrée, au bord de l’eau, elle avait regardé le feu grandir et se consumer toute la nuit. A l’aube, alors qu’il ne restait plus rien, elle avait marché dans les cendres brûlantes et s’était promis de ne jamais appartenir à cet Ordre. Elle se vengerait, d’une manière ou d’une autre, mais ne se plierait jamais à leurs plans. Elle avait pris la lame de son coutelas et s’était fait une entaille au niveau du cœur. Elle prêta serment, les joues baignées de larmes, les pieds brûlés. Elle avait quatorze ans à peine.
Le jour même, elle était partie à la ville la plus proche. Elle avait travaillé dans une écurie pour survivre. Il y avait une institution qui formait les jeunes à devenir ovate. Elle avait saisi l’occasion et avait étudié sans relâche. Elle s’était tellement impliquée que bientôt, son chargé d’étude l’envoya apprendre dans une ville lointaine. Morgann était ainsi devenue barde. Elle s’était juré que jamais elle ne se lierait avec quelqu’un et que personne ne découvrirait son secret. Elle se sacrifiait, en quelques sortes, pour que tombent aux oubliettes les vestiges d’une confrérie diabolique. Elle n’avait jamais été une enfant, n’avait jamais rit. Son entourage la craignait parce qu’elle était différente. Elle s’interdisait tout sentiment et toute faiblesse. Et cela lui avait réussi. Elle était devenue une guerrière farouche. Mais la guerrière, aujourd’hui, savait que quelque chose s’était brisé en elle.
Elle fixait les étoiles, allongée dans l’herbe. Elle soupira. Elle n’aimait pas se remémorer son passé détestable. Elle avait quand même eu de la chance. Elle avait rencontré Algor puis la bande, et malgré ses airs bourrus, ils avaient quand même réussi à percer sa carapace. Mais à présent c’était différent. Le passé ressurgissait et il fallait qu’elle s’éloigne pour les épargner. Elle ne voulait même pas imaginer leur réaction s’ils découvraient ce qu’elle était. Parce qu’elle ne pouvait plus en douter maintenant, elle appartenait bel et bien à l’Ordre. La flûte, la pierre, tout cela était lié. Seul un Elu possède ces dons là. Elle ferma les yeux et pour la première fois depuis de longs jours, repensa au viking. Il l’avait soignée malgré tout. Et pourtant il ne pouvait pas ignorer ce qu’elle représentait. Elle se tourna sur le côté et enfouit son visage dans ses mains. Elle avait toujours été seule mais cela ne lui avait jamais pesé comme maintenant. Elle devait agir et ne pouvait se reposer sur personne. Elle sentit la boule se former dans sa gorge et se releva. Ce n’était pas le moment de flancher. Elle remonta sur Sucellos et prit la direction d’Ardee. Elle allait récupérer quelques affaires car c’était décidé. Elle partait.
Morgann était assise sur le toit d’une tour de Dun Ailinne. Le Soleil commençait à se lever et le ciel revêtait des teintes éblouissantes. Elle jouait de la flûte, les yeux fermés, éperdue dans cet instant unique. Les ombres se déplaçaient à mesure que le soleil se levait au-dessus de la colline. Il n’y avait pas un son autre que sa mélodie, pas un souffle. Elle s’arrêta et ouvrit les yeux. Le jour était beau, mais l’air mauvais. Elle regarda l’instrument dans ses mains. C’était la flûte de bois qu’elle avait gardé. Ça devait être le viking qui l’avait taillée. Elle la rangea et se leva. Un parfum de mort parvenait jusqu’à elle. Le vent se remit doucement à souffler tandis qu’elle se laissait descendre le long de la paroi, aussi souple qu’un chat. Elle savait qu’une bataille avait lieu à Dun Crimthainn mais elle ne voulait pas y aller. Elle voulait encore attendre avant de voir le sang à nouveau couler. Mais elle ne pourrait pas échapper à son devoir longtemps. Elle sortit du fort et remonta sur sa jument. Elle claqua la langue et fit partir Sucellos au galop en direction du nord est. Dans un nuage de poussière, elle disparut à l’horizon. Elle dépassa Dun Bolg facilement et dû constater que la bataille était passée par là aussi. Elle inspira profondément et se dirigea vers l’est. Au loin elle vit les hautes tours de Dun Crimthainn se dessiner et ralentit prudemment son allure. La bataille sévissait sans aucune retenue ni pudeur. Des cris stridents arrivaient jusqu’à elle, la mort répandait sa semence partout. Elle se prépara. Elle avait remarqué un attroupement d’hiberniens d’un côté. Elle s’approcha, reconnut Kasa dans la mêlée et vit Frann en haut d’une tour. Elle s’élança vers le groupe, sauta au dernier moment de sa monture qui continua sa course pour se mettre à l’abri. Elle s’approcha d’Algor qu’elle venait d’apercevoir et lui fit un petit signe de tête. Kasa était en difficulté. Elle sortit son tambour et elle se mit à jouer pour que son énergie se régénère. Algor était toujours fasciné de voir à quel point la musique possédait des vertus, qu’elles soient bénéfiques ou non.
Morgann évalua rapidement la situation. Il y avait une centaine de ses pairs disséminés dans le fort et alentour. Le sol était jonché de cadavres et les ovates avaient l’air épuisé. Puis elle se tourna vers l’ennemi. C’étaient ces rats du nord ! Elle pensait affronter la vermine albionnaise au lieu de quoi elle se trouvait face à cette population barbare de Midgard. Elle serra les dents. Dans les deux cas cela ne l’enchantait pas. Elle détestait Albion avec ses airs de grande sagesse alors qu’ils n’étaient, en général, que de vils sorciers qui s‘adonnaient à la magie noire. Rien de ce qu’ils faisaient n’était fortuit. Il y avait toujours quelque intérêt derrière. Et Midgard… C’étaient des brutes. Ni plus ni moins que des sanguinaires assoiffés de conquêtes. Le soleil qui brillait haut dans le ciel avait l’air de sourire, si beau en contraste avec cette masse grotesque. Morgann était amère. Le sang coulerait sur sa lame aujourd’hui, comme d’habitude. Elle ressentirait le dégoût mais effectuera sa tâche froidement. Elle seconda Algor dans ses soins toute la journée, redonna de la force et de l’énergie à ses compagnons lorsque c’était nécessaire et n’hésita pas à manier son épée lorsqu’un nain s’approchait de trop près. Enfin le soleil passa de l’autre côté des montagnes et l’air se rafraîchit. Il lui sembla que la douceur de la nuit qui tombe mettait un peu de baume au cœur des combattants. Mais pas au sien. Elle serra les dents, enfonça sa lame dans la poitrine d’une viking qui l’avait attaquée par surprise. Elle eut un sourire glacial devant l’expression de la femme lorsque celle-ci croisa son regard. Elle savait l’effet qu’elle produisait avec ses joues creuses, ses cheveux noirs et sa peau laiteuse. Ses yeux bleus se figeaient instantanément et s’assombrissaient. Aucune chaleur n’y subsistait et seule la mort impassible s’y reflétait. Ses adversaires devinaient alors qu’ils n’avaient pas une simple celte devant eux, mais la Mort se riant d’eux. Morgann aussi avait le sentiment de ne plus s’appartenir dans ses moments là. Parfois elle tuait, implacablement, sans rien ressentir. Elle exécutait sa besogne avec un certain art et tirait quelques fois satisfaction de ces vies qu’elle volait. Elle redevenait l’outil de Dame la Faux et s’abandonnait à ses ordres. Morgann fut ramenée à la réalité par Mini qui tirait sur sa manche.
« - Faut pas rester là Bella ! Ils ont des renforts qui arrivent ! » Au même instant, un cri de guerre long et aigu se fit entendre au loin. Les troupes fraîches de Midgard faisaient leur entrée. En quelques minutes, le gros des nouveaux arrivants se mêla à la bataille. Elle se mit dos à dos avec Mini, obligée d’assurer ses arrières. Ils étaient partout, le visage recouvert d’étranges peintures de guerre. Elle cracha par terre en fixant le troll qui s’approchait d’elle. Sa haine et sa colère étaient palpables. Elle profita des difficultés de son ennemi à vite se déplacer pour le paralyser quelques instants. Elle siffla une note tenue et aigue et Igg envoya une énorme boule de feu sur la masse caillouteuse. Le troll eut un grognement sourd et du sang noirâtre se mit à couler au coin de sa bouche. Igg réitéra l’opération et le troll alla s’écraser plusieurs mètres plus bas, mort. Elle se dépêcha de redonner à chacun un nouveau souffle pour qu’ils ne se fassent pas dépasser par leur fatigue. La nuit était désormais noire. Algor la saisit par le bras et l’écarta un peu de la mêlée.
« - Dépêche-toi, on se retire ! » Elle le regarda sans broncher et retira sa main.
« - Je ne pars pas avec vous. Bon courage. » Et elle se retourna prêter main forte à une lurikeen assaillie par un viking et deux kobolds. Algor la considéra quelques instants puis lâcha entre ses dents :
« - Quand tu seras six pieds sous terre, ne compte pas sur moi pour fleurir ta tombe. » Il eut un sourire mauvais. « Mais c’est ce que tu désires au final, j’en suis sûr. »
« - Si tu tiens à ce que ta femme ne sois pas veuve avant l’heure, je te conseilles de te tirer Algor.» Lui répondit elle sans se retourner.
Il grogna.
« - Va au diable Morgann avec ton foutu orgueil et tes mystères ! » Et il partit. Morgann contracta sa mâchoire et serra si fort ses poings que ces derniers blanchirent. « Tu ne crois pas si bien dire mon ami… » Pensa-t-elle. Elle se concentra sur ses adversaires et esquiva de justesse un coup de hache. Elle sourit à son ennemi et lui dévoila des dents d’une blancheur immaculée. Ce dernier eut un mouvement d’hésitation. Un de trop. La seconde d’après il était mort, persuadé que le diable avait pris possession du corps d’une femme. Mais bientôt, les hiberniens durent se replier. L’ennemi était en trop grand nombre et l’issue était prévisible. Si elle restait, elle ne s’en sortirait pas. Elle s’écarta et prit la direction du sous bois. Sa cape noire la dissimulait un peu dans l’obscurité. Il y eut un mouvement sur sa droite. Elle écouta, attentive. Un viking l’avait vue partir et la suivait, prêt à l’attaquer. Elle sourit et se prépara au combat. S’il croyait avoir trouvé une proie facile, il se trompait. Elle s’enfonça un peu plus dans la forêt pour qu’ils soient à l’écart de la mêlée. Elle était agile et rapide mais à son étonnement, l’homme aussi. Elle savait qu’il était toujours derrière elle, et pourtant, il ne faisait aucun bruit. Enfin, elle entendit le sifflement métallique d’une hache qui fend l’air. Elle dégaina au même moment et se retourna pour parer l’attaque.
Son cœur rata un battement.
Elle plongea ses yeux dans ceux de l’immense viking qui se tenait en face d’elle. Elle pouvait sentir l’odeur des combats sur lui et son souffle sur son visage.
Le viking la contempla un instant, incrédule, puis abaissa son arme. La tempête faisait rage dans les pensées de Morgann. Voilà que l’homme qu’elle essayait d’oublier vainement depuis plusieurs semaines se trouvait en face d’elle. Il l’avait peut-être sauvée, mais aujourd’hui il était son ennemi. Elle leva son épée, prête à lui assener un coup fatal mais rien ne se produisit. Elle était immobile, ne pouvait pas faire le moindre geste. Et il n’y avait aucune magie là-dessous. Juste une faiblesse qui s’insinuait de plus en plus profondément au cœur de son être. Peer la regarda tranquillement, sans aucune peur malgré la lame menaçante. Elle finit par ranger son épée, furieuse contre lui et furieuse contre elle-même. Elle le toisa une longue minute, à quelques centimètres de lui. Et soudain, elle lui donna une gifle magistrale qui lui laissa la main toute tremblante et endolorie. Peer avait l’air estomaqué par ce qu’elle venait de faire. Il porta machinalement sa main à sa joue. Jamais personne n’avait levé la main ainsi sur lui. Le combat c’était autre chose. Il n’en revenait pas. Mais son expression changea lorsqu’il vit les yeux remplis de larmes de la jeune femme. Morgann se retourna et partit en courant. Et puis il y eut un choc sourd et douloureux. Et enfin, le néant. Elle sombra, sans trop savoir pourquoi. La nuit étendit alors son manteau noir sur sa vie.
Peer courait dans la nuit, la jeune femme serrée contre lui. Il ne savait pas exactement quelle folie s’était emparée de lui, mais le mal était fait. Il déboucha dans une clairière et se retrouva nez à nez avec une superbe jument à la robe noire. L’animal gratta le sol à sa vue, puis après avoir humé l’air, hennit et s’approcha du couple. Il frotta sa tête contre le corps endormi de la celte et renâcla. Peer reconnut une armoirie sur la selle qui correspondait à celle de l’épée de Morgann. Sans plus attendre, il saisit la bride de la jument et continua sa course. Quand son étalon fut en vue, il y attacha Sucellos puis grimpa. Il installa doucement Morgann devant lui et lança les chevaux au galop. Il ne savait pas trop où il allait pour l’instant. Mais il l’emmenait avec lui !
Il n’en était pas revenu de la trouver à Dun Crimthainn. Certes, elle était hibernienne et c’était de son devoir de défendre ce fort, mais il n’avait pas imaginé un seul instant qu’il la reverrait. Et pourtant, il n’avait pu s’empêcher de penser à elle depuis son départ. Il était rentré à Vasudheim plus morose que d’habitude. Chaque soir quand il allait se coucher, il repensait au mystère de cette jeune personne et il échafaudait dix mille hypothèses. Elle l’avait ensorcelé. Pour sûr qu’elle était maudite, sinon cela ne se serait jamais produit. Il avait canalisé alors toute son énergie au combat et jamais Peer le sanglant n’avait été aussi effrayant. Il avait accepté avec joie l’expédition pour Dun Crimthainn, ravi de pouvoir évacuer toute la tension qu’il y avait dans son fort intérieur. Il avait mené une bataille exemplaire, et lorsque les troupes hiberniennes avaient commencé à se retirer, il avait vu une petite silhouette solitaire s’enfuir. Il avait eu un sourire cruel et s’était élancé à sa poursuite. Mais quand elle s’était retournée… Il avait reçu un coup de couteau dans la poitrine qui lui avait coupé le souffle. Il avait d’abord été stupéfait de la voir en face de lui, puis il avait été impressionné. S’il ne l’avait pas connue de manière différente, il en aurait eut peur. Il avait retrouvé sur ses traits cette expression dure qu’il lui avait parfois vue pendant son sommeil. Il avait apprécié sa rapidité et son agilité à contrer son attaque. Elle avait levé vers lui un regard incroyable, où il n’y avait ni couleur ni chaleur, juste la terrible vérité : la mort. Cela n’avait duré qu’un bref instant, le temps qu’elle le reconnaisse. Puis son expression avait radicalement changé, et ses yeux avaient retrouvé leur vie. Elle avait baissé sa lame puis l’avait fixé intensément. Il ne savait pas trop à quoi il s’attendait, mais certainement pas à ce qu’elle le frappe. Il avait été interloqué. Puis il avait compris. Elle était furieuse, et il entendait bien pourquoi. Quand il avait vu les larmes dans ses yeux il s’en était presque voulu d’être rentré dans sa vie et de l’avoir ainsi bouleversée. Il s’était senti misérable. Et elle avait pris la fuite. Sans réfléchir, il avait saisit le manche de sa hache et l’avait rabattu sur la tête de la jeune femme. Elle s’était effondrée, sans un bruit. Il l’avait alors attrapée et s’était enfuit.
Il chevauchait désormais à travers les bois. Il ne pouvait pas la ramener à la hutte de l’ermite. Elle en connaissait le chemin. Et il voulait qu’elle ne puisse pas s’échapper le temps… Le temps de quoi ? Il ne le savait même pas. Il la conduirait là où personne ne viendrait la chercher. Il passa la muraille qui séparait les territoires frontaliers d’Hibernia de Midgard alors que le soleil se levait doucement. Il n’y avait aucune patrouille. Tant mieux. Il ne voulait pas qu’on le voit. Il réajusta la cape légère de la jeune femme sur ses épaules. La température allait vite chuter et elle ne devait pas y être habituée. Il gravit une montagne et arriva à un point de vue remarquable. Il avait presque tout Midgard en panorama. Mais au lieu de redescendre vers le fort qui assurait la frontière, il continua à grimper dans les montagnes. Si rien n’avait changé depuis qu’il était enfant, il y avait, à quelques heures de là, une vieille chaumière abandonnée et isolée au milieu de la neige et des sapins. Quand il avait huit ans, il était parti à la chasse avec son père et d’autres amis. Mais il s’était perdu et la neige avait commencé à tomber. Les tempêtes étaient fréquentes, et dans cet endroit là, particulièrement violentes. Il ne s’en serait pas tiré s’il n’avait découvert par hasard la petite hutte. Il avait forcé l’entrée, fait un grand feu et pris du repos jusqu’à ce que la tempête s’apaise. Il avait ensuite raconté à son père comment il s’en était sorti, en le faisant promettre de ne jamais révéler son « secret ». Il sentit la jeune femme frissonner et la serra davantage contre lui. L’hiver était rigoureux cette année, il l’avait oublié. Il accéléra le pas, décidé à épargner à Morgann ce froid mordant trop longtemps. Quatre heures plus tard, il était en proie à de sacrés doutes. Il ne trouvait pas la chaumière et la neige s’était mise à tomber. Les flocons étaient de plus en plus gros et le vent faisait mine de se lever également. Il jura et s’enfonça encore un peu plus dans la forêt de sapins qui se dressait désormais tout autour d’eux. Les chevaux avaient de la neige jusqu’aux genoux. Puis un pic enneigé attira son attention. Il prit cette direction et il fut soulagé en s’approchant : La chaumière était là, entièrement recouverte par la neige, excepté un petit bout de toiture. Dès qu’il arriva à l’avant de la maison, il descendit de cheval et entreprit de déblayer un passage pour accéder à la porte. Il lui fallut peu de temps car la neige était légère et malléable. Il ouvrit avec difficulté la porte et pénétra à l’intérieur. Ca sentait la poussière et l’humidité mais ils s’en contenteraient. Il alluma une bougie et inspecta rapidement la pièce principale. Il y avait toujours le grand lit, la cheminée, les deux petites fenêtres et la table dans un coin avec ses deux chaises. Il ouvrit d’abord les fenêtres après avoir enlevé la neige qui l’en empêchait. Puis il secoua la couche de plumes d’oie et la couvrit d’une peau d’ours qu’il avait trouvé dans une malle. Il alla ensuite chercher Morgann qui était toujours inconsciente. Il lui avait mis son lourd manteau de peau sur les épaules pour ne pas qu’elle ait froid. Mais malgré tout, elle grelottait et ses joues étaient roses. Il la souleva et la porta jusqu’au lit. Il la recouvrit d’une autre peau d’ours puis s’occupa de faire un feu. Jusqu’à ce que la nuit tombe à nouveau, il s’affaira à rendre la chaumière plus habitable. Il était inquiet que la jeune femme ne se soit pas encore réveillée. Il avait déblayé également la petite écurie pour y mettre à l’abri les chevaux. Il leur avait donné à chacun une portion d’avoine. Il avait ramené ses affaires et celles de Morgann à l’intérieur. Il n’avait pas osé les fouiller et avait commencé à préparer un repas avec ses propres vivres. Il avait récupéré de la neige qu’il avait fait fondre avant de la faire bouillir pour en faire une tisane apaisante. Il y versa une rasade d’alcool fort qu’il avait dans une de ses sacoches et donna quelques gorgées à Morgann pour la réchauffer dans son sommeil. Il écarta une mèche de cheveux de son front soyeux et grimaça à la vue de la marque violacée qu’elle portait. Il y était allé un peu fort. Il appliqua une compresse dessus et caressa ses cheveux. La nuit était désormais complètement tombée et au dehors, il n’y avait que le bruit du vent. Peer s’assit sur une chaise en face du lit et attendit. Il fallait qu’ils aient une discussion. Il ne savait pas encore comment il allait s’y prendre mais il devait parler à cette femme…
Une douce rumeur réveilla Peer qui s’était assoupi sur sa chaise en veillant Morgann. Il entrouvrit les yeux et aperçut, entre ses mèches, la jeune femme assise sur le lit. Elle parlait. A voix basse, comme pour ne pas l’éveiller. Il regarda en face d’elle et resta abasourdi devant l’auditeur de la celte. Le gamin se tenait là, comme s’il avait toujours vécu ici. Il ne voyait aucune trace de dureté sur le visage de Morgann et se posa plein de questions. Coupant cours à ses pensées, Awnn déclara, sans le moindre mouvement et en haussant à peine la voix.
« - Et si nous en parlions avec notre ami qui s’éveille à peine ? » Morgann tourna alors la tête vers lui et il fut obligé de se redresser. Elle le regardait toujours avec une certaine retenue, une distance qui signifiait clairement qu’ils n’étaient pas du même côté et qu’ils ne le seraient jamais. Elle avait l’air de lui en vouloir -et il comprenait bien pourquoi- mais en même temps elle semblait résignée. Elle croisa les bras en le fixant, dans l’attente d’une quelconque action. Awnn eut un sourire.
« - Approche toi Peer. » Il s’exécuta et rapprocha sa chaise. Il y eut un long silence.
« - Je crois qu’il est de mon devoir d’éclaircir certains points avec vous. Peer Asgard, je te présente Morgann, la dernière des Elus de l’Union. » Peer jeta un coup d’œil sarcastique à la jeune femme. Il trouvait ça un peu trop cérémonieux à son goût. Morgann lâcha entre ses dents :
« - Les présentations ont déjà été faites. »
« - En effet. » Répondit Peer. Aucun des deux ne semblait s’étonner du fait qu’ils se comprenaient et que le langage n’était plus une barrière entre eux.
« - Commençons alors. Je dois d’abord parler de ton passé Morgann, car tu appartiens à l’ordre, que tu le veuilles ou non, et c’est ton histoire. On ne peut rien contre son passé. On peut modeler son futur, mais jamais retourner en arrière. Les erreurs de tes parents étaient les leurs, et tu ne pourras jamais rien y changer. Il y a beaucoup de choses que tu ignores mais qu’il faut que tu saches. L’Ordre n’a pas toujours été mauvais. Il y a toujours eu scission entre deux partis, pour créer un équilibre entre ce que vous vous nommez le bien et le mal, et qui ne sont, pour nous, que deux entités complémentaires de la même puissance universelle. Pendant longtemps le Clan s’est attaché à tous les savoirs occultes. Tu ne vaincs ton ennemi que par la connaissance de sa force. L’Union, quant à elle, a toujours recherché l’équilibre, la connaissance par la grâce. Aussi bien que le Clan sait empoisonner, l’Union redonne la vie et guérit. Depuis la nuit des temps et le commencement, l’Ordre a été présent afin de préserver la science mystique de notre terre. Il y a souvent eu des antagonismes, des problèmes diplomatiques, des prises de pouvoir intempestives. Mais l’Ordre a toujours réussi à gérer ses conflits internes, qui se sont révélés, pour la plupart, très évolutifs. Jusqu’au jour où Macfarr le sorcier a pris la tête du Clan. C’était il y a quatre générations Morgann. Cet homme, un des plus grands Elus que l’Ordre ait connu, était le mal incarné. Il aimait le sang et le pouvoir. Il a endoctriné le Clan et l’a soumis à sa cause. Il a usé de la Magie Interdite, apprise par le Clan, mais toujours prohibée. Il s’en est servi pour dresser les membres de l’Ordre les uns contre les autres, et pire, il en a usé contre la masse. L’Ordre s’est donc rendu coupable de forfaits ignobles, transgressant les lois universelles. Des gens ont été assassinés par milliers au nom de la Cause. Les Elus sont devenus de plus en plus rares tant la race devait être parfaite. Ils devenaient l’Elite pour servir les plans de Macfarr. Les enfants étaient retirés à leurs parents dès la naissance, et élevés, dans sa tradition, dans un endroit tenu secret par les plus grands sages. On leur apprenait toutes les magies et tout ce qui a trait à la science mystique. Adultes, ils obéissaient aveuglément au règne Macfarr. Ce dernier avait pris la tête de l’Ordre et entendait le diriger comme il le voulait. Ce furent les sombres années. L’Union faiblissait de plus en plus et les oracles disparaissaient. On racontait que l’Héritier de l’Ordre viendrait un jour pour détrôner le règne Macfarr. L’Héritier serait puissant et bon, et aurait pour mission de redonner naissance à l’Ordre ancien. Mais Macfarr ne l’entendait pas comme ça, et chaque nouvel Elu de l’Union était offert en sacrifice. Puis cela devint une obsession pour lui et chaque nouvelle naissance devait être sévèrement punie. Il attaqua les petits villages, ordonna qu’on se débarrasse de tout « Héritier potentiel », puis ce furent les villes et enfin, les trois royaumes entiers. Tous ces agissement étaient secrets bien-sûr, et même si l’on savait qui en était l’auteur, rien ne pouvait le prouver. Rien, jusqu’au jour où le conseil des royaumes a été créé. Chaque royaume de notre terre à créé une confrérie de garde et protection, sorte de milice justicière pour mettre le holà à tous ces agissements barbares. L’Ordre a été infiltré et il y a eu des comptes-rendus en haut lieu. Macfarr a été accusé de crime contre l’humanité. On ne pouvait le condamner à mort parce que c’est un personnage puissant et protégé malgré tout. Les Dieux acceptent que l’on se venge des fauteurs de trouble mais refusent que le sang sacré, comme maudit, soit versé. Ils ont donc passé un accord. L’Ordre devait être dissout en échange de la liberté de Macfarr, et celui-ci devait s’engager à se tenir loin de toute pratique magique. On dit qu’il est exilé dans une forteresse sur une île lointaine. Mais certains de ses partisans ont continué son œuvre malgré son absence. Lorsque les arrestations en masse et les mises à mort ont commencé, beaucoup du Clan ont tenté de fuir. C’est ce qu’ont fait tes parents Morgann. Avec d’autres dans le même cas qu’eux. Ils avaient pris un bateau pour la Nouvelle Terre comme on l’appelait, continent fictif où ils auraient pu tout recommencer en attendant que leur maître se manifeste à nouveau. Mais la flotte de la garde les a rattrapés, et plutôt que d’abdiquer, ils ont préféré couler leur navire, par honneur et fierté, par amour pour leur maître. Le fanatisme a des conséquences bien tristes sur les petits peuples. Depuis, certains oeuvrent dans l’ombre, comme l’a fait le vieil homme qui t’a élevée. Je dois admettre que sa rigueur a été bien payée de retour. Tu es l’irréprochable représentation de l’Ordre Morgann. Tu corresponds aux rêves les plus fous de ce vieux dégénéré de Macfarr. L’homme qui t’a élevée, Maître Ollas, ancien instructeur des Elus du Clan, a su déceler ce qu’il y avait en toi. Il a échafaudé de nombreux plans et a vu revivre les sombres années dans tes yeux. Il te voyait un potentiel extraordinaire et une force peu commune. Ton intelligence te mènerait loin, et tes dons ne faisaient que rehausser ta richesse. Mais il n’avait pas prévu une chose Morgann. Une seule. Venant d’une famille totalement fanatique du Clan, il lui était inconcevable que tu sois destinée à autre chose qu’à le servir. Mais le cœur qui bat dans ta poitrine est bien fait de chair et de sang. Lorsque tu pleures alors que tu te crois seule, c’est la bonté qui est en toi qui s’exprime. Tu as la beauté de ces êtres purs Morgann. Ollas n’avait pas prévu que tu serais bonne. Il n’aurait pas imaginé un seul instant que tu te serais rebellée comme tu l’as fait. Il plaçait tous ses espoirs en toi, et quelque part, il vaut mieux pour lui qu’il soit mort aujourd’hui. Mais il ne s’était pas trompé. Ton destin est unique. Ton cœur qui bat redonne de l’espoir à tout un peuple. Ceux de l’Ordre qui ne se sont jamais laissés influencer attendent que tu te manifestes avec impatience. Tu es leur raison de croire encore Morgann. Tu es l’Héritière. » Il fit une pause. « Et moi je suis Awnn, descendu de par-dessus les cieux et remonté de par delà les océans afin de guider tes pas. Tu as eu raison dès le premier jour. Je ne suis pas un enfant. J’ai pour but de te conduire pour que s’accomplisse ton destin. Il n’est de chose ici-bas qui ne soit liée aux destinées. Le hasard n’existe pas et tout ce que tu n’as jamais compris trouve aujourd’hui un sens. Je ne te force à rien. Toi seule décideras. Mais l’homme qui est à côté de toi t’aidera. Car cela aussi est écrit. La force ne réside pas toujours où l’on pense. Regarde toi dans une glace Morgann, et dis moi ce que tu vois. Si tu songes que tu es différente, demande-toi pourquoi. Si tes traits sont à ce point singuliers c’est tout simplement que biologiquement tu n’appartiens à aucun royaume, ou alors aux trois. Ton père était celte. Mais ta mère avalonienne. L’homme a qui tu as donné la mort dans la rivière avait pour mère une viking et pour père un elfe. Tout cela te sembles absurde mais la sélection du sang est intraitable. Il n’y a pas de barrières à celui qui veut dresser un être plus pur que les dieux. Si ce n’est les dieux eux-mêmes, par le biais de celui qu’ils ont jugé apte à les représenter. Et cette personne aujourd’hui, c’est toi. Ironie du sort, ils retournent contre ce fou sa création la plus spectaculaire. » Il sourit. « Bien, je crois que j’en ai dit assez pour le moment. Je vais vous laisser méditer sur tout ce que vous venez d’apprendre. Je reviendrais quand cela sera nécessaire pour savoir c qu’il en est. Je n’ai rien à te conseiller Morgann. Tu es seule maître de tes décisions, même si je sais par avance ce que tu me répondras. » Il tendit alors un petit ouvrage à Morgann puis serra la main de Peer. Subitement, il n’avait plus l’air d’un enfant mais plutôt d’un vieux sage plusieurs fois centenaire. Peer fixa le bout de ses bottes quelques secondes et Morgann serra convulsivement le livre dans ses mains. Quand enfin elle sembla reprendre ses esprits, Awnn avait disparu. Seul Peer était présent, aussi silencieux qu’une ombre. Elle se leva, enfila le gros manteau de peau avec lequel il l’avait couverte et sortit. Elle respira avec un certain plaisir l’air glacé de Midgard puis grimpa tout en haut d’un sapin. Installée entre les branches, presque à la cime, elle pouvait contempler toute la montagne enneigée. Elle resta là pendant deux bonnes heures. Les pensées fusaient dans sa tête et on sentait la rage sourdre en elle. Elle finit par pousser un cri, un hurlement de rage qui retentit dans toute la forêt. Puis elle se mit à pleurer. Peer qui l’avait entendue était sorti précipitamment pour voir ce qu’il se passait. Quand il l’avait enfin vue perchée sur son sapin, le corps secoué de spasmes, il avait grimpé pour la chercher. Elle s’était débattue furieusement, l’avait mordu, giflé, griffé, mais il était plus fort. Il l’avait ramenée dans la chaumière et l’avait installée devant le feu. Elle ne se contrôlait plus et versait toutes les larmes de son corps. Il finit par la maintenir et elle se laissa aller dans ses bras, en disant entre deux sanglots : « Je ne veux pas… Je ne veux pas… Mes mains sont encore rouges du sang de mes victimes… Je ne veux pas… Pourquoi moi… Pourquoi…»
Elle s’était appuyée contre un sapin. Elle aimait le parfum de ces arbres là. L’air était froid mais revigorant. Elle n’était pas femme à être nostalgique d’un lieu et savait apprécier pleinement chaque instant. Elle passa sa main sur le tronc. Il était lisse par endroits, mais ailleurs, une rugosité agréable se faisait sentir sous ses doigts. La tempête était passée. Pour la première fois de sa vie, elle ne s’était pas contrôlée. Elle avait pleuré dans les bras de ce viking pendant longtemps, jusqu’à ce que ses yeux soient secs. Et puis elle avait eu honte. Elle s’était ressaisie et s’était tenue à distance. Elle l’évitait tant qu’elle le pouvait, consciente que cela ne servait pas à grand-chose. Elle ne pouvait pas quitter la chaumière et elle devait attendre Awnn. Elle avait réfléchi. Pendant de longues heures, assise contre ce tronc. Elle sortait sa flûte et elle jouait. Elle eut un sourire amer au souvenir de sa crise de nerfs. Que pouvaient faire ses ridicules larmes ? Les faits n’en demeuraient pas moins inchangés. Elle savait que Awnn ne lui avait pas tout dit. Et elle savait qu’elle le suivrait. Elle l’avait toujours su. Mais elle s’était laissée vivre une vie qui n’était pas pour elle encore quelques temps. C’est pour ça qu’elle avait craqué. C’était écrit au fond d’elle-même que ce jour arriverait. Biensûr, ce que lui avait raconté l’enfant l’avait éclairée. Mais il avait surtout confirmé le murmure qu’elle avait de tous temps entendu au fond d’elle. Elle sourit, à nouveau. Le destin ne laisse aucune chance. Elle était l’Héritière, et bien soit. Elle ferait ce que l’on attendait d’elle. Elle huma encore un peu l’air si enivrant des montagnes, avec le pressentiment que cela ne se reproduirait plus. Depuis quelques semaines, une faille s’insinuait en elle. Mais peu à peu, elle la sentait se refermer. Elle savait d’où elle venait. Et elle avait accepté ce que cela impliquait. Elle continua de jouer encore quelques instants, consciente que le viking n’était pas loin et qu’il l’écoutait. Sa musique ne lui faisait plus le même effet. Ça aussi elle l’avait accepté. Elle suspendit quelques notes dans l’air puis se redressa. Cela faisait déjà quatre jours qu’ils étaient ici. Peer et elle ne parlaient presque pas. Il avait tenté une approche qu’elle avait rapidement annihilée. Elle comprenait pourquoi il restait auprès d’elle. Mais elle se demandait si lui en avait conscience. Il la regardait souvent à la dérobée, entre ses mèches noires qui lui tombaient dans les yeux. Elle s’était habituée à sa haute stature et à son air effrayant. Parfois elle trouvait même une certaine douceur dans ses traits. Et cela lui faisait peur. Mais elle ne doutait pas de lui. Cet homme était fort, à tous les niveaux. Cela passera.
Peer, lui ne se posait plus tellement de questions. Il l’aiderait dans sa mission, quelle qu’elle soit. C’était une évidence posée devant lui, comme ça, simplement. Il ne cherchait pas à savoir pourquoi. Certainement parce que les Dieux l’avaient décidé ainsi. Il aiderait cette femme. Il la protégerait. Il mourrait même pour elle. Cette simple pensée l’ébranla. Qui était elle donc pour qu’il pense à lui donner sa vie ? Elle refusait qu’il s’approche trop d’elle. Ça l’avait agacé au début puis il avait trouvé ça préférable. Il ne fallait pas qu’il s’attache trop à elle. Il le savait. Il aimait l’écouter jouer, solitaire contre son arbre. Sa musique était désormais un baume sur son cœur de guerrier endurci. Elle était un mystère de solitude. Il s’était rendu à l’évidence que cette femme ne pourrait jamais être heureuse et qu’elle n’ouvrirait jamais les portes de son cœur à qui que ce soit. Il s’estimait déjà privilégié de l’avoir eue avec lui dans un tel contexte où sa fragilité, par moments, n’était plus à démontrer. Mais étonnamment, depuis qu’elle s’était laissée aller avec lui, quelque chose avait changé en elle. Il sentait la volonté inflexible prendre le dessus sur tout son ressenti. Il la voyait se durcir de jour en jour, se conditionner à mener une bataille dont elle ignorait tout encore. Car elle allait accepter. Cela se voyait. Sa détermination et ses yeux fixes étaient plus éloquents que n’importe laquelle de ses paroles. Il la vit se lever et se diriger vers lui. Elle passa sous son nez sans un regard et rentra. Il entendit un murmure de voix et entra à son tour. Awnn était assis sur une chaise, visiblement satisfait.
« - Approchez… Je crois qu’il est temps pour nous de prendre une décision. » Morgann s’appuya contre la cheminée et Peer s’assit sur une chaise de bois.
« - Je pars quand ? » Demanda Morgann sans le moindre tremblement.
« - Vous partirez à l’aube demain. Il y a trois étapes que vous devrez franchir. Déjà, vous devez vous rendre sur Albion afin d’y récupérer la Pierre d’Omm. Je vous guiderais, cela ne devrait pas poser réellement de problèmes. Ensuite, il faudra aller chercher celle d’Akbar, dans un fort midgardien. Ce n’est pas pour rien que chaque royaume possède une de ces pierres. Elles sont la clé qui permettra à l’Héritier de recouvrer toute sa puissance. Tu as déjà pu constater que la Pierre d’Awnn réagissait à ton contact Morgann. Ce n’est encore rien comparé à ce que ce sera quand elle sera en compagnie des autres. Joindre deux pierres crée une aura remarquable. Associer les trois, c’est s’incliner devant les puissances éternelles et accueillir en soi leur force. Mais cette énergie est dangereuse Morgann. Une fois les trois pierres réunies, il vous faudra vous rendre à Emain Macha. Au milieu de nulle part, là-bas, se trouve le Sanctuaire Conjoint. Il te faudra associer les trois pierres pour n’en former qu’une. Celle-ci fera corps avec toi et te permettra de comprendre. Je ne peux rien te dire de plus, il y a certaines choses qui sont indicibles. Cette communion se fera dans ton esprit. Je vous conseille de prendre du repos cette nuit. A l’aube du deuxième jour, vous devrez avoir toutes les pierres en votre possession. La date n’est pas fortuite. Après-demain sera le jour de la Lune noire, le renouveau aux morts comme disent les anciens. Cela ne se produit pas souvent et c’est toujours la marque d’un grand évènement. Des questions ? »
Il eut un silence puis Peer demanda :
« - Comment nous dirigerons nous ? »
Awnn sourit.
« - Morgann a dans son sac un objet très important. Demain quand vous partirez, elle le glissera dans son pourpoint. La Pierre d’Awnn vous guidera. Fais-lui toujours confiance Morgann. »
Elle hocha la tête dans un acquiescement muet. Les choses sérieuses commençaient. Son destin s’épanouissait enfin et sa vie trouvait un sens. Elle serra les poings, signe de sa résolution.
Demain sa vie commençait…
Le ciel était encore noir lorsqu’ils se levèrent. Il n’y avait pas un bruit et la montagne semblait s’être tue. Ils s’habillèrent en silence, vérifièrent encore une fois que tout était en ordre, que les armes étaient aiguisées, que les chevaux étaient prêts. Morgann monta Sucellos puis rabattit sa capuche sur sa tête. Elle vit Peer faire de même sur son cheval. Son expression avait considérablement changé. Il était en alerte, concentré, le visage fermé et les muscles tendus. Il lança son cheval au trot et prit la direction du sud. Morgann le suivit sans un mot. C’était son pays, il devait le connaître mieux que quiconque, et elle lui faisait confiance. Le soleil finit par se lever et il était presque au milieu du ciel lorsque enfin ils aperçurent Caer Sursbrooke. Ils auraient pu être plus rapides, mais ils avaient préféré jouer la carte de la prudence et faire quelques détours pour éviter les patrouilles. Le fort se dressait devant eux, inaccessible et puissant. Morgann se demanda comment elle allait bien pouvoir y pénétrer, et, surtout, en ressortir vivante. Le viking avait l’air de penser à la même chose. Et tandis qu’ils s’acheminaient avec précaution, Morgann ressenti un léger malaise. A chaque pas que faisait sa jument, cette impression désagréable s’accentuait. Elle finit par s’arrêter, troublée et mal à l’aise. Peer s’arrêta immédiatement et lui jeta un regard interrogateur.
« - Je ne peux pas continuer par là. » Elle secoua la tête. « Je ne peux pas avancer. »
« - La pierre ? »
Une lueur fugace passa dans ses yeux. Elle mit la main dans son pourpoint et en sortit la Pierre d’Awnn. Elle lançait avec fureur une luminosité rouge sang.
« - Visiblement, elle n’approuve pas notre choix » Dit le viking avec un sourire amusé. Morgann et lui essayèrent plusieurs directions avant que la pierre ne redevienne normale. Elle leur fit faire un grand détour et arriver par l’arrière du fort. La celte était perplexe. Elle voyait de moins en moins comment elle pourrait pénétrer dans l’enceinte de la forteresse bien gardée. Un craquement dans l’arbre derrière elle. Elle se retourna brusquement et dégaina. Peer avait entendu lui aussi et réagit aussi promptement. Puis il y eut un petit rire étouffé qui venait du feuillage. Et Morgann évita de justesse une pomme en pleine figure qui alla rebondir dans l’herbe derrière elle. Le rire se fit plus franche dans l’arbre et la jeune femme eut un doute. Elle abaissa son arme.
« - Mini ? » Elle semblait confuse, méfiante mais consterné en même temps. Elle sentit un souffle derrière elle et sans réfléchir, elle se tourna et referma ses bras sur un corps invisible. Peer n’avait pas compris son geste mais il fut ahuri lorsqu’il vit un petit corps maigrelet apparaître entre les bras de la jeune femme. C’était un petit lurikeen, retenu à l’arbre par ses pieds, la tête en bas et qui avait désormais une expression un peu boudeuse sur les lèvres.
« - Aïe Bella, tu vas me briser les côtes si tu continue de serrer. » Elle le lâcha et il tomba par terre.
« - Ah ben c’est malin ! Je vais finir par me casser quelque chose ! »
« - Qu’est-ce que tu fais là ? » Il eut un sourire énigmatique et haussa les épaules.
« - Je me balade… »
« - Ne me prends pas pour ce que je ne suis pas Mini. Depuis quand est-ce que tu me suis ? » Il eut une expression penaude.
« - Bah... C’était pas volontaire… J’avais juste peur pour toi. J’ai une dette envers toi Momo. Sur le bûcher l’autre fois, c’était pas très très rigolo. Alors quand j’ai vu ce gros tas te courir après à Crim, je suis venue voir si tu avais besoin d’aide ou pas… Et j’avoue que je ne m’attendais pas à ce que j’ai vu. Heureusement que ton… » Il eut un sourire mauvais. « … ami est beaucoup plus fort que moi, sinon je serais intervenu beaucoup plus tôt. Je croyais que personne ne posait ses mains sur Morgann la funeste… »
« - Ma vie ne te regarde pas. »
« - Toujours est-il que je vous ai suivis à distance pour voir ce que le gros te voulait. Et puis il y a eu le petit qui est venu me parler. Bizarre ce gosse. Il m’a raconté plein de trucs Morgann. C’est vrai ? » Morgann ne répondit rien et continua de le regarder fixement. « Comme je ne savais pas trop à quoi m’en tenir, j’ai appelé Algor et Frann… » Morgann sentit une sueur froide perler le long de son dos. Elle scruta le sous bois avec acuité et sentit son cœur s’accélérer dans sa poitrine. Algor et Frann étaient ciblés sur Peer. « Donc, si le gros est d’accord, on va se séparer ici et rentrer chez nous. Mais s’il refuse… » Il eut à nouveau son sourire de prédateur. « … Je ne répondrais plus de rien. »
La jeune femme prit une profonde inspiration et déclara :
« - Tu perds ton temps Mini. Frann baisse ton arc si tu ne veux pas que je le fasse à ta place. Quant à toi Algor, je ne pensais pas que tu me suivrais lorsque j’irais rendre visite au diable. » Elle eut un rire sarcastique.
Peer regardait la scène attentivement. Il n’avait pas perdu une miette des réponses de la jeune femme et, même s’il ne comprenait pas ce que disait le lurikeen, il s’était fait une idée sur le contenu de la conversation. Il y avait donc des gens qui tenaient à elle pour être partis à sa recherche aussi loin. Il aurait dû s’en douter. Elle avait dû en ensorceler plus d’un. Mais le ton glacial avec lequel Morgann répondait le stupéfia. Il ne la voyait pas fréquenter des gens par convenance ou intérêt. Si ces personnes étaient ici, c’est qu’elles devaient compter pour elle, et réciproquement. Et pourtant, elle s’adressait à eux avec toute la retenue que l’on manifeste devant quelqu’un que l’on méprise. Il fut étonné quand il l’entendit demander à quelqu’un de baisser son arc. Il se retourna et considéra avec suspicion l’elfe qu’il n’avait pas vu et qui se tenait à une vingtaine de mètres de lui, une flèche dirigée sur sa poitrine. Il retint son souffle quelques instants. Quelle allait être l’issue de toute cette histoire ? Il vit l’elfe le toiser un long moment puis regarder Morgann avec un air interrogateur. Puis il baissa son arc.
« - Je suppose que tu dois avoir une bonne raison pour ça. »
L’elfe était loin et pourtant Peer entendit sa voix. Il avait souvent combattu cette race, et cependant, il ne se rappelait pas les avoir jamais entendu parler. L’elfe était grand et gracieux. Des fils d’argent lui tombaient jusque dans le bas du dos, avec une légèreté qui n’était pas sans rappeler la soie d’un jupon dans un courant d’air. On racontait que cette race était unique et magique. Et là, il pouvait l’étudier à loisir. La voix était douce, onctueuse, apaisante et en même temps, porteuse d’une certaine force. Le dénommé Frann s’approcha sans bruit, comme s’il glissait dans les airs. Sa beauté était incroyable et avait quelque chose d’irréel. Il arriva à sa hauteur et le scruta attentivement. Peer plongea ses yeux gris dans ceux, turquoises, de l’elfe. Il eut le sentiment bref que l’expression de l’elfe avait changé une seconde, puis cette impression s’évanouit devant les traits impassibles qu’il affichait.
Frann était étonné en effet. Il s’attendait à tout sauf à ça. Morgann était avec un viking ! Et visiblement, elle ne voulait pas qu’on y touche. Il nota le côté protecteur du viking vis-à-vis de son amie. Il n’avait pas cillé sous son regard. Honnête homme, droit et juste. Même si midgardien. Puis il se tourna vers la jeune femme. Il serra les dents. Elle déjà si irascible habituellement, tendue et fermée, semblait sculptée dans le marbre. Les sourcils étaient froncés, les joues creuses, un pli dur sur les lèvres. Et bizarrement, elle ne perdait pas pour autant sa beauté. Dans un élan, il prit la main de Morgann dans la sienne et la serra. Il ne l’avait jamais vue ainsi et il avait peur. Elle ne broncha pas et se contenta de le regarder.
« - Vous n’auriez pas dû venir. Rentrez sur Hibernia. Je vais bien. Il ne me fera aucun mal. »
Algor sortit à son tour du couvert des arbres et s’approcha. Morgann et lui s’affrontèrent du regard durant ce qui semblait une éternité puis il soupira.
« - Tu as vu ta tête ? Tu ferais peur à un mort avec cette expression. J’en ai marre que tu te foutes dans des galères pas possibles, alors tu vas peut-être bien, même si j’en doute, mais ne comptes pas sur moi pour partir et te laisser là. Je ne sais pas quels sont tes rapports avec ton « ami » et à la limite je m’en fiche, mais je vous accompagne. »
« - Nous vous accompagnons. » Rectifia Frann avec un demi sourire. Mini hocha la tête, signe qu’il comptait bien être de la partie lui aussi. La jeune femme soupira.
« - Je n’ai pas besoin de vous. Allez-vous-en.»
« - Tu es sûre ? » Elle sursauta et se retourna. Awnn souriait, appuyé contre son arbre.
« - C’est noble de ta part de vouloir épargner tes amis. Mais ton orgueil t’aveugle peut-être. Tu n’es pas invincible Morgann et parfois il faut apprendre à demander de l’aide, et surtout à l’accepter. Tes compagnons sont la réponse aux questions que tu te posais. Vous aurez plus de chances de vous en sortir à cinq que à deux. » Morgann détourna la tête, manifestement contrariée.
« - Et ne crois pas non plus qu’ils te tourneront le dos après avoir découvert celle que tu es en réalité. C’est insulter l’amitié qu’ils te portent. » Il fit une pause. « Ne porte pas ta naissance comme un fardeau Morgann. C’est ton destin et ton honneur. » Il y eut un grand silence et Morgann sentit les regards de ses compagnons braqués sur elle. Elle fut reconnaissante à Peer, qui, elle le savait, avait tout entendu. Il fixait ses bottes comme si de rien n’était pour soulager sa gène. Elle haussa les épaules et regarda en direction du fort.
« - Bon. Il faut qu’on pénètre là dedans. J’ai quelque chose à récupérer. Pas de questions, on a pas le temps. Mini tu pars en éclaireur avec Frann. Algor tu jettes un coup d’œil sur eux, histoire de. Une fois en haut, vous envoyez l’échelle pour qu’on puisse monter. Notre objectif est la septième fenêtre en partant du bas. Elle est vitrée d’un côté et de l’autre il y a une grille. Je devrais pouvoir passer à priori. Vous, pendant ce temps, vous contournez la meurtrière au-dessus et vous descendez surveiller la porte, au cas où des gardes viendraient à rôder par ici. Peer, tu restes en bas et tu surveilles les allées et venues des patrouilles. Quand je l’ai-je te rejoins en bas et on plie bagage. C’est bon pour tout le monde ? » Tous acquiescèrent. Elle ne savait pas comment toutes ces informations lui étaient venues, comment elle avait su où se trouvait la pierre. Elle le savait, simplement. Elle mena sa jument dans les bois et la mit à l’abri. Peer en fit autant. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre que les autres avaient déjà mis leur monture à l’écart au préalable. Il y avait un silence tendu, chacun s’étant mis en condition pour ce qui allait suivre. Par chance, il y avait un arbre contre le fort. Elle pourrait y grimper en attendant la suite des évènements. Elle vit disparaître Mini comme il était apparu. Impossible de suivre son ascension. Il lui sembla attendre une éternité avant d’entendre le sifflement habituel du lurikeen, signe que la voie était libre. Frann était grimpé lui aussi, et il leur envoya l’échelle de corde. Algor grimpa rapidement et rejoignit les deux autres en haut. Morgann se retourna vers Peer et lui fit un petit signe. Puis elle monta, avec son agilité légendaire, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Elle arriva à hauteur de la septième fenêtre et dû lutter pour parvenir à y faire une ouverture. Elle prêta l’oreille. Il y avait des bruits de lames. Il devait y avoir des gardes de l’autre côté de la porte et les autres se battaient sûrement. Elle se glissa avec difficulté par la petite ouverture et remercia les Dieux d’être née fine. Elle posa un pied sur la pierre froide. La salle était très différente de celle qui abritait la Pierre d’Awnn. Les dalles grisâtres étaient recouvertes de riches tapis et de lourdes tapisseries ornaient les murs. Il y avait un lustre au plafond sur lequel brillait une centaine de bougies. Enfin, contre un mur latéral, il y avait un autel, recouvert de soieries. Une lumière bleutée s’égrenait comme des flocons de haut en bas mais également de bas en haut. Elle était entrecoupée d’étincelles argentées. C’était un tout autre style, mais c’était tout aussi beau. D’où elle était, elle ne pouvait pas apercevoir la pierre. Elle s’approcha et vit une cloche de verre posée sur un socle de marbre blanc. En dessous, resplendissante, faisant miroiter les lumières en dix mille reflets, la Pierre d’Omm tournait lentement sur elle-même. Si la première pierre l’avait impressionnée par sa beauté, celle-ci la surprit par la douceur et la sérénité qui s’en dégageaient. Un étrange bien-être la saisit lorsqu’elle souleva la cloche. Et puis la pierre se mit à briller intensément et une chaleur s’insinua dans sa poitrine. Elle était subjuguée par le spectacle et cette agréable sensation dans son cœur.
« - Ne traîne pas. » Lui souffla une voix à l’oreille. Elle ne réagit même pas. « Si la Pierre d’Awnn symbolise la force et la puissance, celle d’Omm représente la féminité, la magie et les envoûtements. Si tu ne fais rien pour te sortir de ta transe, elle va t’asservir. Montre ta force Morgann. Tu es son maître. » La voix à son oreille était devenue ferme et autoritaire. Mais elle aimait la torpeur dans laquelle elle se trouvait. Puis elle parvint à saisir le sens des propos qu’elle venait d’entendre et prit la pierre dans sa main brusquement. La brume se dissipa et elle recouvra ses esprits. Elle soupira. Elle se retourna et enfouit la pierre dans son pourpoint. Elle ressentit une grande chaleur lorsque les deux pierres entrèrent en contact. Elle se glissa rapidement par l’ouverture. Il s’en fallait de peu. Sa torpeur l’avait empêchée d’entendre que les combats dehors avaient cessé. Frann, Algor et Mini étaient redescendus, et lorsque elle fut enfin bien accrochée à l’échelle, la porte s’ouvrit à la volée et une poignée de gardes se rua vers elle. Elle descendit le plus rapidement possible, évita quelques flèches. Frann ripostait comme il le pouvait depuis les arbres, pour la couvrir. Elle se précipita vers le bois, grimpa en vitesse sur Sucellos que Peer avait approchée pour elle et tous partirent au galop, entendant le cor de leurs ennemis retentir au loin, en signe de chasse ouverte. Ils étaient au crépuscule, la nuit ne tarderait pas à tomber. Ils chevauchèrent tous les cinq côte à côte, aussi vite qu’ils le pouvaient pour se mettre à l’abri. Ils finirent par se réfugier à Dun Crimthainn, désert depuis la défaite des hiberniens quelques jours auparavant. Il n’y avait pas âme qui vive, juste l’odeur persistante de la mort. Ils rentrèrent les chevaux et s’installèrent dans un coin. Ils ne firent pas de feu, pour ne pas qu’on les remarque. Par chance, la nuit était plutôt chaude. Ils prirent un peu de repos et mangèrent en silence. Mini fit passer sa gourde remplie d’eau de vie et tout le monde l’accueillit avec reconnaissance. Cela les réchauffait un peu et les revigorait après cette escapade.
« - Tu as été bien longue avec la pierre. » fit remarquer Peer. Tous le regardèrent, ahuri. Il ouvrait la bouche pour la première fois depuis qu’ils l’avaient vu. Et surtout, ils furent piqués par la jalousie. Comment cet homme, cet étranger, cet ennemi, pouvait savoir des choses sur la vie de leur alliée que eux-mêmes ignoraient ? Ils ne se rendirent même pas compte sur le coup qu’ils avaient compris ce qu’il avait dit. Puis les yeux de Frann s’allumèrent et il sourit au viking.
« - Elle est ensorcelée et assez puissante. Rien à voir avec l’autre, mais tout aussi redoutable. » Répondit Morgann. Elle la sortit de son pourpoint et la tint dans sa main. Il y eut des exclamations étouffées autour d’elle. Elle les regarda avec un sourire devant leur expression béate. Ils avaient tous les prunelles qui brillaient et la bouche ouverte. Elle referma son poing sur la pierre et rompit le charme. Mini grogna.
« - Pire qu’une bonne femme ce machin là. Mais ça va te servir à quoi ? » Le sourire de la celte s’envola. Tous le notèrent et regrettèrent que l’expression dure de Morgann ait repris le dessus. Elle se tut, morose. Elle attrapa la gourde de Mini et en but une lampée. L’alcool sembla lui délier la langue et enfin, elle dit :
« - Le destin vous rattrape toujours. Demain je me battrais pour une cause perdue, maudite qui plus est. » Elle eut un sourire amer. « Je n’y peux rien, c’est comme ça. » Elle regardait droit devant elle en disant ça, les yeux perdus dans le vague, l’air ailleurs. Et subitement, elle leur montra son dos et releva sa tunique, révélant la marque qu’elle avait toujours pris soin de cacher. Elle éclata de rire. Mais ce dernier était sinistre.
« - Cela n’a plus d’importance désormais. »
Frann la regardait intensément, interloqué mais avec une expression de profond respect dans les yeux.
« - Ce n’est pas une cause perdue Morgann. Ils sont plus nombreux que tu ne le penses à t’attendre. C’était donc toi. Je le sais maintenant. » Elle releva les yeux et les posa sur lui, surprise.
« - Comment ça ? »
« - On nous a toujours dit que l’Héritier viendrait un jour, et qu’il nous libèrerait. Maintenant que je te vois, je sais que c’est toi. Je le sens en moi. Je n’ai jamais trop su pourquoi nos capacités étaient décuplées lorsque nous étions ensemble. J’ai la réponse désormais. » Il se retourna et souleva également sa tunique, révélant à tous la même marque que celle de Morgann. Celle-ci ne fit pas le moindre geste. Elle continuait de le regarder, absorbée par ses pensées. Elle finit par déclarer, d’une voix atone :
« - Il est heureux que je n’en ai rien su avant. Je t’aurais sans doutes tué. » Elle se leva. « Demain ne sera pas un jour facile. Je vous conseille de vous reposer. Bonne nuit. » Et elle alla s’installer sur un lit de paille qu’elle avait confectionné dans un petit coin sombre. Elle s’enroula dans la petite couverture que Peer avait mis dans une de ses sacoches en quittant la chaumière. Il avait eu une bonne idée, la nuit commençait à fraîchir.
Algor avait voulu la retenir lorsqu’elle s’était levée, mais Frann et Peer l’avaient retenu.
« - Elle a besoin de se reposer. » Dit Peer. Frann acquiesça et rajouta :
« - Ce n’est pas facile pour elle. »
Ils restèrent encore un moment à discuter. Ils écoutèrent avec soin ce que le viking leur disait sur ce qui les attendait le lendemain. Lorsqu’ils allèrent se coucher, Morgann ne dormait toujours pas, aux prises avec de furieuses pensées. Elle ne fit pas le moindre geste lorsqu’elle sentit la paille s’affaisser à ses côtés sous le poids du viking. Elle ne broncha pas non plus lorsqu’il passa un bras autour de sa taille et qu’il l’attira contre lui. Elle se détendit enfin et glissa sa main dans celle de Peer. Il resserra son étreinte et tous deux s’endormirent ainsi.
Morgann s’éveilla la première. Elle ouvrit les yeux, se demanda un instant, l’esprit embrumé, à qui appartenait cette grosse main posée contre son ventre. Puis elle sourit et se retourna. Le viking était profondément endormi, la tête appuyée contre la sienne. Elle le regarda quelques instants, désireuse de graver cet instant à jamais dans sa mémoire. Dieu qu’il était beau. Et pourtant sa barbe s’était allongée, ses cheveux n’étaient pas coiffés et même endormi il était effrayant. Et cependant, il lui inspirait tout sauf de la crainte. Elle soupira, consciente que cet instant volé était déjà un cadeau des Dieux et se leva. Elle sella les chevaux, prépara du café et se mit à astiquer son épée. Peu à peu, la nuit s’éclaircissait et les rayons timides de l’aube montraient le bout de leur nez. Quelques minutes plus tard, ils étaient tous debout en train d’apprêter leur équipement. Personne ne dit mot et c’est avec une mine renfrognée qu’ils replièrent leur campement. Peer menait la petite troupe et ils partirent en direction de Midgard. Leur plan était simple mais risqué. Ils passèrent tous les cinq la muraille du pays froid sans encombres puis se dirigèrent vers Bledmeer Faste. Peer avait conscience de ce qu’il allait faire mais cela lui importait peu. Il n’avait pas l’impression de trahir son pays. Il avait choisi d’aider Morgann et c’est ce qu’il allait faire. En rien ce projet ne pouvait atteindre un pilier fondamental de son royaume. Il espérait juste que le sang ne coulerait pas. Ils avaient décidé de se séparer en deux groupes à l’approche du fort. Algor et Frann restaient éloignés, sous couvert des sapins tandis que lui était allé faire diversion avec la garde. Pendant ce temps, Mini avait escaladé le mur et aidé Morgann à grimper. Peer serait lui-même allé chercher la pierre si cela avait été possible. Mais seule la jeune femme pouvait le faire. Il avait joué de sa notoriété pour attirer l’attention des gardes. Il avait prétexté qu’on l’avait envoyé faire une ronde pour s’assurer que tout se déroulait bien. On avait aperçu quelques albionnais dangereux non loin de là donc il s’inquiétait de la sécurité du fort. Les gardes qui le connaissaient, sinon personnellement au moins de réputation, l’accueillirent avec chaleur et il fut invité à boire un verre à l’intérieur. Comme la journée était calme et sans menace majeure, presque la totalité de la garde s’était attroupée pour bavarder. Seuls deux gardiens étaient restés postés devant l’entrée, au cas où. Mini et Morgann avaient donc pénétré dans le fort sans embûches. Ils avaient longé les murs le temps de parvenir à la tour principale. Celle-ci était froide, les pierres glacées, et le vent qui s’infiltrait partout poussait des plaintes sinistres. Morgann réprima un frisson. La funeste aurait-elle peur de cette atmosphère macabre qui régnait à l’intérieur du fort ? Ils descendirent silencieusement plusieurs étages. La jeune femme faisait confiance à son instinct et se laissait diriger au gré de la pierre. Ils s’enfoncèrent, encore et encore, avant qu’elle ne déclare qu’ils étaient au bon sous-sol. Ils étaient gelés. Le sol était presque verglacé tant la température était basse.
« - Bella on a intérêt à se dépêcher… Je veux pas finir congelé moi. » Elle lui intima le silence d’un simple geste. Le couloir était sombre et plus ils s’y aventuraient, moins il y avait de lumière. Morgann avait les sens en alerte. Elle percevait quelque chose mais elle ne savait pas quoi. Elle se faisait l’impression d’un félin à la chasse. Les sons lui parvenaient beaucoup plus forts et précis. L’air était chargé de dix mille odeurs qu’elle ne connaissait pas et elle pouvait deviner ce qui se trouvait derrière chaque porte. Elle fronça le nez. L’odeur de la mort lui chatouillait les narines. Elle regarda à droite et sentit quelque chose bouger dans la pièce voisine. Elle s’arrêta devant la porte. Mini lui jeta un coup d’œil inquiet. La jeune femme n’avait pas l’air bien. Ses yeux étaient brillants à l’excès et elle lui rappelait ces grands félins qu’on aperçoit parfois dans les montagnes. Elle reniflait l’air. Il l’imita mais ne sentit rien de spécial. Il se demanda un instant si elle ne perdait pas la tête.
« - Morgann… » Elle grogna comme un fauve, lui révélant deux canines plus pointues qu’à l’ordinaire. Il recula, stupéfait. Il l’entendit marmonner une suites de paroles inintelligibles puis il y eut un bruit métallique. La porte s’ouvrit. Elle écarta les bras et commença à psalmodier dans une langue que Mini ignorait. Un rayon de lumière argentée s’enroula autour d’elle et quelque chose bougea dans la pièce. Puis Mini le vit. Il recula d’un pas. C’était l’homme le plus misérable qu’il ait vu de son existence. Le vieillard en guenilles se tenait dans un coin, assis en tailleur. Il releva la tête, regarda Morgann dans les yeux et sourit. Il lui manquait plusieurs dents et son expression était triomphante. Il avait l’air d’un dément.
« - Vous arrivez trop tard Madame. » Déclara-t-il d’une voix caverneuse et glaciale. « Le Seigneur ne vous laissera pas faire. Le renouveau aux morts s’amorce et la délivrance est pour bientôt. » Il se leva avec une agilité stupéfiante et s’inclina devant elle.
« - Véritablement dommage que vous ne soyez pas des nôtres. Vous êtes parfaite. Vous le savez, n’est-ce pas ? » Et il éclata à nouveau de rire, faisant vibrer les murs de sa geôle. Puis sans crier gare, il se mit à incanter rapidement et envoya une boule de feu vers la celte. Elle réagit tout aussi vite et s’écarta de justesse. La boule alla s’écraser contre le mur d’en face avec un grondement sourd. Morgann jura. Ils allaient se faire découvrir. Sans réfléchir, elle s’élança dans la pièce et paralysa le vieillard. Il riait toujours, sans lutter entre les bras de la jeune femme. Puis elle entendit un ploc sur le sol, et un autre. Elle se retourna vers Mini et suivit son regard jusqu’à ses pieds. Une mare de sang s’agrandissait. Elle s’écarta brusquement de l’homme. Il avait un couteau planté dans l’abdomen et il la contemplait avec fanatisme.
« - Le sang a été mêlé, l’office peut commencer. »
Il cracha du sang et alla s’appuyer contre un mur. Et sans que rien ne l’ait annoncé, il s’effondra dans un nuage de poussière. Il y eut un crépitement et la dépouille se changea en cendres. Mini regardait la scène avec un profond dégoût, conscient qu’il n’avait pas tout saisi de ce qui venait de se produire. Il appela Morgann qui ne bougeait pas. Il insista et elle finit par se retourner. Elle était livide.
« - Que… » Et il vit. Le vieillard lui avait fait une entaille sur le flanc droit sans qu’elle s’en rende compte et son sang perlait jusqu’au sol.
« - Le sang a été mêlé… » Parvint-elle à dire d’une voix inaudible. Mini comprenait de moins en moins ce qui se passait. Il lui prit le bras et la traîna vers l’extérieur.
« - Récupère ta pierre et on se tire. »
Elle acquiesça et sembla retrouver quelques couleurs.
Mini dû admettre qu’elle avait changé. Cela faisait quelques années qu’il connaissait la jeune femme, mais jamais elle ne lui avait paru si lointaine, si étrangère. Il la regarda à la dérobée. Physiquement aussi elle avait changé. Même si ses traits s’étaient encore durcis, elle s’était embellie. Elle respirait une espèce de beauté parfaite et paisible, presque irréelle, celle des êtres supérieurs. Frann aussi avait un côté comme ça mais pas à ce point. Cette femme n’était pas commune. Elle était de la trempe des initiés, de ceux qui sont appelés pour remplir un devoir. Mais n’était-ce pas ce qu’elle était précisément ? N’avait-elle pas dit la veille qu’elle se battait contre une cause perdue et maudite car tel était son destin ? Il se demanda ce qu’un personnage aussi triste et si peu épargné dans la vie avait à faire avec les Dieux. Il soupira et continua de la suivre. Cela ne le regardait pas. Et puis, il n’avait pas son mot à dire. Morgann, elle, avait cessé de penser. Tout devenait de plus en plus limpide dans son esprit à mesure que les heures passaient. Elle ne pensait pas à ce qui venait de se produire. Elle savait ce que cela signifiait. Et au fond d’elle, elle savait qu’elle le trouverait ici aujourd’hui. Il faisait désormais complètement noir mais avec son acuité développée, elle se repérait sans aucune difficulté. Elle s’approchait de la pierre, elle le sentait. Plus elle avançait, plus son cœur frémissait et répondait à l’appel. Par précaution, elle avait laissé les deux autres pierres dans une de ses sacoches avec Algor et Frann. Elle voulait éviter toute manifestation de la puissance des trois forces réunies. Elle s’arrêta enfin au bout du couloir, face au mur. Il n’y avait plus de portes. Mais elle savait où elle allait. Mini continuait de la regarder avec perplexité. Et soudain elle plaça ses mains sur deux pierres parallèles dans le mur froid et appuya. Il y eut un grondement sourd et une cavité apparut. A l’intérieur, il y avait une table de calcul. Rapidement, Morgann disposa savamment les boules du boulier. Il y eut un autre grondement sourd et la porte s’ouvrit complètement dans le mur. La pièce était déserte et triste. Il n’y avait rien. Pas un souffle, pas une poussière, pas un meuble. Mini grogna.
« - Tout ça pour ça ! » Mais le doigt que posa Morgann sur ses lèvres le réduisit au silence. Elle s’avança au centre de la pièce circulaire. Celle-ci était, en effet, entièrement vide pour celui qui n’était pas destiné à voir. Elle se planta dans le sol, écarta les bras et entama une douce litanie mélodieuse. Elle rejeta la tête en arrière à mesure que le ton de sa voix se faisait de plus en plus fort. Puis la lumière apparut. Il y eut des étincelles tout autour de la jeune femme. Et comme dans un rêve, tout un décor sembla sortir de nulle part. Pendant que Morgann psalmodiait, la pièce naissait sous les yeux ébahis de Mini. Le mobilier était uniquement de verre. Il y avait une table, des chaises, des fleurs, des statues. Tout était transparent. Puis il vit quelque chose scintiller au- dessus de la tête de Morgann. Et tandis que celle-ci se taisait, la tête toujours penchée en arrière, une pierre magnifique, d’une transparence pure et plus éblouissante que les autres, descendit lentement vers elle. La pierre lui toucha le front et il y eut une explosion de lumière. Mini se frotta les yeux, pour être sûr qu’il ne rêvait pas. Morgann flottait dans les airs, les cheveux suspendus de toutes parts, la Pierre d’Akbar lui ceignant le front comme un diadème, des fils de lumière argentée se mêlant à ses cheveux. Enfin, la lumière s’éteignit et Morgann se retrouva à nouveau sur le sol ferme. Il n’y avait plus aucune trace de la pierre mais au vu de l’expression de la celte, celle-ci savait ce qu’il en était. Leur mission ici était terminée, il était temps de faire demi-tour. Sans un mot et rapidement, ils parcoururent le chemin inverse. Morgann n’eut même pas un regard pour la pièce du vieillard lorsqu’ils la dépassèrent. En quelques minutes ils se retrouvèrent à l’air libre. Ils redescendirent sans problèmes à l’extérieur du fort et rejoignirent les autres. Algor et Frann avaient l’air soulagé. Mini émit un long sifflement, semblable à celui que font les grands oiseaux de proie, et quelques instants plus tard, Peer arriva.
« - Vous avez été longs. » Il vit la marque rouge sur le flanc de la jeune femme et fronça les sourcils. Morgann monta rapidement sur Sucellos et tous prirent la direction d’Emain Macha. On entendait uniquement le bruit des sabots des chevaux sur la route et le murmure du vent dans les arbres. Peer approcha sa monture de celle de Morgann, suffisamment près pour qu’elle soit la seule à l’entendre.
« - Qui était-ce ? »
Elle prit un certain temps pour répondre mais finit par dire :
« - Sartory. Un disciple de Macfarr. Il est mort. »
« - Conséquences ? »
Elle tourna la tête vers lui, incapable de lui répondre. Il vit les yeux bleus de la jeune femme rivés aux siens et un frisson le parcourut. Tous deux savaient ce qu’il en était. Ils continuèrent sans un mot pendant quelques heures. Ils ne s’arrêtèrent même pas pour manger quelque chose. De toutes manières, aucun d’entre eux n’avait faim. Ils arrivèrent en fin d’après-midi dans Emain. Morgann s’arrêta dans une petite clairière.
« - Nos routes se séparent ici. Je vous remercie pour votre aide. Elle a été grande et vous en serez remerciés. Rentrez chez vous. Là où je me rends vous ne pouvez pénétrer. »
Il y eut un grand silence. Pas une protestation même si le cœur avait envie de crier. Tous savaient, au fond d’eux-mêmes, qu’elle disait vrai.
« - Tout se passera bien. » Elle esquissa un pauvre sourire.
« - Embrasse Ettya pour moi Algor, et présentez mes respects aux autres. » Puis elle se tourna vers Peer qui baissa la tête. Le viking fit un bref salut aux trois hommes et Morgann et lui partirent au galop.
Algor et ses compagnons restèrent quelques instants immobiles et muets. Puis Frann déclara qu’il resterait ici, pour attendre, savoir ce qu’il en est. Les deux autres hochèrent la tête en signe d’assentiment. Aucun d’entre eux n’avait le cœur à rentrer chez lui, trop inquiet de ce qui allait se produire durant les heures à venir.
Peer et Morgann quand à eux, se laissaient guider par la Pierre d’Awnn. A leur connaissance, Emain ne cachait aucun temple religieux et magique. Mais les derniers jours leur avaient appris qu’en ce monde, il n’y avait rien d’impossible, et que tout ce que l’on croit connaître est juste tout ce que l’on veut bien nous montrer. La nuit tombait rapidement, déposant un manteau sombre sur les deux jeunes gens. Ils se fondaient complètement dans l’obscurité avec leurs cheveux noirs et leur discrétion. Ils s’enfoncèrent dans la forêt, traversèrent la rivière, firent plusieurs détours puis se rendirent compte qu’ils ne connaissaient absolument pas l’endroit où ils étaient. Ou peut-être était-ce dû à la nuit noire. L’atmosphère était lourde, chargée, oppressante. Il n’y avait pas un bruit. C’était le silence avant la tempête. Toute vie semblait avoir suspendu le cours de son existence. Ils étaient les seuls motifs mouvants de ce paysage inquiétant. Ils sortirent des bois et se retrouvèrent sur un petit plateau désert au milieu duquel se dressait un immense rocher. On devinait les contours d’une montagne imposante en face d’eux. Morgann ralentit son allure.
« - On y est. »
Elle s’approcha du rocher puis descendit de cheval. Peer l’imita. Ils virent une silhouette se détacher de la masse sombre de l’énorme caillou. C’était Awnn, le visage fermé, la mine sombre. Il regarda attentivement les deux jeunes gens puis dit :
« - Il est toujours temps de faire marche arrière Morgann. Nous y voici. » Il semblait très âgé subitement et fatigué.
« - Les masques finissent par tomber et le poids de la réalité nous ôte toute rêverie. Prends les pierres. »
Morgann s’exécuta et déposa devant elle, sur un carré de toile, les trois pierres. Quand elles furent alignées, il y eut un rayon lumineux qui aveugla Peer.
« - Tu sais déjà comment fonctionne l’Akbar. Tu devines aisément comment cela se passera avec les autres. »
« - Il m’attend ? »
Peer jeta un coup d’œil étonné à la celte. De qui parlait-elle ? Awnn soupira.
« - C’est ainsi que les choses étaient écrites Morgann. »
« - Je comprends. » Tous deux se regardèrent de longues minutes, dans une communion silencieuse. Des milliers d’images venaient à Morgann, des mots, des sons, des voix, des savoirs. Elle recevait tout ce qu’elle avait besoin d’apprendre d’Awnn. Enfin son esprit s’apaisa et elle rouvrit les yeux. Elle se tourna vers le rocher et à sa place vit l’entrée d’un temple magnifique. L’entrée était haute et arrondie, ornée de pierreries de toutes sortes. Il y avait de nombreux cristaux à la science et aux vertus rarissimes. Des fils d’or et d’argent entrelacés s’enroulaient autour des fondations du temple. C’étaient de grandes colonnes à la romaine, hautes d’une quinzaine de mètres. Il y avait du lierre grimpant et de magnifiques fleurs. Morgann ouvrit la bouche de stupeur. C’était d’une beauté époustouflante. Son cœur se serra dans sa poitrine. Elle regarda Peer et à son expression comprit qu’il ne voyait pas la même chose qu’elle.
« - Seuls les Elus découvrent l’entrée du temple et sont autorisés à y pénétrer. » Déclara Awnn.
« - Tu es prête ? »
Morgann acquiesça.
« - Ne te laisse pas impressionner par Macfarr Morgann. Tu es plus forte que tu ne le crois. Bonne chance. » Et il disparut.
Morgann resta plantée là quelques instants, sans bouger. Puis elle serra les dents et prit les trois pierres qu’elle glissa dans son pourpoint. Elle vérifia son matériel puis s’assura que sa petite plaie s’était bien refermée grâce à ses soins. Enfin elle se tourna vers Peer. Il avait une mine renfrognée.
« - Merci. » Lui dit-elle simplement et humblement. Il ne répondit rien. Il la fixait intensément, le regard insondable. Elle lui tourna le dos et s’avança vers la porte. Elle avait l’impression que son cœur allait éclater. Elle savait, et elle avait toujours su, qu’au moment où elle franchirait cette porte, elle ne le reverrait plus jamais. Car il n’était pas écrit dans le destin de Morgann la funeste qu’elle serait autorisée à aimer. Elle fit un pas de plus et s’arrêta. Elle ne reviendrait pas. Elle savait ce qui l’attendait de l’autre côté. Elle ne reverrait plus jamais le seul homme qu’elle avait aimé, et ce, depuis le premier instant. Elle se retourna sans réfléchir et courut jusqu’à lui. Elle se jeta dans ses bras et l’embrassa avec la fougue du désespoir, les lèvres baignées de larmes. Il referma ses bras autour de sa taille et la serra contre lui à l’étouffer, savourant cette unique caresse de sa bien-aimée. Ils s’étaient trouvés, amour impossible de deux ennemis condamnés à porter le poids de leur solitude. Ils avaient résisté mais c’était plus fort qu’eux-mêmes. Ce baiser bravait les dieux et scellait un amour qui jamais ne s’épanouirait. Elle resta quelques minutes serrée contre sa poitrine large. Elle comprenait pourquoi Awnn lui avait laissé le choix. Mais ce n’était pas pour elle. Il fallait qu’elle aille au bout de sa destinée. Elle murmura à Peer, dans un dernier baiser :
« - A dans une prochaine vie mon amour. » Et elle partit en courant. Peer vit juste une explosion de lumière blanche au niveau du rocher et entendit un brassement d’air. Puis ce fut le néant. Il s’assit par terre et se prit la tête entre les mains. Il sentait encore le goût de ses lèvres douces sur les siennes. Il se rendit compte que, pour la première fois de sa vie, il était vraiment malheureux. Il essuya rageusement une larme qui perlait à ses yeux malgré lui et commença à attendre. Il était hors de question qu’il s’en aille sans connaître la fin de l’histoire. Il ferma les yeux et attendit.
Morgann se reçut souplement, une main par terre et un genou à quelques centimètres du sol. Il n’y avait pas un son. Des flambeaux brûlaient le long des murs couverts d’or. Elle se releva silencieusement. Elle jeta un coup d’œil circulaire à son environnement. De hautes colonnes soigneusement ouvragées se perdaient dans le noir d’un ciel étoilé. Et pourtant, elle était certaine que le temps était couvert. La magie, pensa-t-elle. Où qu’elle regarde, elle ne voyait aucune cloison, aucun mur. Juste ces allées de colonnes à l’infini. Elle se retourna et serra les dents. La porte avait disparu et un autre dédale de colonnes la remplaçait. Elle affaissa un peu les épaules. Elle y était. La funeste qui n’avait jamais tremblé connaissait la peur en cet instant précis. Elle se ressaisit et leva le menton, fière. Elle ferma les yeux et écouta. Le chant des pierres s’intensifiait dans son sein. Elle se laissa guider et commença à marcher. A mesure qu’elle avançait, ses pas devenaient de plus en plus sûrs. Peu à peu elle s’abandonna complètement à la magie des pierres. L’opacité des lieux sembla s’atténuer et ses sens étaient en alerte. Enfin un murmure lointain lui parvint. Elle stoppa quelques instants, attentive. Une vibration grave, sourde parvenait jusqu’à elle. Elle se concentra. C’était une prière. Psalmodiée par des hommes. Elle reprit sa marche. Son esprit perdait de plus en plus tout contact avec le monde extérieur. Elle se fondait au temple, à la magie qu’il recelait. Etrangement, elle ne se sentait ni mal à l’aise, ni oppressée par ces lieux. Elle descendit un long escalier en colimaçons et se retrouva sur un petit surplombement. Ce qu’elle découvrit en contre bas lui coupa le souffle.
Il y avait une immense salle richement décorée où se tenaient nombre d’hommes en soutanes. Ils étaient tous vêtus de noir et leur capuche relevée dissimulait leur visage. Ils étaient agenouillés devant un autel sur lequel étaient dressées de hautes bougies noires. Il y avait aussi un enfant nu qui pleurait. Un homme grand, vêtu de rouge s’approcha. Le murmure se tût. L’homme prononça des paroles dont le sens glaça Morgann.
Le renouveau aux morts.
Elle fixa, ensorcelée, l’enfant qui pleurait. Puis elle comprit. L’homme saisit le bébé et le déposa au centre d’un cercle tracé d’or. Tous les adeptes se levèrent comme un seul homme et se mirent en rang quelques marches plus bas. Tous fixaient le nouveau-né avec un air d’adoration et de profonde satisfaction. L’homme en rouge prit alors son bâton et frappa trois coups sur le sol. Il commença une litanie frénétique à laquelle faisaient écho les clameurs de l’assemblée. Il écarta les bras et une colonne de feu prit naissance sur le cercle d’or, créant ainsi une prison brûlante autour de l’enfant. Il prit ensuite une longue lame argentée et s’ouvrit le poignet gauche. Lorsque la première goutte de sang toucha le feu, une explosion noire jaillit. L’homme se recula et dit, à voix haute et triomphante où perçait le fanatisme :
« - Khzär Bräz Trost y pelntrusk y da Macfarr ! »
Et le chant s’éleva de l’ombre. Ou, plus précisément, des ombres. Morgann vit avec horreur des silhouettes lugubres se découper de toutes parts, pour se jeter à l’intérieur du cercle de feu où l’enfant continuait de pleurer.
Les spectres dansaient, la mort se nourrissait, la vie pleurait.
Le renouveau aux morts s’exécutait.
Le chant des ombres s’élevait.
Morgann détourna les yeux, nauséeuse. Elle ne pouvait rien pour l’enfant. C’était l’inéluctable. Puis le chant cessa. Plus de grincements ni de cris. Juste le souffle. Glacé comme la mort dans la nuit. Elle se retourna. Elle sentait sa présence pénétrer dans chaque pierre, colonne, fondation. Il revenait. Décidé à régner de nouveau. Morgann fixa le cercle de cendres autour duquel s’élevaient des volutes de fumée argentée. Enfin elle discerna la silhouette qui se mouvait.
Sous ses yeux, Macfarr se matérialisait.
Elle ne sût l’expliquer, mais elle le reconnaissait. Ces traits osseux, ce teint blafard, ce corps long et maigre lui étaient familiers. Elle comprit que le visage qui avait hanté toutes ses nuits, enfant, était celui-ci. Elle était loin de lui mais ses yeux rencontrèrent les siens. Il sourit et lui ouvrit les bras.
« - Mon enfant… » Dit-il d’une voix rauque et profonde. Une belle voix. Sourde. Caressante. Envoûtante. Elle se redressa, superbe face aux centaines de têtes tournées vers elle. Elle descendit les autres marches et s’avança vers l’assemblée. Un port altier, une grâce naturelle et quelque chose qui intimait le respect se dégageaient d’elle. La masse s’écarta pour qu’elle puisse passer. Elle ne prêtait plus attention à tous ces anonymes masqués. Les yeux rivés à ceux de Macfarr, elle s’avança. Il lui tendit une main noueuse et cadavérique. Mais elle ne fit pas le moindre geste pour la lui prendre. Elle vint se planter en face de lui, silencieuse.
« - C’est gentil à toi d’être venue m’aider. »
Sa voix douce était une insulte aux oreilles de Morgann. Il se retourna vers l’assemblée et dit de sa voix charismatique :
« - Le sang a été mêlé ! »
Sa phrase fut accueillie par des cris de joie dans l’assemblée.
Il se retourna vers elle et lui sourit à nouveau. Il claqua la langue et un homme vint lui apporter une cape. Il s’adressa encore à ses disciples et leur recommanda d’être présents à la Cérémonie. Puis il se retira avec Morgann. Elle le suivit, dans le labyrinthe du temple. Il se mouvait avec grâce et élégance. Tout ici était imprégné de son essence à lui. Ce temple était son œuvre. C’était son jardin secret, son antre, le noyau de sa perfidie. C’était le diable en personne, aussi beau qu’un ange malgré ses traits pointus. Des cheveux noirs lui tombaient jusqu’aux reins. Le personnage était fantastique, ensorcelant. Il ouvrit une grande porte de chêne aux armoiries d’or et fit un écart pour la laisser entrer. Raide, elle passa devant lui et se retrouva dans les appartements privés de Macfarr. Une surface incroyable, éblouissante de beauté.
« - Je vois que le diable n’a pas oublié de vous doter d’un goût sûr. »
Il éclata de rire.
« - Tu me plais mon enfant. »
Morgann se raidit un peu plus. Il affichait des traits à peine plus âgés que les siens.
« - Je ne suis pas votre enfant. »
« - Préfères-tu que je t’appelle ma douce ? Tu es belle Morgann. Fine, mais forte. Ta beauté délicate n’a d’égale que ta force intérieure. Me donneras-tu un héritier ? » Il avait dit cela avec un sourire désarmant tout en lui tendant un verre de vin. Elle le prit mais ne le porta pas à ses lèvres.
« - Désolée messire, mais il me semble que la matérialisation vous a fait perdre une partie de vos facultés. A moins qu’elles vous aient toujours fait défaut. »
Il éclata à nouveau de rire. Rire chaud, sensuel et puissant. Soudain il lui prit le poignet et l’attira contre lui. Il enfonçait ses doigts dans la chair délicate de la jeune femme.
« - Je serais toujours le plus fort Morgann, que tu te crois l’Héritière ou non. Dans quelques heures je serais enfin libéré. Et grâce à toi ma belle. Les dieux m’ont fait un cadeau remarquable. Je savais que je te verrais aujourd’hui. Et tu es encore plus parfaite que ce que je m’imaginais. Ton joli minois va me manquer si tu venais à disparaître. »
« - Je crains, hélas, que l’inverse ne soit pas réciproque. Vous me faites mal messire. Lâchez-moi. » Il s’exécuta mais lui dit entre ses dents :
« - Ton sang s’est uni au mien. Sartory a bien travaillé. Désormais, tout ce que tu attenteras contre moi, tu le feras aussi contre toi. » Il sourit. « Je suppose que tu le savais. » Il but une gorgée de son verre puis l’emmena vers l’extérieur. De grandes ouvertures se dressaient dans la muraille des appartements, donnant toutes sur une sorte de jardin privatif en hauteur. Il s’appuya contre la pierre froide et la regarda. Il y avait des plantes partout et un parfum de jasmin chatouillait les narines de Morgann.
« - Une senteur florale pour cacher celle de la charogne. » Dit-elle avec un sourire froid. « Il doit être nécessaire de camoufler la pourriture par tant de faste. Dommage, c’est une perte de temps. Les rats ont envahi le navire, aussi luxueux soit-il. »
Il serra les dents. L’expression de son regard changea du tout au tout durant quelques secondes, et le masque du séducteur céda la place à la bête qui se tenait derrière. Puis il reprit son air nonchalant et amusé.
« - Ne joue pas à ça avec moi Morgann. Je t’offre tout ceci. » Il fit un geste en direction des appartements et du temple. « L’immortalité, la puissance, le pouvoir, la richesse, la connaissance… » Il délecta ses paroles. « … l’honneur de porter ma descendance. Tu seras reine, à mes côtés. Tu perpétueras la lignée. »
« - Et si je refuse ? »
« - Tu ne refuseras pas. »
« - Et si je refuse ? »
Il la considéra un long moment.
« - Si tu y tiens, tu mourras ce soir. »
Elle sourit.
« - J’accepte alors. »
Il lui fit un sourire éblouissant mais le ton qu’il employa ensuite démontra qu’il n’était pas dupe.
« - Tu n’arriveras pas à m’avoir. »
Elle le brava quelques instants puis éclata de rire. Après quoi elle le laissa là et s’en alla.
 

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