Je refais un nouveau post pour réunir entièrement la première partie du premier chapitre
J'en ai rajouté depuis la dernière fois, bonne lecture
Attention, pavé
___________________________________
1.
Ses grands yeux d’or semblaient fixés sur le ciel bleu baigné de soleil et sa bouche entrouverte laissait s’échapper un léger souffle. Une douce brise balayait la rivière au bord de laquelle la jeune fille était allongée sur le dos, les mains croisées derrière sa nuque, mâchonnant un brin d’herbe. Ses longs cheveux châtains aux reflets cuivrés étaient éparpillés autour d’elle, encadrant un visage encore enfantin malgré les dix-sept ans qu’elle venait de prendre.
Un soupir interminable s’échappa de sa poitrine alors qu’elle commençait à fermer les yeux doucement, se laissant bercée par le chant mélodieux des flots et le pépiements des oiseaux qui voletaient dans la douceur printanière de ce début de journée. Malgré la douce somnolence qui l’enserrait, elle entendit les cris joyeux et les hourras qui s’élevaient de la cité dont les remparts se dressaient à quelques centaines de toises de la rivière. Elle soupira une nouvelle fois, mais ce fut maintenant de dépit.
Une grande fête avait été donnée afin de célébrer l’anniversaire de son père, le duc Edolan de Thaie. Toute la ville était réunie dans la grande cour de la forteresse qui dominait les plaines du haut de sa colline. Les fermiers alentours avaient passé de longues heures sur la route, arrivant au petit matin pour profiter le plus possible de ce gigantesque banquet qui faisait la joie du peuple et la fierté du duc. Sur la grande place de la cité, une troupe de jongleurs et de musiciens offrait un spectacle somptueux et amusant, ravissant les plus petits comme les plus grands.
D’où elle était, elle pouvait entendre les rires des enfants émerveillés par les prestations de ces amuseurs en costumes rayés de couleurs vives, mais aussi les cris des hommes saouls et des gardes qui marchaient de long en large sur la haute muraille de pierre.
Toute cette euphorie l’agaçait au plus haut point. Comment les gens pouvaient-ils s’amuser en connaissant la réputation d’homme tyrannique de son père ? Ils devraient plutôt le craindre et se cacher afin de ne pas subir ce violent courroux désormais si célèbre dans les hautes terres de Palorn.
Une voix familière la sortit brutalement de ses pensées. Elle rouvrit la yeux mais ne se redressa pas. Des pas venaient en sa direction, courant à travers les grandes herbes folles de la rive.
— Shalina ! s’écria le jeune homme en arrivant, essoufflé.
Il s’arrêta à ses côtés et se pencha en avant, tentant de reprendre une respiration à peu près correcte. Sans un mot, Shalina leva un œil vers lui. Il avait à peu près son âge et ses courts cheveux bruns en bataille brillaient de sueur. Son grand regard marron se posa sur elle, et un sourire éclaira ce visage aux traits pâles et amicaux.
— Sais-tu à quel point tu es radieuse, aujourd’hui ? reprit-il en pointant du doigt cette longue robe aux reflets dorés qui moulait parfaitement son corps.
Elle grommela quelques mots qu’il ne comprit pas mais qu’il jugea être une flopée de jurons qu’il ne valait mieux pas connaître.
— J’espère que tu as une bonne raison de me déranger, Kaïden, grogna-t-elle sans se lever.
Elle connaissait ce jeune homme depuis qu’ils étaient enfants. C’était le fils de l’une des cuisinières du palais. Elle avait grandi à ses côtés et ensembles, ils avaient fait les quatre cents coups, attisant la colère de leurs parents respectifs. Elle ne le considérait pas comme un ami, mais plutôt comme le frère qu’elle n’avait jamais eu.
— Ton père te chercher partout, répondit-il simplement.
Elle haussa les épaules.
— Qu’il me cherche si cela lui chante, répliqua-t-elle de sa voix douce et ferme à la fois. Cela l’occupera !
— Tu n’es pas sérieuse, Shalina ! Tu pourrais avoir un peu plus de respect pour lui, il est ton père…
— Et alors ? coupa-t-elle. Qu’est-ce que ça change ? Absolument rien. Ce n’est pas parce qu’il est mon géniteur que je dois le considérer comme un père. Il a séduit ma mère par quelque moyen fourbe et a profité de sa faiblesse pour me concevoir.
Kaïden eut un air horrifié.
— Ce que tu dis là est absolument immonde ! s’exclama-t-il. S’il savait ce que tu penses de lui, il te…
— Il ne me ferait rien du tout ! reprit la jeune fille dont les yeux balayaient le visage de son ami d’enfance. Cela ne valait pas la peine que tu me déranges pour si peu. J’aimerais continuer de profiter de cette belle matinée.
Il soupira. Décidément, elle n’en ferait toujours qu’à sa tête. Cela avait toujours été ainsi, depuis qu’il la connaissait. Il n’avait d’ailleurs jamais réellement comprit pourquoi Shalina avait tant d’animosité envers son père. Nombre de fois il avait essayé de la ramener à la raison, de lui répéter qu’elle n’avait qu’un père et que, de ce fait, elle lui devait respect et obéissance. Mais elle n’avait jamais voulu l’écouter, préférant se moquer ouvertement de cet homme sans qui elle n’aurait jamais vu le jour. Elle le détestait, et tout dans ses expressions, dans ses paroles, le lui prouvait.
— Je suis désolée mais il va falloir que tu écourtes ce paisible moment de tranquillité, insista Kaïden. Ton père m’a envoyé te chercher et je ne partirais pas tant que tu ne viendras pas avec moi.
Elle grogna et se redressa d’un bond. D’un geste excédé, elle remit de l’ordre dans ses cheveux cuivrés, presque rouges, et soupira d’agacement. Les poings sur les hanches, elle planta son regard d’or dans celui de son ami et lança :
— Et si je ne veux pas te suivre ? Et si je refuse de retourner aux côtés de mon père, qu’est-ce que tu feras ?
— Eh bien… je… euh…
Elle éclata de ce rire cristallin qui le faisait tant frémir.
— Tu ne feras rien, évidemment ! rétorqua-t-elle en lui tapotant gentiment l’épaule. Tu sais parfaitement que lorsque j’ai décidé quelque chose, rien ne peut me faire changer d’avis, et j’ai justement décidé que je ne retournerais pas aux côtés de cet homme méprisable !
— Il se déplacera lui-même, si tu continues à n’en faire qu’à ta tête, lui rappela doucement Kaïden.
Le visage de Shalina se figea un bref instant. Elle grogna silencieusement et le geste d’humeur qu’elle fit arracha quelques longues herbes. Elle se détourna pour masque à son ami ses yeux d’or qui venaient de se voiler d’une certaine furie. Un long soupir excédé s’échappa de sa poitrine alors qu’elle baissait la tête, le regard fixé sur les flots limpides qui s’écoulaient doucement dans leur lit.
Elle resta silencieuse un long moment puis ouvrit la bouche :
— Je sais…
Elle voulut en dire plus mais des cliquetis d’armures et des pas rapides derrière eux les firent se retourner. Shalina fronça les sourcils et pesta à voix basse. Trois hommes se dirigeaient vers eux. Ils portaient tous une armure semblable, à l’acier frappé des armoiries ducales, rehaussées d’une fine bordure d’or qui scintillait sous les rayons bienfaiteurs du soleil. Un heaume au panache noir voletant dans le vent recouvrait leur visage, ne laissant apparaître que leurs yeux fourbes et cruels.
Le soldat du milieu s’arrêta devant elle et réajusta sa longue cape bleue nuit et releva le ventail dans un claquement sec, découvrant un visage taillé au couteau et aux rides marquant ses traits couturés de soleil.
— Damoiselle Shalina, dit-il d’une voix ferme. Votre père vous mande immédiatement. Il désire s’entretenir avec vous…
Il n’eut pas le temps d’en dire plus, la jeune fille coupa, railleuse :
— N’est-il pas capable de se déplacer lui-même ? Ainsi lui faut-il trois hommes en arme pour lui ramener sa petite fille chérie ?
— Damoiselle, votre père sera très furieux d’apprendre que vous refusez de venir à lui et…
— Très bien ! coupa-t-elle. Je suppose qu’il m’est inutile de protester davantage.
— Bonne initiative…, souffla Kaïden.
Elle tourna la tête vers lui et le foudroya d’un regard si noir qu’il fut obligé de détourner rapidement le sien. En désespoir de cause, elle suivit les trois soldats qui remontèrent vers les murailles de la grande cité. Un petit vent frais s’abattait sur les hautes tours d’enceintes, faisant claquer les oriflammes qui arboraient fièrement les couleurs sombres du duc.
Sitôt qu’ils eurent traversé le pont-levis, ils se retrouvèrent absorbés par la foule qui se massait dans les ruelles, criant et riant sans faire attention à ces trois hommes qui semblaient escorter la fille du seigneur de Thaie. Le palais était situé à l’opposé des portes de la ville, juché sur une colline encerclé d’un haut et infranchissable mur d’enceinte, protégé par de profondes douves au fond couvert de pics meurtriers.
Lorsqu’ils arrivèrent dans la cour, Kaïden s’arrêta et lança précipitamment :
— Ma mère doit avoir besoin de moi, je ferais mieux de retourner auprès d’elle.
Il n’attendit pas la réponse de Shalina que déjà il disparaissait derrière la porte qui menait aux cuisines, dans le sous-sol de l’aile ouest. Pleutre ! songea la jeune fille en haussant les épaules. À son grand étonnement, elle vit que les trois soldats venaient de s’arrêter et semblaient comme figés sur place. Intriguée, elle passa au-devant d’eux pour découvrir qu’un homme à la haute stature attendait dans la cour, les mains dans le dos, le regard sévère. Il était vêtu d’une longue robe de soie bleue aux motifs brodés d’argent et d’or. Une épaisse ceinture de cuir encerclait sa taille et une fine rapière au pommeau incrusté de minuscules gemmes battait son flanc.
Shalina baissa la tête et s’approcha de quelques pas. Il la regarda sévèrement, la foudroya de ses yeux noirs. Sur son visage empreint d’une dureté sans faille se dessina un léger rictus. Il congédia les soldats d’un simple signe de tête et attendit qu’ils aient disparu pour lancer doucement :
— Tu t’es fait attendre, ma fille.
Elle releva la tête pour parler mais il fut plus rapide et ajouta, d’un ton qui n’admettait aucune réflexion :
— Je t’avais ordonné de ne pas quitter le palais, de rester dans ta chambre jusqu’à ce que la fête se termine !
— Père, je…
Mais elle ne put finir, le duc continua :
— Silence ! Lorsque je te donne un ordre, j’aime autant que tu le suives à la lettre ! Je n’ai pas envie que les notables de la ville et seigneurs alentours voient quelle genre de petite effrontée tu es !
Elle tenta une nouvelle fois de dire un mot mais elle ne le put pas. Edolan de Thaie, d’une voix sèche, poursuivit :
— Tu ruines ma réputation, tu ruines mon autorité ! Comment puis-je maintenir ce duché d’une main de fer si ma propre fille me défie constamment ? Tu es bien comme ta mère… faible et insolente !
Shalina sentit une larme brûlante perler sous ses paupières. Elle détourna la tête, voulant masquer à son père qu’il venait de lui faire très mal dans son cœur comme dans sa chair. Elle aurait voulu lui crier sa peine et sa colère, lui hurler qu’il n’avait pas le droit de parler de sa défunte mère en ces termes, mais à quoi bon user sa salive lorsqu’elle savait qu’il ne l’écouterait pas ? Elle secoua la tête, dépité, alors que le duc reprenait ses fermes réprimandes :
— L’erreur que j’ai commise est de t’avoir engendrée ! Aussi folle que ta mère, aussi impertinente et irrespectueuse !
Il continua ainsi durant de longues minutes mais Shalina n’écoutait plus. Elle avait trop mal, était trop dégoûtée par les paroles que son propre père lui lançait à la figure. Une traînée humide s’écoula le long de sa joue, roulant sous son menton pour disparaître, absorbée par le sol de sa robe. Elle renifla discrètement, chassa d’un geste rapide les perles de sa tristesse et de sa haine qui recouvraient son visage tendu. Elle ne voulait pas que le duc puisse constater ses lourdes larmes qui parvenaient à s’échapper de ses paupières. Elle, si dur et si impulsive, comment pouvait-elle pleurer devant cet homme qui ne cessait de lui rendre la vie insoutenable depuis la mort de sa mère ? Ce serait lui faire trop d’honneur.
Edolan de Thaie se tut enfin, à son grand soulagement, et la regarda un instant. Elle n’avait pas réagi à ses propos cinglants.
— As-tu seulement écouté, Shalina ? grogna-t-il fermement. Bien sûr que non ! Il ne fallait pas en attendre plus de ta part !
C’en était trop, cette fois-ci, il avait dépassé les bornes. Elle ne supportait plus ces pics violents qu’il lui enfonçait dans le cœur à chacun de ses mots. Avant même qu’il ne put dire quoi que ce soit, elle le bouscula et se précipita à l’intérieur du palais. Elle courut dans les longs couloirs, simplement illuminés par de hautes torchères d’argents qui s’alignaient le long des murs, grimpa quatre à quatre l’escalier en colimaçon qui la conduisit au sommet de la tour de l’aile ouest. Là, elle ouvrit la porte de sa chambre à la volée et la referme derrière elle, prenant grand soin de la verrouiller. Une fois seule, elle se laissa tomber sur son lit à baldaquin et pleura toutes les larmes de son corps.
Il y avait tant de haine dans la voix de son père, tant de reproches muets et meurtriers, c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Elle aurait pu se réconforter dans les souvenirs du passé mais aussi loin qu’elle s’en souvenait, le duc avait toujours été ainsi, aussi froid, aussi malveillant et menaçant. Un cœur de pierre dans le corps d’un homme qui ne connaissait ni la douceur, ni la tolérance.
Elle releva doucement la tête. Son visage pâle était ravagé de larmes qui ne cessaient de couler doucement. Elle renifla légèrement et se leva. Pas la fenêtre ouverte, elle entendait les rumeurs de cette joyeuse populace qui s’amusait sans se soucier des maux qui la martyrisaient. Elle s’appuya sur le rebord de pierre. Son regard se perdit un long moment dans la contemplation de ce peuple insouciant qui riait et dansait, emporté par la musique que jouaient les bardes du palais.
— Comment pourrais-je en finir ? murmura-t-elle pour elle-même. Comment pourrais-je échapper à ton joug, père ?
Ses poings se refermèrent si forts qu’elle en grimaça de douleur. Dehors, le soleil venait d’atteindre son zénith, balayant les rues de Thaie d’une douce tiédeur printanière. Elle vit la silhouette du duc traverser la cour, le corps raidi d’une démarche trop majestueuse pour le tyran qu’il était.
— Je t’ai supporté durant dix-sept longues années, reprit-elle, la rage prenant le dessus sur sa peine. Cela ne finira pas ainsi.
De son poing fermé, elle frappa sur le rebord de la fenêtre. Au loin, son père disparaissait derrière le corps de garde de l’enceinte qui enclavait le château. Une larme de peine roula le long des joues de Shalina alors que la fête battait son plein dans les rues de Thaie.
------------------------
A suivre, j'espère que ça vous a plu, n'hésitez pas à commentez