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LE DOSSIER VROED, PARTIE 1
Errata : Suite à des problèmes d’impression, la première partie du dossier Vroed qui devait être diffusée avec le numéro 3 ne sort que maintenant. Nous espérons pouvoir vous offrir la suite de ce dossier dans le prochain numéro de la Voix d’Althéa.
J’ai fait parvenir à la rédaction du journal La Voix d’Althéa ce document tout simplement incroyable. Il nous vient de Saemin Borgel, aventurier émérite et fantastique explorateur que nous pensions disparu voici dix ans. Ce dernier a été capturé au cours d’un raid vroed, puis a passé dix ans de sa vie en tant qu’esclave au service d’un chef du grand nord. Il nous livre en exclusivité dans ce texte un témoignage de première main sur leurs mœurs et coutumes.
Le jugement des lames
Il faut avoir vécu parmi les gens des royaumes du Vroedenmar pour savoir à quel point ils sont robustes et endurants. Rimirg Doublebarbe, un fameux forgeron, ne trouvait pas d’enclume à sa mesure ; Il partit seul sur un vaisseau à huit rames, plongea dans la mer glaciale, et remonta du fond une pierre assez solide pour résister à ses coups de marteau. J’ai vu cette fameuse pierre, et je n’ai pu la bouger d’un pouce.
Fils d’un loup qui parle, Rimirg comptait un Trollder parmi ses proches parents, ce qui explique peut-être sa vigueur extraordinaire. Mais je pourrais multiplier les exemples, comme celui de Filisli fils de Sarson : assailli par quinze guerriers, il fut si gravement blessé au ventre que ses intestins pendaient. Il les lia sous sa chemise et continua à se battre.
Croyez-moi bien, au Vroedenmar, les nouveaux-nés chétifs sont abandonnés aux kobolds affamés. Rien d’étonnant si les autres, après avoir franchi le cap toujours difficile des premières années, jouissent d’une robuste santé jusqu’à la fin de leur vie, et si l’on entend souvent cette phrase dans la bouche des vieillards qui se couchent pour mourir : « Je n’ai jamais pris le loisir de me trouver une couche douillette, alors cette-fois ci je crois que je ne me relèverai pas. »
Au Vroedenmar, les lâches sont méprisés plus que partout ailleurs. La honte s’attache au nom du guerrier qui se fait tailler l’arrière-train à coups d’épée, la gloire posthume récompense celui qui affronte la mort sans ciller.
On m’a parlé d’un homme capturé par un roi et promis à la hache. Il demanda qu’on lui tienne les cheveux afin qu’ils ne soient pas souillés quand le fer s’abattrait sur son cou. Cette faveur lui fut accordée. Mais au moment crucial, il tira violemment la tête en arrière, et la hache trancha les poignets du guerrier qui tenait sa chevelure.
« Ô Roi, tes hommes sont-ils si négligents qu’ils laissent leurs mains traîner dans mes cheveux ? »
Et le condamné éclata de rire avant d’être taillé en pièce par la garde royale.
Ce défi joyeux m’impressionne moins, pourtant, que les dernières paroles d’Ittilaor Fleur d’Is. Son ennemi était venu jusqu’à sa ferme armé d’une lance à large fer. Ittilaor ouvrit la porte et reçu l’arme dans le milieu du corps. Blessé à mort, il dit simplement :
« Elles sont à la mode, maintenant, ces lances à fer large… »
Fatalisme ? Peut-être. Pour les Vroeds, le destin d’un homme est tracé dès sa naissance : certains ont « la chance », d’autres non. Mais celui qui n’a pas la chance peut accomplir de grandes choses et doit s’y efforcer – jusqu’au jour où il verra le destin se tourner contre lui, et où il lui faudra mourir aussi courageusement qu’il a vécu.
A douze ans, le jeune nordique est déjà considéré comme un homme responsable de ses actes. Kellthorn, fils bâtard de Thorivirm, n’était pas plus âgé lorsqu’il commit son premier meurtre. Il jouait sur le plancher de la salle commune avec d’autres enfants quand son père lui offrit une hache, à condition qu’il tue un sorcier ennemi de sa famille. Kellthorn fendit le crâne du sorcier « en disant que ce n’était pas grand chose à faire pour avoir la hache. »
Les Vroeds mûrissent vite, et pour certains, cela tient du prodige. A trois ans, Gileg, fil de Rimirg Doublebarbe, se vit refuser la permission de participer à une fête : « Tu n’iras pas, dit son père, parce que tu ne sais pas te tenir dans une société nombreuse où il y a de grandes beuveries, toi qui n’es pas considéré comme de commerce facile déjà lorsque tu n’es pas ivre. »
En effet, Gileg avait fort mauvais caractère : avant son douzième hiver, il tua un camarade à la suite d’une partie de balle chaudement disputée. Son père « ne fut pas trop content », mais sa mère se félicita de trouver chez son fils le tempérament d’un Vroed, et dit que « quand il serait en âge, il faudrait lui donner un vaisseau de guerre pour aller taquiner le kraken. »
Un jeune homme qui, à dix-huit ans, n’a n’i entrepis de voyage ni fait ses preuves au combat passe pour un bon à rien. Attendre paisiblement l’héritage de son père est indigne d’un fils de Vroed. D’ailleurs, c’est souvent un mauvais calcul. Nombre de guerriers enterrent secrètement leur trésor pour s’assurer que personne n’en profitera après eux. Les rois sont ensevelis dans leur navire avec leurs biens les plus précieux, leurs esclaves, leurs chiens, et leurs chevaux. Quant aux Vroeds qui suivent la route du Sud, ils placent une épée nue à côté de leur fils nouveau-né et déclarent :
« Tu n’auras rien par héritage, et tout ce que tu possèderas, il te faudra le conquérir avec cette arme. »
Un roi Vroed ne dispose pas d’un pouvoir absolu. Son autorité dépend de sa valeur personnelle et de celle de ses suivants, c’est-à-dire des guerriers qu’il a su convaincre d’entrer à son service.
Oublions momentanément le Vroedenmar, qui n’a pas de prince et souhaite n’en jamais avoir. Ailleurs, les guerres de successions sont courantes et un roi doit sans cesse défendre son trône : en faisant assassiner ses rivaux potentiels, en leur livrant bataille, ou en les mariant à ses filles pour lier leurs intérêts aux siens. En outre, un roi ne peut changer la loi : cette prérogative appartient au Tingh, l’assemblée des hommes libres. Impossible d’imposer son point de vue à ces gens turbulents sans prendre des mesures extrêmes.
Un roi d’une des îles Vroeds venait à l’assemblée avec sa garde personnelle et mettait les hommes présents devant le choix suivant : ratifier ses décisions ou livrer bataille ! De telles méthodes, parfois efficaces, sont toujours risquées : les Vroeds ne se laissent pas facilement intimider. Si son honneur l’exige, un homme courageux n’hésitera pas à bafouer l’autorité royale : en tuant l’un des proches du souverain, voire en lançant son javelot contre le roi lui-même – comme osa le faire Gilgg Stalakass lorsque son vaisseau croisa dans le brouillard celui du prince Eireik à la Hache Rouge.
Dans une large mesure, l’exercice de la justice échappe aux rois. Car la vengeance est un droit sacré pour les Vroeds, elle permet de laver la honte de l’affront. La famille de la victime cherche à tuer le meurtrier ou l’un de ses proches, et comme un meurtre en appelle un autre, l’affaire peut durer longtemps.
Au Vroedenmar, des fermiers voisins se livrent de véritables guerres privés pour un bout de pâturage ou quelques moutons. N’allez pas en conclure que les Vroeds n’ont pas de lois, mais elles sont fort complexe et déroutent l’étranger. J’ai renoncé à saisir leurs subtilités, et me borne à vous livrer ces quelques faits :
- Bien que les Tingh fassent office de tribunaux, personne n’est chargé de faire respecter leurs sentences. C’est l’affaire de tout homme libre.
- Je n’ai entendu parler que d’une seule affaire de vol. Le coupable était un althéen, il n’a pas été assigné devant le Tingh, et on l’a pendu sans autre forme de procès.
- Les meurtres sont bien plus fréquents. L’assassin ne dépouille pas sa victime et va solennellement revendiquer son crime dans la ferme la plus proche du lieu où il l’a commis.
- La famille de la victime peut alors rechercher la vengeance sanglante ou intenter un procès devant le Tingh. Souvent, elle fait les deux à la fois.
- Pour éviter un procès, les deux parties peuvent s’accorder sur le choix d’un arbitre qui fixe des compensations monétaires pour chaque meurtre et chaque blessure.
- Les procès sont fort longs, et le moindre vice de forme les annule. Ils peuvent être brutalement interrompus par une provocation en duel, voire par une bataille rangée qui oppose en plein tribunal partisans de la défense et de l’accusation. D’où nouveaux meurtres, et nouvelles vengeances ou compensations…
- En l’absence de prison, l’une des sentences les plus graves qu’un tribunal puisse prononcer est la proscription, temporaire ou définitive. Le condamné doit s’exiler dans un délai fixé. S’il reste, personne n’a le droit de l’héberger et n’importe qui peut le tuer sans compensation. Quelques proscrits se terrent dans les cavernes et s’attaquent aux voyageurs. Les fermiers du voisinage s’efforcent de les déloger… et y laissent souvent la vie.
Si le vol est un délit honteux, la piraterie et le pillage sont des activités honorables. Des guerriers qui s’y adonnent, on dit qu’ils « partent en expédition Vroed ». La plupart de ces hommes sont issus de la classe des « boonders », ces fermiers qui dirigent leurs domaines avec l’autorité de petits seigneurs. Leurs demeures sont souvent très isolées ; en conséquence, ils savent tout faire ou presque.
Le boonder construit sa maison, en tourbe, bois ou pierre selon les matériaux disponibles. Il élève du bétail et des chevaux, cultive céréales et fourrage, sans négliger la pêche, ni la collecte des œufs ou celle des baies sauvages. En hiver, tant que subsiste un peu de jour, il chausse des skis ou des raquettes pour traquer les animaux dont les empreintes apparaissent dans la neige. Il s’attaque également au gibier marin, phoque et morse, et découpe les baleines franches échouées sur le rivage. Car, bien sûr, il s’est établi près de la mer, seule voie commode dans ces pays où les routes sont rares, et il possède un bateau qu’il doit s’avoir réparer, s’il ne l’a pas construit lui-même.
Ces talents variés font du boonder un spécialiste de la survie, taillé pour le voyage et l’aventure. Un tel homme n’hésitera pas à partir régulièrement à l’étranger pour ramener dans sa ferme tout ce que les terres nordiques ne produisent pas, ou trop peu : vins, fines étoffes, froment, miel, métaux précieux, esclaves… C’est alors que le boonder devient véritablement Vroed. S’il ne manque ni de prestige, ni de ressources, il rassemble voisins et alliés sous son autorité et arme un long vaisseau. Sinon, il embarque sur le navire d’un chef qui a su gagner sa confiance.
Les Vroeds arraisonnent des vaisseaux en mer ou pillent les rivages. Dès qu’ils se sont un peu éloignés de leur terre natale, toute cible est bonne, même parmi et surtout les autres royaumes du Vroedenmar. Cependant, les expéditions lointaines ont l’avantage de n’entraîner aucun risque de représailles.
En pleine mer, les Vroeds hissent la voile et obturent les trous de nage de leur vaisseau. Ils saisissent les rames pour rejoindre un navire ennemi, ou à l’approche de la côte. Sur le rivage, ils combattent à pied, mais prouvent leurs qualités de cavaliers dès qu’ils peuvent s’emparer de chevaux pour pénétrer plus profondément dans l’arrière-pays.
Les navires Vroeds opèrent isolément ou par petits groupes. Ils se rassemblent, à l’occasion, pour entreprendre le siège d’une ville ou toute autre opération d’envergure. Il arrive qu’un roi prenne la tête d’une telle expédition ; cependant, la plupart sont des initiatives privées, lancées par des chefs qui s’imposent par leur ruse et leur courage.
Se battre n’est pas toujours nécessaire. Parfois, la menace suffit pour que les habitants d’un pays versent tribut aux envahisseurs en échange de leur départ. Si au contraire, le rapport de force lui est défavorable, le Vroed se fait marchand. Il vend son butin, ou l’ambre et les fourrures que produit son pays. Jamais il n’hésite à traiter avec l’adversaire d’hier – ou de demain, car un voyage commercial permet de reconnaître les rivages qu’on reviendra piller lorsqu’on sera en nombre.
Marin, guerrier, pirate, commerçant, le Vroed est un parfait opportuniste. Il accepte même de devenir mercenaire et de protéger les terres d’un roi étranger contre d’autres Vroeds !
Pour ceux qui connaissent les Vroeds, la question n’est pas « pourquoi ravagent-ils leurs terres depuis deux siècles ? » mais pourquoi ne l’ont-ils pas fait plus tôt ? » Et je vous livre la réponse : auparavant, il manquait à leurs vaisseaux à rame la voile indispensable pour s’éloigner des côtés. Le « long vaisseau » gréé au carré, que nous appelons drakkar, a fait son apparition juste avant l’ère Vroed. Sa quille robuste, sa proue fine et relevée, sa fine étrave, sont conçues pour fendre les vagues du large, tandis que son fond plat lui permet d’aborder les plages ou de remonter les fleuves sur de longues distances.
Ce navire est sans conteste le meilleur de notre temps, mais seul un équipage aguerri peut en tirer parti. Avant d’entreprendre une grande traversée, il faut attendre un vent favorable. S’il tourne, on sera dérouté, et s’il souffle avec violence, rien d’autre à faire que réduire la voile, se cramponner à la barre et aller où la tempête vous pousse. C’est en de telles circonstances que les Vroeds découvrent des terres nouvelles.
Les Vroeds sont de plusieurs grandes tribus ou royaumes. Il y a eu plusieurs vagues d’implantations et de colonisations de leurs terres à mesure qu’ils en firent la découverte. Souvent, les frontières d’un royaume sont définis par son territoire de chasse. Mais les uns et les autres ont poussé leurs raids fort loin vers le sud ou l’est.
Je sais encore, de source sûre, que certains Vroeds, dont le nom m’échappe, remontent les côtes d’Ashintérie pour rançonner les pêcheurs qui vivent au delà du Cap du Dernier Jour.
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