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Bon ben je me lance, voilà un petit chapitre que j'ai fais en complément de l'histoire de Keekee
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L’accident
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Les larges portes du fort s’ouvraient tandis que nos deux aventuriers calaient leurs maigres paquetages sur leurs dos. Celui de Freek, parsemé de tâches de sang, rappelait la couleur rouille qu’avait prise son armure, victime du temps et des lames ennemies. Derrière la herse que levait péniblement un groupe de firbolgs ils aperçurent une troupe en bien mauvais état. Ceux qui n’avaient pas de membres tranchés exposaient de larges plaies qui ne laissaient guère de doutes quant à leur avenir… et celui-ci se présentait comme relativement court, à en juger les cris que poussaient certains êtres défigurés.
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Le groupe de blessés entrait péniblement dans le fort. Il était escorté par une poignée de celtes encore aptes à combattre, et suivi par un bélier que l’on avait aménagé avec quelques pièces de bois de sylvaniens noueux et tortueux. Le tout formait une grossière charrette, destinée à accompagner ceux qui n’avaient pas eu la force de rejoindre le point fortifié à pied dans leur dernier voyage. La herse commençait à redescendre lorsque le chef du camp se mit à hurler depuis sa tour.
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Elle arrive !
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Qui ça ? Demanda Keelala.
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Je ne sais pas. Répondit Freek.
Si le maître des lieux avait une âme de poète, j’aurai tendance à croire qu’il fait une métaphore de la mort… malheureusement, il a plutôt la réputation de frapper avant de parler, et même de frapper avant de réfléchir, voire même de frapp…
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Viens ! Lui dit la jeune lurikeen en se jetant hors du fort.
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Keelala et Freek scrutèrent la plaine aussi loin que le brouillard qui commençait à tomber le leur permit. La vaste étendue verte semblait déserte, et le vent faisait péniblement plier l’herbe grasse de la vallée qui n’avait pas encore été piétinée par des fomoriens, ces cyclopes gigantesques capables de dévorer un firbolg en quelques instants. Le drapeau au sommet du fort flottait timidement, et un profond silence, entrecoupé par les hurlements des blessés que l’on pansait, englobait le fort et ses environs, donnant à la situation un caractère mystérieux et tragique…
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Peut-être le gardien du donjon est-il plus raffiné que je ne le pensais…
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Après quelques secondes, ne voyant toujours rien arriver, les deux compagnons repartirent en direction de la porte colossale du fort, qui n’attendait qu’eux pour être scellée de nouveau. Keelala jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule tout en se rapprochant de l’enceinte du fort, ce qui ne manqua pas de lui rappeler la présence des séquelles de sa précédente bataille sur son corps encore endolori par le bref, mais intense, contact avec le bouclier viking. En tournant la tête, elle vit quatre firbolgs transpirer à grosses gouttes, s’efforçant de garder la herse en hauteur par le biais d’une grosse corde reliée à une poulie située en hauteur, à l’autre bout de la cour du château.
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Freek saisit son bras. Elle se retourna et remarqua sur son visage un air gêné, presque honteux, qu’elle n’avait encore jamais pu observer chez son ami.
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Keelala, il faut que je te dise quelque chose… Dit-il en portant la main à son baluchon.
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Oui mais…
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Non, je veux te dire ça maintenant. J’y pense depuis longtemps, et nous ne savons pas ce qu’il…
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Freek !
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Ecoute Keekee, c’est déjà suffisamment dur comme ça, alors laisse moi finir ! Je voulais te demander si…
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FREEK !
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MAIS QUOI ?
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On est sous la herse !
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Huh ?
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Si on ne bouge pas rapidement, on aura la mort de ces quatre firbolgs sur la conscience ! Lui dit-elle en pointant du doigt les pauvres créatures à bout de souffle.
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Tous deux franchirent finalement la porte : en quelques gracieux petits bonds pour l’une, et en de nombreux pas lancinants accompagnés de jurons proférés à l’encontre des créatures exténuées pour l’autre. Freek essayait de reprendre son calme, et il se racla la gorge, se préparant à affronter de nouveau les grands yeux verts de la jeune lurikeen. Les firbolgs, soulagés, lâchèrent à l’unisson la corde qui soutenait le grillage de fer, et celui-ci s’apprêtait à tomber violemment sur le sol poussiéreux, lorsqu’une sphère violette, incroyablement petite, mais aussi incroyablement rapide, parvint à se glisser in extremis à l’intérieur de l’édifice.
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Keelala, je voulais te demander si…
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Les deux lurikeens furent littéralement percutés par la sphère mauve. L’impact les projeta à terre, l’un sur l’autre. Freek sentit son épaule se déboîter sous le poids de la jeune archère, et il ne put s’empêcher de pousser un violent hurlement, tant la douleur le surprit. Il sentit une douce et étrange chaleur l’envahir.
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Lorsqu’il revint à lui, Keelala était allongée sur lui. Elle était agitée d’étranges spasmes, la peau d’une pâleur effroyable, et les yeux exorbités, pleins de larmes. La mystérieuse chaleur s’était transformée en un désagréable élément visqueux. Freek toucha le haubert de Keelala. Celui-ci en était imprégné. Lorsqu’il porta la main au niveau de son visage, il reconnut aisément ce liquide qu’il avait tant de fois fait coulé chez l’ennemi, ce mélange de rouge et de vert, ce mélange de… sang… et de curare.
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Avec son bras valide, il parvint à faire rouler le corps de la jeune lurikeen sur le côté. L’une des lames empoisonnées de son baluchon avait traversé la mince paroi de tissu, et s’était plantée dans le torse de la jeune aventurière.
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Ce n’est pas possible, c’est un cauchemar… J’ai attendu ce moment si longtemps… tu n’as pas le droit de partir comme cela ! Pas maintenant !
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Le lurikeen ne se faisait guère d’illusions quant aux chances de survies de son amie… Il connaissait bien l’effet que provoquait son poison, mélange de racines et de poussières de créatures féeriques qu’il concoctait lui-même. Il avait terrassé tant de trolls et tant de bretons avec sa subtile mixture verdâtre… c’était de la naïveté que de croire qu’il pourrait un jour réentendre la douce voix de la jeune lurikeen, elle qu’il admirait depuis tant d’années sans avoir jamais osé le lui dire.
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Freek prit sa main et la posa sur son visage. De ses yeux coulaient d’incommensurables flots de larmes qui vinrent diluer la sombre couleur du sang mêlé au poison. Il voulait sentir jusqu’à la dernière once de chaleur que pourrait dégager le corps de son amie. Il ferma les yeux, comme pour mieux l’accompagner dans son voyage vers l’autre monde.
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Les contours de la sphère s’effacèrent peu à peu. Le miroir couleur lilas que formaient les parois s’estompa progressivement, laissant deviner à l’intérieur un être petit et mince, accompagné d’une forme deux fois plus haute et bien plus fine.
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Freek, écrasé par les sanglots, sentait son amie rendre ses derniers souffles. Ceux-ci étaient devenus pratiquement imperceptibles, et la main de la pauvre mourante était totalement inanimée. Même les spasmes qui avaient agité son corps pendant quelques secondes l’avaient quittée. Freek approcha son visage de celui de Keelala. Ils étaient maintenant front contre front. Des larmes tombaient sur les lèvres bleutées de son amie. Lui aussi, il souhaitait mourir.
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Pendant tout ce temps où nous avons été séparés, je n’ai pensé qu’à une chose… le jour où je te reverrais. Chaque fois que j’enfonçais mes lames dans les côtes des mes ennemis, je me disais que je faisais un pas de plus vers nos retrouvailles… un pas de plus vers la victoire. Lorsque j’étais caché dans l’ombre, observant tétanisé les déplacements de mes futures proies, à l’instant où je m’apprêtais à bondir sur elles, c’est à toi que je pensais pour reprendre tout mon calme. Je savais que je n’avais pas le droit à l’erreur si je voulais te revoir. Et aujourd’hui où nous sommes enfin réunis… tu meurs de mes propres lames… dans mes bras… c’est un cauchemar que je ne pourrais supporter plus d’une lune… d’ailleurs, demain matin, quelqu’un me trouvera mort… empoisonné… moi aussi.
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La sphère violacée avait laissé place à une lurikeen rousse, habillée d’une longue tunique verte, tenant un immense bâton, vert lui aussi, au sommet duquel se dressait une gemme rouge. De cette gemme s’échappait une faible lumière. L’enchanteresse sortit un fin grimoire de l’intérieur de sa robe, le feuilleta quelques instants et commença à prononcer une étrange incantation elfique. Après quelques phrases, elle s’interrompit et rouvrit les yeux, qu’elle avait fermés pour mieux se concentrer.
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Licorne ou loup ? Demanda-t-elle.
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Après avoir répété plusieurs fois sa question, elle frappa le crâne de Freek avec l’extrémité de son bâton.
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Jeune lurikeen, si vous avez quelques secondes à m’accorder… voudriez-vous bien me dire d’où provient la poussière que vous avez utilisée pour la fabrication de votre poison ?
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D’une licorne féerique de Lough Derg. Parvint-il à dire entre deux sanglots. Puis il s’effondra de nouveau sur le corps inerte.
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La magicienne recommença ses incantations, agitant son bâton avec une aisance incroyable malgré son imposante taille. La faible lumière qui s’échappait du rubis devint de plus en plus vive. Elle fut rapidement accompagnée d’une chaleur qui allait, elle aussi, en s’intensifiant. La poussière qui s’était accumulée sur le sol depuis des semaines était soulevée, formant ainsi un vaste nuage sur toute la longueur de la cour. La lumière devint si forte et la chaleur si insupportable que tous les curieux qui avaient suivi la scène tragique se cachèrent le visage et se réfugièrent à l’intérieur du donjon. L’incantatrice ouvrit subitement les yeux, malgré la lumière aveuglante qui avait envahit l’intérieur du fort, et les braqua en direction de la plaie de Keelala. Elle lâcha son bâton, puis désigna lentement la blessure du doigt. Le morceau de bois se tenait parfaitement vertical, aussi immobile que sa maîtresse…
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La gemme pourpre se détacha de son support. Elle commença à se diriger en direction de Freek et du cadavre, puis entama une sorte d’ellipse autour des deux lurikeens. La pierre, qui mettait au début plusieurs secondes à effectuer un tour complet autour du couple, se déplaça de plus en plus rapidement, jusqu’à créer une sorte de cercle de lumière les emprisonnant. La chaleur embrasait les quelques brins de paille qui restaient sur le sol, et malgré cela, Freek était tellement effondré par la mort de sa jeune amie qu’il ne sentait pas que les clous rougis de son armure lui brûlaient le dos.
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Le rubis stoppa net son orbite, puis se mit à trembler avant de s’engouffrer à une vitesse vertigineuse dans la plaie de la pauvre archère. Il en ressortit quelques instants plus tard, enveloppé d’une matière visqueuse verte, et il repartit lentement en direction du manche, toujours vertical. Il reprit délicatement sa place au sommet du morceau de bois. La lumière régressa peu à peu, laissant la place aux derniers rayons du soleil qui pénétraient difficilement le nuage de poussière en suspension qui avait envahi la cour.
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Freek gisait toujours aux côtés de Keelala. Celle-ci ouvrit péniblement les yeux, et reprit doucement sa respiration. Elle sentait une profonde douleur au niveau de son abdomen, et il lui était totalement impossible d’effectuer le moindre mouvement avec ses membres inférieurs. Elle parvint à bouger son bras droit, et observa longuement sa main pansée. Les sanglots de Freek venaient s’additionner au sang qui avait abondamment coulé de sa plaie, la faisant littéralement baigner dans son armure. Elle porta sa main près de la tête de son ami, et tapota du bout des doigts sur son crâne.
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Freek… tu m’écrases… et en plus de cela… je vais bien finir par me noyer dans mon armure si tu continues…
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Il fallut plusieurs secondes au lurikeen pour se rendre compte que la voix qu’il avait entendue n’était pas le fruit d’une hallucination. Il releva lentement la tête et vit son amie, la peau d’un doux rose, le visage éclairé d’un petit sourire, et les yeux entrouverts. Il sentit sa main se poser délicatement sur sa tête. Il ne put s’empêcher de serrer son amie dans ses bras, en prenant garde à ne pas toucher sa plaie encore grande ouverte. Tous deux explosèrent en sanglots. Malgré la douleur que cela provoquait dans le bassin de Keelala, elle trouvait ce moment délicieusement agréable. Freek parvint enfin à détacher ses bras de son cou, et en la regardant dans les yeux, avec un air gêné, il parvint à articuler ces quelques mots.
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Tu as entendu tout ce que j’ai dit… quand… je te croyais… perdue ?
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C’est le trou noir depuis… aïe… depuis la collision. Répondit-elle péniblement.
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La magicienne s’approcha du couple et les interrompit.
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Jeunes lurikeens, vous avez tous deux besoins de repos… surtout toi, Keelala.
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Comment me connaissez-vous ? Demanda-t-elle.
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Peu de choses me sont inconnues en ce royaume. Répondit la magicienne avec un air malicieux.
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Et pouvons-nous connaître le nom de notre sauveuse, jolie inconnue ? Se hasarda Freek, qui commençait à reprendre ses esprits.
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Je me nomme Odessa, petit lurikeen, et saches que le rubis de mon bâton est plus jaloux qu’aucun être du Voile ne peut l’être. Si j’étais toi, je me garderais de recommencer ce genre de réflexions. A peine eut-elle finie sa phrase que le rubis, recouvert du poison, se précipita en direction du visage de Freek, et s’arrêta à quelques centimètres de ses yeux, envoyant ainsi tout le liquide mortel sur son front.
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Je vois… Dit-il en s’essuyant sur sa brassière.
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Odessa ordonna que l’on transporte les deux lurikeens dans le donjon. Ils devaient tous deux être en pleine forme pour le combat qu’ils auraient à livrer quelques jours plus tard. En effet, si la magicienne était à Dun Ailine, c’était pour commander le reste de la résistance et tenter de rejoindre Dun Crimthain, qui risquait d’être la prochaine cible une fois que Dun Crauchon serait tombé aux mains de l’ennemi.
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Peu avant de tomber dans les bras de Morphée, les lurikeens qui étaient installés l’un à côté de l’autre se prirent la main.
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Freek ?
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Oui ma Keekee ?
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Demain matin…
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Oui ma belle ?
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Si je te trouve empoisonné… tu auras affaire à moi ! Dit-elle avant de sombrer dans un profond sommeil.