Par Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin (27/04/2003)
Devant les risques de voir certaines connaissances scientifiques utilisées par les terroristes, les autorités américaines ont envisagé d'imposer aux chercheurs des restrictions de publication plus sévères que celles existant actuellement. Ces derniers temps encore, un grand libéralisme, tout à l'honneur des Etats-Unis, régnait dans la diffusion des connaissances, sur Internet ou dans les revues. Les publications des chercheurs interdites de diffusion étaient peu nombreuses, même dans les domaines militaires ou économiques. Face à ces menaces de censure, la communauté scientifique a réagi, faisant valoir que les embargos nuiraient gravement à l'avancement des sciences, sans empêcher les fuites au profit de gens voulant vraiment faire le mal. Mais la question est loin d'être résolue, et les débats se poursuivent.
Dans un domaine voisin, celui de la lutte contre les copies sauvages de DVD ou de logiciels, l'expérience a montré que, malgré les efforts pour criminaliser de tels comportements, rien ne peut sérieusement empêcher les piratages, qu'ils proviennent de simples hackers agissant pour le sport, ou d'organisations pratiquant la contrefaçon à une vaste échelle. Faut-il alors renforcer encore la répression, en essayant de la mondialiser, ou en prendre son parti (compte tenu finalement de son peu d'impact sur la vraie création, quoi qu'en disent les éditeurs et les auteur) ?
Cependant le problème du libre accès aux connaissances scientifiques va prendre une toute autre dimension avec la publication (notamment sur Internet) de méthodes permettant l'ingénierie génétique (de plus en plus de génomes devenant par ailleurs disponibles) ainsi que la fabrication de nanorobots susceptibles de se répliquer spontanément. Les experts prévoient la généralisation de "kits" pour la fabrication à la demande d'organismes biologiques ou nanotechnologiques pouvant servir à des usages pacifiques, mais aussi évidemment à des usages terroristes ou criminels encore inconnus à ce jour. Il s'agira d'équivalents, à une toute autre échelle, des kits pour la fabrication d'explosifs ou de gaz toxique que l'on peut déjà trouver sur le web.
Dès avant le 11 septembre 2001, Bill Joy, co-fondateur de Sun Micro-systems avait expliqué dans un article fameux que les technologies émergentes seraient vite incontrôlables, et qu'il fallait non seulement restreindre la diffusion des informations les concernant mais suspendre ou arrêter certaines recherches [Why the future doesn't need us. Our most powerful 21st-century technologies - robotics, genetic engineering, and nanotech - are threatening to make humans an endangered species
http://www.wired.com/wired/archive/8.04/joy.html]. Ce point de vue n'avait pas été accepté par la communauté scientifique, d'une part parce qu'il était jugé irréaliste d'arrêter le progrès scientifique, et d'autre part parce que le remède, la mise en place d'une société de contrôle policier, aurait été pire que le mal.
Mais depuis sont survenus les attentats du 11 septembre, la dissémination de l'anthrax à partir d'un laboratoire américain, l'obsession de la lutte contre les armes de destruction massive encouragée par la guerre contre l'Irak. Les opinions favorables à l'arrêt des recherches et à la censure des publications semblent de plus en plus nombreuses aux Etats-Unis. Cependant les partisans des moratoires, principalement issus des milieux néo-conservateurs, y sont en contradiction avec eux-mêmes, puisqu'ils admettent fort bien que les laboratoires travaillant pour la défense intensifient leurs recherches. Comme on le devine, le Pentagone et ses sous-traitants industriels font pression pour qu'une part substantielle du budget militaire actuel (soit environ 500 milliards de dollars) soit affectée aux biotechnologies, nanotechnologies et robotique à usage militaire. On n'arrêtera donc pas les recherches, au contraire. Par contre la diffusion de leurs résultats au profit d'usages civils et plus généralement l'augmentation des connaissances générales de la population dans ces domaines seront sans doute de plus en plus limitées. Il y aura ainsi une véritable société à deux vitesses, celle des connaissances réservées à quelques élus de toute confiance et celle de la masse maintenue dans l'ignorance. L'inconvénient déjà signalé se retrouvera néanmoins : la mise en place d'un système répressif fort n'empêchera pas les fuites, y compris celles dont pourront se rendre coupables à titre individuel des membres dévoyés de l'establishment scientifique ou politique.
Heureusement, l'Amérique n'est pas encore entièrement contrôlée par les néo-conservateurs et les faucons du Pentagone. Beaucoup de ceux qui ont milité pour la société ouverte en réseau, l'accès de tous aux connaissances et, plus généralement, la démocratie, se battent comme ils peuvent. On trouve un exemple de telles résistances dans un article de Sheldon Pacotti, publié par la revue Salon [Are we doomed yet ? 31 mars 2003
http://www.salon.com/tech/feature/20...dge/index.html]. Sheldon J. Pacotti est un écrivain scientifique et surtout un développeur de vidéo-jeux. Il connaît donc bien la question du piratage. Pour lui, lutter contre les dangers pouvant découler d'une dissémination des connaissances scientifiques ne peut pas aboutir par la méthode policière. Pacotti ne nie pas que, face aux terroristes et aux fous, les risques créés par les technologies émergentes soient certains et qu'ils deviendront de plus en plus grands. Mais selon lui, la bonne façon de lutter contre eux est de diffuser le plus largement possible le "faire-savoir et le savoir-faire" relatifs à ces technologies, de façon à ce que chacun puisse assurer sa propre défense face à d'éventuelles offensives terroristes ou individuelles. On peut même espérer que cette large diffusion des connaissances permettra au progrès scientifique de s'accélérer dans le bon sens (par exemple en faisant apparaître des antidotes), ce qui prendra de vitesse les activités criminelles qui seront ainsi toujours en retard d'une technologie.
Pour S. J Pacotti, le risque le plus important et le plus immédiat réside en effet dans l'abandon de la démocratie et la mise en place d'une dictature douce au profit de ceux qui disposent du savoir. L'histoire a toujours montré que les despotes éclairés n'existent pas. Ils se révèlent très vite comme de simples despotes, utilisant à leur seul profit les acquits des sciences et des techniques dont ils se sont donnés le monopole. Le bien-être du peuple maintenu pour son bien dans l'ignorance ne leur importe guère. De plus, la dictature qu'ils exercent exacerbe les oppositions qui sont à leur tour tentées de recourir aux moyens terroristes que l'on prétendait décourager.
Pacotti pose la vraie question : quel genre de société technologique et scientifique désirons-nous pour l'avenir ? Une police et une justice répressives qui mettront toutes les recherches et les connaissances scientifiques sous embargo, sans d'ailleurs pouvoir empêcher les fuites et usages criminels dont souffriront en premier lieu des populations laissées sans éducation technologique ? Ceci ne ferait qu'accentuer la véritable guerre de civilisation qui se produit déjà dans de trop nombreux domaines, entre les minorités du Nord hautement informées et les milliards d'humains maintenus par la contrainte dans l'ignorance et la misère. La seule alternative permettant de sauver l'humanité et d'utiliser la puissance des nouvelles technologies à son développement sera la démocratisation de la formation et des connaissances, sur le mode de l'Open Source [Baquiast, sciences de la complexité et vie politique, tome 2
http://www.automatesintelligents.com...tion/baq2.html]. Ce sera simultanément la seule solution en profondeur pour lutter à la fois contre le terrorisme extérieur et contre les dérives totalitaires intérieures.
N'était-ce pas Winston Churchill qui avait dit que, face aux dictatures, les démocraties étaient à long terme les mieux armées ?
© Automates Intelligents 03/04/2003