Bon, c’est bien gentil de me payer à boire, mais pour autant je veux quand même que ça reste entre nous. Je vous vois sourire. Pourtant, pour moi, ça n’a rien eu de drôle.
Ma tunique était couverte de sang. En partie le mien, et en partie celui des gars d’en face. Au moins, je tenais encore sur mes jambes. J’entendais autour de moi les blessés râler, éparts au milieu de corps sans vie et des chariots démembrés. Il faut dire que la bataille avait fini au corps à corps.
Ce n’est pas avec un aperçu du champ de bataille qu’un observateur non averti aurait pu conclure à la victoire du clan. Mais aujourd’hui, c’est ce que les historiens ont retenu. C’est l’essentiel, non ? Elle est bien gouteuse, votre bière.
Les deux armées avaient planté le camp la veille, face à face, sur la plaine. Une bise venue de la mer et accompagnée de crachin nous avait lentement mais surement frigorifiés depuis l’aube. Rien de tel pour attraper la crève après une nuit bien fraiche, précédée de trois jours de progression à marche forcée. Et encore, je ne devrais pas me plaindre, en tant que cavalier.
Les deux cavaleries se faisaient face. On était montés sur nos bourrins depuis un petit moment, histoire de ne pas louper le début. Agenouillés devant nous, un rang d’archers se tenait prêt à décocher une première salve. Derrière, la piétaille, que les sergents en finissaient pas de remettre au pas. Ils étaient encore plus crasseux que ma monture. Nous mourrions tous de faim. Pas besoin de préciser que les chariots de ravitaillement n’avaient pas suivi le rythme et que cela faisait deux jours que nous nous nourrissions de racines et de baies cueillies durant la marche. Certains ont même zyeuté ma monture, mais le premier qui y aurait touché n’aurait plus eu de main pour y planter sa fourchette. Tout ça me redonne faim, rien que d’y penser. Pas vous ? Parce que parler le ventre vide, moi, ça me ruine la prose.
J’en étais où ? Ah oui. L’attente se prolongea certainement plus de deux heures. Le soleil montait lentement, mais caché par les nuages, il ne nous réchauffait en rien. La situation se prolongea jusqu’à l’arrivée du lapin.
Je brosse le tableau : Séparant les deux armées, une plaine toute verdoyante, d’environ deux cents mètres de large. Notre seigneur et l’autre d’en face, accompagnés chacun par un aide de camp et un officier, taillent la bavette au milieu. Je crois que la discussion portait sur une sorte de différent frontalier entre le pays de Loth, terre de notre bon baron Parsifal le Généreux, et la contrée de Gand, du fourbe comte Engerand. Comme chacun sait, mais peut-être pas vous, étranger, la terre de Gand est viciée et les hommes qui y grandissent souffrent de moult tares, comme dit le crieur. Je vous traduis, parce que parfois je parle compliqué : c’est une grosse bande de tarés.
Mais je m’égare en vous narrant des évidences… Vous me repayez une petite bière ? Merci.
Nos deux pays, disais-je, ont de mémoire d’homme toujours été séparés par la Lieva, qui prend sa source dans les montagnes loin au Nord. Et je vous le demande : A-t-on jamais vu un fleuve changer de lit tout seul ? N’est-il pas évident qu’il ne pouvait y avoir derrière ce changement que quelque perfidie de ceux de Gand pour nous spolier de partie de nos terres ? Moi, au départ, je ne trouvais pas ça évident, non. Mais c’est ce qu’on nous avait expliqué avant le départ. Deux hectares de pommiers, c’est deux hectares de pommiers, et pas question qu’on se fasse voler nos pommes comme des loqueteux. Alors, sous la conduite de notre bon Baron, on était partis défendre les pommes et notre honneur.
Engerand et sa clique ont dû prendre peur en nous voyant arriver pour discuter et c’est pour ça qu’ils se sont agressivement portés à notre rencontre. C’est comme ça qu’on s’est tous retrouvés sous le crachin ce matin là.
Pendant que les gradés discutaient, histoire de passer le temps, j’ai d’abord suçoté des brins d’herbe. Je peux vous dire que ça ne nourrit pas. C’est là que j’ai vu que ça bougeait dans les hautes herbes : un lapin. Il en est sorti tout fringuant. Et qu’il s’est mis à sautiller au milieu de notre champ de bataille, cet inconscient. C’était un garenne de toute beauté, gras comme tout et qui devait bien faire dans les cinquante centimètres. Autrement dit, un vrai festin sur pattes. J’étais pas le seul à l’avoir remarqué. Au bout d’un moment, on devait même être près d’une vingtaine sur le coup, pour sûr. En lançant ma monture, je pouvais être sur la bestiole en trois fois rien. Ou alors un bon coup de lance aurait très bien pu faire l’affaire. Ce qui est certain, c’est qu’il y en avait peut-être pour deux, mais sûrement pas pour vingt. Le premier arrivé serait le premier servi. « Touche à ce garenne, et tu tâteras de mon glaive, moucheron », que j’ai dit au petit archer accroupi devant moi et qui avait des vues sur ma pitance. Dans les rangs, ça commençait à pinailler sec sur le bon droit de tel ou tel à aller cueillir Jeannot.
Déjà vide ? Bon, alors ce sera pas de refus pour sa petite sœur.
Donc, oui, on était bien trop occupés à discuter bectance pour remarquer que les chefs se serraient la main, et même un petit bisou, je crois. Ils avaient fini les palabres, et visiblement, ce ne serait pas aujourd’hui qu’on laverait l’affront des pommes dans le sang des lâches. Et chacun de faire demi tour de son côté. Je peux comprendre que notre bon baron avait autre chose en tête que les lapins, à ce moment là. Faut dire que lui, il avait mangé, la veille. Ca doit être pour ça qu’il a failli marcher dessus, et que mon lapin tout effrayé a commencé à se faire la malle fissa direction ceux de Gand. C’est là que le baron a commis la bourde, avec tout le respect que je lui dois. Il a levé les bras en l’air, genre victorieux et a clamé : « Soldats, il n’y aura pas de guerre ce jour. Je nous ai sauvés. » Enfin, un truc dans ce goût là. « Repos ! » ont hurlé les sergents.
Alors on a fait repos. Et on s’est tous précipités sur le garenne en hurlant des menaces et en montrant qui son épée, qui sa lance, afin de dissuader les autres gastronomes. Et c’est là qu’on voit que ceux de Gand, c’est vraiment que des tarés. Ils l’ont pris pour eux. Ca a hurlé à la trahison dans tous les sens et ils nous ont foncé dessus, les félons. Notre bon baron, qui n’avait pas, je pense, totalement suivi l’affaire du garenne, voyant ses braves lâchement pris à partie a battu le rappel et envoyé le reste de la troupe à la rescousse.
C’est à peu près à ce moment que j’ai perdu de vue le lapin.
Bon, la suite, vous l’imaginez. Ca a castagné sec et on a fini par gagner. Du moins, les survivants. Vous voulez que je vous dise la moralité de tout ça ? Faudrait jamais faire la guerre qu’à des gars intelligents, sinon ça donne vraiment n’importe quoi.