Synthèse
Depuis le milieu des années 2000 s’est engagée une réflexion tant de la part de l’État que
des collectivités territoriales, notamment la région Île-de-France, sur l’organisation, le
financement et la planification des transports en région parisienne après la décentralisation du
Syndicat des transports d’Île-de-France (STIF).
Cette réflexion a abouti, en 2008-2009, du côté de l’État, à la conception du réseau de
transport public du Grand Paris, infrastructure nouvelle de métro en rocade autour de Paris.
Pour mener à bien ce projet, et reprenant en cela la philosophie de l’établissement public du
district de la région parisienne institué en 1961, l’État a créé, à rebours des transferts de
compétences vers la région, un établissement public national à caractère industriel et
commercial, la Société du Grand Paris (SGP), dans le cadre de la loi du 3 juin 2010 relative au
Grand Paris.
La SGP est tournée vers ce seul objectif, pour une durée limitée (elle sera dissoute dès
qu’elle aura épuisé ses compétences) et avec des prérogatives importantes que lui confère son
statut.
Elle s’est, dans un premier temps (2010-2015), concentrée sur la conception du projet
Grand Paris Express, constitué de quatre nouvelles lignes de métro automatique (15, 16, 17 et
18) et du prolongement au Nord et au Sud de l’actuelle ligne 14, et sur l’objectif d’obtenir
l’adhésion des élus de la région Île-de-France. Cet objectif atteint, elle se trouve maintenant
dans la phase de réalisation du projet, avec un calendrier contraint par les décisions politiques
en vue de grands événements à venir (Jeux olympiques de 2024 et, potentiellement, exposition
universelle de 2025). Elle est également confrontée aux enjeux propres à tout maître d’ouvrage
d’un grand projet d’infrastructure : capacité à piloter le projet, à en maîtriser les risques, à tenir
les objectifs de délais et de coûts, et enfin à respecter la trajectoire financière. Cependant,
l’acuité de ces enjeux est d’autant plus grande à la SGP que l’environnement dans lequel elle
évolue n’est pas uniquement technique mais aussi politique, pouvant produire des injonctions
contradictoires.
Des coûts prévisionnels qui n’ont cessé de dériver
Le coût du projet présenté au débat public en 2010 était évalué à 19 Md€2008. Cette
évaluation a ensuite été réajustée, compte tenu de l’évolution du projet, pour aboutir en mars
2013 à un coût d’objectif fixé par le Gouvernement à 22,625 Md€2012.
Les évaluations initiales étaient fragiles comme le montre le fait que la SGP n’a pas pu
en fournir les bases de calcul à la Cour, et les provisions pour aléas et imprévus qu’elles
intégraient étaient très inférieures à ce qui est recommandé pour des travaux de cette nature.
Les objectifs de coûts ont donc vite été dépassés au fil de l’affinement des études. Ainsi, la
revalorisation des coûts de construction et des acquisitions foncières a fait passer le coût
prévisionnel de 22,63 Md€2012 à 25,14 Md€2012 début 2017.
L’État a par ailleurs fait évoluer les coûts à la charge de la SGP en ajoutant à celui de la
construction du Grand Paris Express des contributions financières à d’autres projets
d’infrastructure de transport en Île-de-France, dont le total a atteint 3,4 Md€ en 2017.
L’établissement doit ainsi contribuer au projet EOLE, au prolongement de la ligne 11 et à celui
de la ligne 14 entre Saint-Lazare et Mairie de Saint-Ouen, à la modernisation des RER et aux
coûts des interconnexions ; il doit aussi financer l’achat des véhicules de maintenance des
infrastructures (0,4 Md€).
Le coût total, contributions financières comprises, affiché par la SGP fin mars 2017 était
de 28,93 Md€2012, déjà bien au-dessus de l’objectif initial fixé par le Gouvernement, mais les
éléments dont disposait le directoire depuis plusieurs mois, et dont il n’avait pas fait part au
conseil de surveillance, permettaient de penser que ce montant était très probablement sousestimé
de plusieurs milliards d’euros.
Fin juillet 2017, postérieurement à l’envoi des observations provisoires de la Cour qui
contenaient une fourchette de coût à terminaison de 33,87 à 37,92 Md€2012, la SGP a fourni au
Gouvernement une nouvelle estimation à terminaison du Grand Paris Express de
35,08 Md€2012, soit 38,48 Md€2012 en incluant les contributions financières.
Cette dernière évaluation montre un dérapage des coûts du projet de 9,55 Md€2012 par
rapport à l’estimation affichée par la SGP en mars 2017, et de 12,46 Md€2012 par rapport au
coût d’objectif fixé par le Gouvernement en mars 2013.
Ces réévaluations successives des coûts du projet pourraient remettre en cause sa
pertinence socioéconomique, qui n’a été initialement acquise que par la prise en compte de
coûts d’investissement initial peu fiables et sous-estimés, ainsi que par la valorisation
d’avantages socioéconomiques « non classiques ».
Une trajectoire financière non maîtrisée
Le financement du projet du Grand Paris Express s’appuie sur un panier de recettes
fiscales affectées, sur une redevance qui sera versée par le ou les futurs exploitants du Grand
Paris Express, ainsi que sur des emprunts de financement et de refinancement.
Les ressources fiscales proviennent principalement de l’affectation d’une fraction de la
taxe sur les surfaces commerciales à usage de bureaux, de locaux commerciaux, de locaux de
stockage et de stationnement en Île-de-France (TSBCS) et, dans une moindre mesure, de la taxe
spéciale d’équipement additionnelle pour le Grand Paris (TSE) et de l’imposition forfaitaire sur
les entreprises de réseau (IFER).
Les ressources de la SGP reposent aussi sur un recours massif à l’emprunt. La SGP a
d’ores et déjà mobilisé la Caisse des dépôts et consignations et la Banque européenne
d’investissement. Mais la plus grosse partie sera constituée d’emprunts obligataires, pour le
financement de la construction du réseau d’abord, puis pour le refinancement de
l’établissement, compte tenu de l’insuffisance des ressources fiscales, l’objectif étant que tous
les emprunts soient remboursés au plus tard en 2070.
Selon les projections présentées par la SGP en octobre 2016 à partir du modèle financier
qu’elle a construit, les emprunts produiraient des frais financiers de presque 32 Md€ et la dette
serait amortie en 2059. Encore convient-il de souligner que ces résultats sont issus d’une
hypothèse de dépenses totales (contributions comprises) de 28 Md€2012, alors que ce montant a
été réévalué par la SGP, en juillet 2017, à 38,5 Md€2012. Dans cette dernière hypothèse, le
montant des frais financiers à payer par la SGP serait quadruplé, atteignant près de 134 Md€ et
l’échéance de remboursement complet de la dette serait reporté de 25 ans, de 2059 à 2084.
L’incidence de la SGP sur les comptes publics sera significative. À court et moyen termes,
elle pèsera sur la trajectoire de dépenses, de déficit et de dette publics de la loi de
programmation des finances publiques 2018-2022. À moyen et long termes, en s’en tenant aux
hypothèses médianes sur les coûts et sur les recettes, elle représenterait environ 1,13 point de
PIB de dette publique supplémentaire en 2025 et 0,69 point de PIB de dette publique
supplémentaire en 2050.
Mais le plus inquiétant reste la forte sensibilité du modèle financier aux différents
paramètres, qui conduit à s’interroger sur la capacité de la SGP à amortir sa dette. Ainsi, une
variation même limitée du coût des travaux, du rendement des taxes fiscales, des taux d’intérêt
ou de l’indice du coût de la construction pourrait alourdir très fortement la charge que
constituent les frais financiers et reculer la dernière année de remboursement au-delà de 2100,
voire faire entrer la SGP dans un système de dette perpétuelle. Si les recettes fiscales affectées
par l’État lors de la création de la SGP paraissaient suffisantes pour amortir la dette au regard
de l’estimation des coûts du projet réalisée en 2010 ou en 2013, ce n’est déjà plus le cas selon
l’estimation actuelle qui entraînera un alourdissement considérable des frais financiers. Cela ne
le serait plus du tout si les hypothèses défavorables évoquées plus haut se réalisaient. L’État
doit donc arbitrer entre les différents scénarios permettant de rétablir la soutenabilité de long
terme de la dette de la SGP.
Il semble que le Gouvernement ait pris conscience très récemment des enjeux de
soutenabilité du modèle financier de la SGP. Le Premier ministre a ainsi demandé au préfet de
la région d’Île-de-France, le 2 août 2017, de lui remettre un rapport « d’analyse et de
propositions visant à rendre définitivement soutenable le programme du Grand Paris Express
en tenant compte tout à la fois des contraintes budgétaires, de la réalité des besoins de
déplacements des Franciliens, de l’impact sur l’aménagement du territoire, et plus
spécifiquement des engagements pris par la France en termes d’accueil de grands évènements
internationaux ».
Dans son rapport remis au Premier ministre le 21 septembre 2017, le préfet propose un
étalement de la construction du Grand Paris Express qui aurait pour effet de lisser la trajectoire
de dépenses de la SGP entre 2022, 2024 et 2030. Selon ces propositions, les dépenses cumulées
de la SGP dans la période 2018-2022 seraient de près de 19 Md€ courants, soit une baisse de
3 Md€ par rapport à la réévaluation de juillet 2017, mais une hausse de 3,6 Md€ par rapport à
l’évaluation de mars 2017. Néanmoins, la seule modification du phasage du projet d’ici 2024-
2030, telle que proposée par le préfet de la région d’Île-de-France dans son rapport, ne permet
pas de s’assurer de la soutenabilité de long terme du modèle économique de la SGP et du projet.
Une gouvernance de l’établissement à réformer
Le modèle de gouvernance de la SGP est original, avec un conseil de surveillance et un
directoire, dans lequel ce dernier se trouve dans une situation forte de pilotage du projet. Mais
ce modèle trouve ses limites alors que démarre la phase de construction du réseau. Jusqu’à
présent, l’insuffisant contrôle du directoire par le conseil de surveillance et par les tutelles s’est
traduit par un manque de transparence sur la réalité de la maîtrise des coûts et des délais.
D’une part, la composition du conseil de surveillance qui avait répondu à l’objectif initial
de parvenir à élaborer un projet consensuel à l’égard des grands élus d’Île-de-France, tout en
garantissant la majorité aux représentants de l’État, ne lui apporte pas l’expertise nécessaire sur
les sujets techniques et financiers. La création récente de comités des engagements et d’audit
constitue une avancée, mais elle n’est pas suffisante.
D’autre part, les pouvoirs du conseil de surveillance sont insuffisants en matière
d’investissements, d’approbation des projets et de marchés.
De surcroît, la faiblesse du pouvoir de contrôle du conseil de surveillance n’était pas
compensée, jusqu’à une période très récente, par un suivi étroit par les tutelles. Malgré la
désignation d’un commissaire du Gouvernement en la personne du préfet de Paris, préfet de la
région d’Île-de-France, celles-ci étaient peu coordonnées et l’absence d’un réel chef de file pour
contrôler techniquement et financièrement la SGP se faisait sentir. Ce constat a conduit à mettre
en place en mai 2017 un comité des tutelles, dont la présidence, initialement confiée au directeur
général des infrastructures, des transports et de la mer, a été transférée en septembre 2017 au
commissaire du Gouvernement. La création de ce comité va dans le bon sens mais ne peut pas
à elle seule pallier toutes les faiblesses du pilotage d’un projet dont le responsable financier
ultime sera l’État, donc le contribuable national. Il est par conséquent nécessaire que les tutelles
mettent en place une équipe capable de contrôler les étapes de mise en oeuvre du projet.
Un mode de conduite du projet générateur de risques,
un respect des délais de plus en plus aléatoire
Le Grand Paris Express est un projet complexe dont les enjeux techniques,
organisationnels et politiques doivent être maîtrisés pour que le calendrier de réalisation et le
budget soient respectés.
À cet effet, la SGP doit être capable de s’organiser en mode projet et de disposer d’une
équipe compétente et bien dimensionnée.
La SGP a bénéficié depuis plusieurs années de créations d’emplois significatives. Mais,
les différents audits réalisés et les comparaisons faites avec d’autres structures responsables de
très grands projets montrent que le plafond d’emplois actuel (210 ETPT en 2017) est sans doute
insuffisant dans la phase de réalisation du projet. Même si la légèreté de la structure a donné à
l’établissement une agilité certaine dans la phase de conception du projet, son dimensionnement
actuel entraîne des risques de surcharge de travail pour le personnel et amène à s’interroger plus
généralement sur la capacité de la SGP à piloter convenablement le projet et à gérer les risques
qui lui sont associés.
La SGP a cherché à compenser par deux moyens la faiblesse de ses effectifs : d’une part
un usage important de personnels mis à disposition, d’autre part un fort recours aux prestataires
extérieurs, notamment en matière de maîtrise d’ouvrage. Ce choix, qui conduit à un déséquilibre
inquiétant entre la maîtrise d’ouvrage et l’assistance à maîtrise d’ouvrage, suscite des
interrogations quant à la capacité de la SGP à contrôler l’ensemble de ses prestataires.
La gestion des marchés constitue un enjeu particulièrement sensible pour la SGP du fait
des sommes en jeu. Or, les procédures d’achat sont inégalement respectées et le suivi de
l’exécution des marchés insuffisamment rigoureux. En particulier, faute de définir avec
précision ses besoins, la SGP multiplie les recours aux bons de commande et aux avenants,
pratique qui l’expose à de réels risques juridiques.
Ce n’est que tardivement qu’une véritable gestion des risques a été mise en place. Cela
explique l’insuffisance des provisions pour risques et aléas prévues dans les estimations qui ont
été faites jusqu’à présent par la SGP. À cet égard, la Cour ne peut que regretter que
l’établissement ait attendu juin 2017 pour adopter des règles sérieuses de fixation des provisions
pour risques identifiés et des provisions pour aléas et imprévus.
La perspective des Jeux olympiques de 2024 et les engagements pris pour l’obtention de
leur organisation ont eu pour effet de concentrer l’attention de la SGP davantage sur le respect
des délais que sur celui des coûts, comme le montre la volonté de l’établissement de recourir à
un nombre croissant et inédit de tunneliers. Cependant, malgré l’intention de la SGP d’engager
des moyens techniques supplémentaires et massifs pour essayer de tenir les délais, les
calendriers de réalisation ne laissent aucune marge pour la survenance d’incidents et donc sont
de moins en moins réalistes. Dans une étude de juillet 2017, le Centre d’étude des tunnels
(CETU) du ministère chargé des transports émet d’ailleurs de très sérieux doutes sur la capacité
de la SGP à mettre en service les lignes 17 et 18 dans la perspective des Jeux olympiques.
Enfin, le calendrier de réalisation du Grand Paris Express est concomitant avec plusieurs
très grands projets souterrains français : EOLE, CDG Express, Lyon-Turin ferroviaire
notamment. Il y a lieu de s’interroger sur la capacité du marché à absorber une telle activité
dans un calendrier aussi resserré de réalisation, ce qui expose la SGP à un risque de très faible
concurrence – voire à des pratiques anticoncurrentielles –, à des prix élevés et à une faible
disponibilité des moyens matériels, techniques et humains.
L’ensemble de ces éléments impose de réviser le périmètre du projet et de revoir
fortement le phasage de sa réalisation.
En conclusion, la Cour croit nécessaire d’alerter sur le dérapage considérable du coût
prévisionnel du Grand Paris Express, sur les risques qui en résultent pour les finances publiques
et sur la fragilité de la situation dans laquelle se trouve la SGP. Si l’instrument garde une
pertinence en tant que structure vouée à la conduite d’un très grand projet, son organisation et
sa gouvernance présentent des points faibles qui sont autant de handicaps à une mise en oeuvre
satisfaisante du projet, voire qui font craindre une perte de contrôle financier et opérationnel de
celui-ci. À ce jour, la maîtrise des délais et des coûts semble très compromise et il est très peu
probable que les objectifs définis jusqu’à présent par le Gouvernement soient tenus. Mais plus
inquiétant encore est le fait que les probables surcoûts pourraient avoir un effet démultiplicateur
sur les frais financiers à niveau de recettes inchangées, rendant inatteignable l’objectif
d’amortissement complet de la dette en 2070.
La Cour formule six recommandations visant à maîtriser le coût et la soutenabilité du
modèle financier du projet, à renforcer les capacités de maîtrise d’ouvrage de la SGP et à
améliorer sa gouvernance alors que débute la phase de réalisation du Grand Paris Express.
Recommandations
1. (État) assigner à la SGP un coût d’objectif à fixer ligne par ligne ;
2. (État) assurer la soutenabilité de long terme du financement de la SGP en revoyant le
périmètre du projet et le phasage des dépenses ;
3. (État) fixer les caractéristiques de la redevance d’exploitation prévue par l’article 20 de la
loi relative au Grand Paris. ;
4. (État) mettre en place un contrôle renforcé de l’établissement par les tutelles permettant de
s’assurer du pilotage rigoureux du projet ;
5. (État) élargir et renforcer les compétences du conseil de surveillance de la SGP, notamment
en matière d’approbation des mesures d’exécution des décisions d’opération
d’investissement, en particulier en matière d’études et de marchés ;
6. (État, SGP) réévaluer le dimensionnement de la SGP, notamment au regard des effectifs
de ses prestataires extérieurs, et définir une trajectoire pluriannuelle des plafonds d’emplois
alloués à la SGP.