Le bar de Pipsqueak Sidepeeper n’était pas l’enseigne la plus visible de la Baie-du-Butin. Malgré cela, les quidams affluaient de tous les coins d’Azeroth. Le gobelin avait su flairer la tendance et avait fait de son établissement l’estaminet le plus branché du globe. Les artistes en vue et les gosses de riches y traînaient leurs guêtres. Quant aux vendeurs de poussière de rêve, ils y trouvaient une clientèle et un service d’ordre plus que complaisants.
Hagazussa n’avait rien à faire là. Pourtant, elle venait de pousser la petite porte, qui conduisait au bar, caché en sous-sol. Elle descendit l’escalier et se retrouva dans une pièce sombre bondée de monde. Des hublots parsemaient une des parois. Le Pipsqueak’s était situé en dessous du niveau de la baie.
L’épouse de Sidepeeper avait été claire : pas de quartier. La trolle devait le transformer en un tas de cendre, sinon le paiement n’aurait pas lieu. Bien entendu, elle n’avait aucun scrupule à accomplir sa tâche. Elle se demandait seulement dans quel état la « modification » allait mettre l’assemblée.
Elle repéra sans mal le patron, affairé derrière son comptoir. Les cheveux bleus. Les oreilles multiplement percées. La description correspondait. Avec la détermination d’une panthère, elle se glissa à travers la foule et s’assit sur un tabouret, pile en face du tenancier. Ses doigts fouillaient dans son sac à juju, prête à balancer la sauce qui allait pimenter la journée du gobelin adultère.
Mais un contretemps déboula dans la salle, avec une découverte à la clé : il n’existe pas pire furie en enfer, qu’une fille à papa privée d’un accessoire de mode.
Hagazussa le comprit assez tôt, puisque la morte-vivante vint s’asseoir pile à sa droite. Elle fulminait. Ses yeux lançaient des éclairs de colère… ou ils l’auraient fait, s’ils avaient encore occupé ses orbites. Sa main s’abattit sur l’avant-bras de la trolle, comme une serre, et elle partit dans une diatribe :
« Je ne peux pas le croire. » Ses dents grinçaient. « Je viens de me faire piquer mon portable. »
La chamane regardait l’hystérique avec perplexité.
« Mais oui, tu sais. Les gobelins fabriquent ces trucs. Ca sert à parler avec tes copines. » Elle jeta un œil à la trolle. « M’ouais, enfin, tu ne dois pas connaître ça. Tu m’as plutôt l’air d’une urgence sociale. »
Elle lâcha prise mais ne lâcha pas le morceau : « Je marchais dans la rue et un gnome m’est tombé dessus. Littéralement. Je déteste ces saloperies. Non seulement je ne parviens pas à leur faire comprendre, pour l’amour du Glamour, que les cheveux roses, c’est vulgaire, mais en prime il se trouve que la plupart de ces petites crapules sont des voleurs !
« Ce n’est pas pour l’objet, comprends-moi bien ! L’or ne constitue pas vraiment un problème quand tu es issue de ma classe sociale. Mais tu ne peux pas comprendre ça. Ça se voit » Elle renifla. « Dans une certaine mesure, ça se sent aussi.
« Je viens de Stormwind, tu vois ? C’est une ville magnifique et ses beaux quartiers sont tellement vides de pauvres, que c’est un vrai bonheur de s’y promener. Mon père avait acheté une maison avec vue sur le parc. Une merveille hors de prix ! C’était un grand négociant : William Lear, le roi du Matelas. Si tu as acheté un matelas un jour dans ta misérable vie, tu l’as acheté à mon père. »
Un voile passa sur son visage. Elle devint plus grave : « Bien entendu, maintenant les choses ont changé. » Elle regarda ses paumes mortes et des doigts amaigris. « Papa a commis quelques petites imprécisions dans le montant des taxes qu’ils devaient à notre bon roi. Depuis la reconstruction de Stormwind, à vrai dire. Suite à cette petite différence de vue, Papa a élu domicile de manière permanente dans la prison de Stormwind. Pendant ce temps-là, Maman et moi avons dû fuir comme des malpropres ! Comme des malpropres ! Tu imagines ? »
La colère avait repris le dessus. « Puis Maman est tombée malade et elle est morte. Pas que ça me chagrine particulièrement. C’était une idiote. Non, ce qui m’a réellement posé un problème, c’est quand elle a cessé d’être morte et qu’elle a essayé de me tuer. »
Elle se tourna vers Hagazussa, qui ne l’écoutait pas et surveillait Sidepeeper. « Bien entendu, elle a réussi. Ceci dit, ne crois pas que ça l’ait avancé à grand-chose… parce que je me suis relevée aussi. Mais, à la différence de cette pauvre crétine, je me suis relevée avec une volonté propre… et quelques capacités supplémentaires ! Je lis l’avenir maintenant. Et je peux faire exploser des trucs rien qu’en voulant faire exploser des trucs. Tu sais, ce genre de pouvoirs.
« Depuis, je n’ai pas arrêté de voyager. J’adore voir des contrées exotiques. Evidemment, mes anciennes amies ne veulent plus vraiment me parler. Les seuls échanges qui j’aie eus avec elles se résument à moi qui débarque et elles qui hurlent. Mais… est-ce que tu as écouté au moins un mot ? »
Hagazussa parut désolée. « Moi pas faire attention. »
La morte ne sembla pas gênée. Elle dévisagea la trolle, puis décocha un regard vers Pipsqueak Sidepeeper. « Mais au fait, qu’est-ce que tu es venue faire ici ? »
L’autre haussa les épaules. « Moi venue pour faire exploser la tête de lui. Moi payée pour ça.
— Pourquoi tu ne l’as pas dit plus tôt ? » Elle s’autorisa un large sourire. « Je m’appelle Cordelia. Un coup de main ? »
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