Quelque part. Ce n'est pas ici, mais ce n'est pas nulle part. Quelque part, deux autocars garés l'un en face de l'autre servent de portes coulissantes à une ville particulière. C'est d'abord l'architecture qui frappe le voyageur qui arrive jusque là. Des sources et des puits à l'eau verte coulent dans des fontaines faites de métal que des tubes lumineux éclairent. Aucune maison n'est identique à une autre : ici une hutte modeste, là des briques judicieusement montées. Côte à côte, un manoir aux lierres irradiés et un bunker gris rouillé contemple un marché où des fioles de sangs se vendent aussi bien que des pièces d'horlogerie. Aucun des systèmes de défense, tourelles lourdes, canons, grillages, barricades, ne semble avoir fonctionné depuis des mois sinon des années. Et soudain, le voyageur tend l'oreille. Un Humain crie les mérites de son artisanat en souriant au Biomek qui se tient debout en face de lui. Un Mutant vient de conclure une affaire, et s'empresse de le signaler à son amie à la peau blanche, aux yeux bleus et au sang rouge. Quelque part, une cité abrite tous ceux pour qui la guerre n'est pas une solution.
Un traqueur rapporta de l'un de ces voyages une choses que personne n'avait jamais imaginer voir un jour. Il conta comment, alors qu’il entrait dans le bâtiment en poussant une porte de bois vernie, il découvrit des rayonnages de bibliothèque vidés de leurs contenus. Il conta comment, alors qu’il étudiait les étagères délicatement cirées et entretenues, il aperçut posé à plat un livre à la couverture finement reliée et décorée. Il conta comment, alors qu’il tendait la main vers cet étrange objet, les murs commencèrent à trembler, le sol à se craqueler, le toit à s’effondrer. Enfin, il conta comment, alors qu’il courait vers l ‘extérieur aussi vite qu’il le pouvait, il serra le précieux trésor contre lui et le sauvait de la destruction. A l’intérieur de ce livre, aucun mot, aucune note, aucun nom. Une centaine de pages blanches, non numérotées. La couverture ne dissimulait aucune cache. Pourtant, une chose, une seule, éveillait l’intérêt au-delà de la curiosité. Jetée entre deux pages, une unique photographie. On y voyait très clairement deux Humaines, un Mutant et trois Biomeks attablés autour d'un copieux repas. Leurs visages étaient fascinant. Ils avaient tous la bouche grande ouverte, mais ils ne criaient pas. Tous ensemble, ils riaient.
Quelque part. Ce n'est pas ici, mais ce n'est pas nulle part.
Alors que je me remémore ce conte que mon père tenait de son père, un bruit sec éclate à l’arrière du véhicule. Je perds le contrôle quelques secondes avant de réussir à freiner, quelque part au milieu de nulle part. Le scanner n’indique aucune présence biologique, le radar ne renvoie aucun écho. Je laisse tourner le moteur, la zone est éloignée de toute station, et en cas de problème l’INC n’arrivera pas avant plusieurs trop longues minutes. La portière s’ouvre vers le haut, me dégageant le passage. Les deux pieds au sol, je me lève douloureusement. Combien de temps ai-je conduis sans m’arrêter ? Cinq, peut-être six heures ? Mon regard parcourt rapidement les environs tandis que je m’étire, faisant craquer les os de ma colonne vertébrale jusqu’à ceux de mes doigts. Pas un bâtiment en vu, pas un animal, et encore moins un véhicule. Tant mieux. Seul, je ne crains que moi. Pourquoi me suis-je arrêté ? Ah oui… ce bruit.
Les genoux au sol, le front levé vers les nuages, les bras tendus en avant, un mutant utilise le plus précieux présent que sa nature lui offre. Une brume verdâtre commence à transpirer de la terre environnante. La brume gagne en volume et en densité, alors que le mutant sent une liqueur collante couler sur ses joues, les yeux pleurant leur sang vert. Perçant le silence, un cri strident annonce l’arrivée d’une puissance connue des seuls mutants. Le véhicule gémit, cahote, se soulève légèrement. Un rideau de brume aussi verte et épaisse que le sang enveloppe la machine qui grince de douleur. Lentement, la machine cesse de souffrir, lentement, la brume se retire. Les genoux au sol, un mutant goûte son sang du bout des doigts, et commence à se relever. Dans un instant, le véhicule et le mutant seront prêt à reprendre la route.
Jamais je ne la trouverais. Des années de recherche, et rien, pas le moindre indice. Et si ce n’était qu’un conte, si le père de mon père avait inventé cette histoire de toute pièce pour que son fils rêve un peu… Non, je ne dois pas penser cela. Je la trouverais, je la trouverais, je la trouverais… Oui, cette cité doit exister, quelque part, une fraction de ce monde a dû échapper au Changement. Mais… Si jamais je la trouve ? Si le conte est vrai, la bibliothèque n’est plus, et la cité n’est que ruines, comme le reste de ce monde. Et ce livre, je ne l’ai jamais vu… Je n’ai que cette photo, là, et…
! bip ! bip ! bip ! bip !
Quatre points bleus sur le radar, la signature d’un convoie humain. La voiture mutante, rapide, fine, précise, fonce vers le sommet d’une colline proche. Immobile, elle écoute.
! bip ! bip ! bip ! bip !
Le convoie approche, les humains ont certainement repéré la signature du contaminé. De nouveau, une brume verdâtre commence à entourer la voiture, et soudain, une créature intangible apparaît, puis une autre, répondant visiblement à un ordre muet, avant de prendre corps et de se poster de part et d’autre du véhicule.
! bip ! bip ! bip ! bip !
Déjà, le mutant distingue la moto qui ouvre la voie, suivit par deux véhicules à chenilles et un camion de maintenance. Une expédition guerrière, pas un simple convoie de voyage. En un éclair, les deux créatures se jettent au pied de la colline, en direction du convoie humain. Le premier tank manœuvre en direction des créatures, là où le second se contente de positionner sa tourelle. Le camion reste en retrait, et la moto entame un contournement. Alors que les deux créatures ne sont plus qu’à quelques mètres du tank, un fabuleux rayonnement émane de la voiture mutante, perchée sur la colline. Une fraction de seconde plus tard, le tank qui s’apprêtait à faire feu est assailli par une nuée d’insectes. N’y prêtant garde, le tank tente de pivoter, mais les insectes ont déjà commencé à travailler. Se régalant du métal comme du plastique, ils dévorent en l’espace de quelques instants la coque blindée, ne laissant qu’un amas de ferraille trouée avant de se volatiliser.
Pendant ce temps, la moto a fait demi-tour pour venir en aide à ses alliés, harcelés par les deux créatures.
Rapide et précis, le mutant dévale la colline et vient frapper latéralement la moto, l’envoyant dans les airs sur quelques mètres. Un faisceau laser vient la frapper, et elle part en fumée sans jamais avoir eu l’occasion de retoucher la terre. La poussière à peine retombée, un champ électrique commence à faire grésiller l’atmosphère tout autour du camion qui n’a pas encore agit. C’est le moment ou jamais.
Appelant les forces mystiques, le mutant concentre toutes les sources de contamination alentour en un seul point, et semble exploser dans un immense éclat de lumière folle, verte, jaune, blanche : le mutant est devenu contamination pure. Le commando survivant se débarrasse finalement des deux créatures, et entame un mouvement d’assaut pour donner une leçon à ce mutant arrogant. Trop tard. Le nuage vivant avale en un rien de temps le camion ainsi que toute l’énergie électrique qu’il possédait, et, mû par une volonté destructrice, s’avance lentement vers le tank. Ce dernier accélère, mais cette fois en direction opposée, dans une tentative désespérée de fuite. Le nuage semble hésiter, et laisse le tank prendre de la distance. Le blindé ralenti, pivote. Le commando pointe la tourelle vers la source de contamination pure, et engage le combat. Les missiles sont sur le point d’être lancés. Une lumière aveuglante, puis… plus rien. Ce sera la dernière action du commando.
Quelque part dans les terres désolées, un mutant caresse une vieille photographie, avant de la ranger précieusement et de reprendre la route.