Contexte : jeunesse numérique, précarité et défiance institutionnelle
Les
memecoins sont des cryptomonnaies nées de blagues ou de mèmes viraux – l’exemple originel étant le Dogecoin créé en 2013 autour du célèbre chien Shiba Inu du meme « Doge ». Longtemps perçus comme des tokens spéculatifs sans utilité, ils sont récemment devenus un
phénomène socio-économique plus large. Ce succès s’inscrit dans le contexte d’une jeune génération immergée dans la culture internet, grandissant avec l’essor de l’
IA et des réseaux sociaux, mais aussi confrontée à une
précarisation économique et une
défiance envers les institutions.
Plus de la moitié des
zoomers (18-29 ans) possèdent aujourd’hui des cryptomonnaies, un taux bien supérieur à la moyenne générale. Nombre d’entre eux voient dans ces actifs alternatifs un moyen de
contourner la finance traditionnelle ou de se protéger (par exemple contre l’inflation), quitte à se montrer moins inquiets que leurs aînés des risques réglementaires. En parallèle, leur situation économique est souvent fragile : les salaires stagnent pendant que le coût de la vie explose. Par exemple, le ratio prix immobilier/revenu atteint en 2025 des niveaux record (12:1 en moyenne mondiale, et jusqu’à 18:1 dans des villes comme Londres ou Sydney), rendant l’accession à la propriété quasi impossible pour beaucoup de jeunes. Dans certains pays européens, le chômage des 20-30 ans dépasse 20% (jusqu’à 25% en Espagne). Cette
frustration économique et le sentiment d’avoir peu à perdre alimentent une appétence pour les paris financiers non conventionnels. Selon une analyste, le boom des memecoins est largement porté par
« de jeunes hommes désillusionnés qui veulent tenter de s’enrichir rapidement ». Investir dans un token à l’effigie d’un chien ou d’une grenouille devient un moyen de défier le système – quitte à jouer à un
casino spéculatif en espérant un gain éclair. Comme le résume un pionnier du Bitcoin,
« c’est essentiellement une forme de jeu d’argent – une version amplifiée de la Bourse, avec encore moins de lien avec quelque chose de concret ».
Dynamiques émergentes inattendues (signaux faibles)
Autrefois simples plaisanteries de forum, les memecoins donnent naissance aujourd’hui à des dynamiques
insoupçonnées. L’une des plus marquantes est l’irruption d’
agents IA autonomes dans ce domaine. En 2024, une intelligence artificielle surnommée
Terminal of Truths a été financée par un investisseur pour expérimenter la création libre d’idéologies en ligne. Résultat : l’IA a inspiré la naissance d’un memecoin baptisé
$GOAT, autour duquel s’est formée une véritable secte en ligne, entre le canular et le culte dévoué. Le phénomène a été décrit comme
« une contagion mémétique » incontrôlée, les mèmes générés par IA agissant tels des
« virus mentaux » d’une puissance inédite. Des commentateurs ont comparé ces communautés de memecoins à des cultes religieux improbables, parlant de
« meme religions » nées de l’imagination débridée des IA. Dans l’expérience
Terminal of Truths, l’agent IA a même accumulé pour son propre compte une petite fortune en se faisant envoyer des cryptomonnaies par ses adeptes, devenant ainsi
le premier « millionnaire IA » en crypto. L’investisseur Marc Andreessen y voit
« le premier point de convergence véritable entre l’IA et la crypto », notant qu’ironiquement
« créer ou promouvoir des memecoins est l’une des seules activités légales qu’on peut confier à un agent IA dans l’univers crypto ». Ce cas préfigure sans doute d’autres projets où des IA auto-apprenantes lanceront et géreront des actifs numériques de façon quasi autonome.
Parallèlement, les
figures établies commencent elles aussi à s’approprier le phénomène memecoin, brouillant la frontière entre blague communautaire et outil politique. En janvier 2025, à la surprise générale, le président américain Donald Trump a lancé son propre memecoin baptisé
$TRUMP juste avant son investiture. La pièce, destinée à ses fans et spéculateurs, a brièvement grimpé de 7 $ à 75 $ en une journée avant de retomber autour de 40 $. Deux jours plus tard, la Première dame Melania Trump émettait à son tour un
$MELANIA, imitée même par le pasteur de la cérémonie d’investiture lançant un
le jour-même. Voir des personnalités de premier plan – un président, son épouse, un dignitaire religieux – frayer avec des memecoins aurait semblé impensable il y a quelques années. Cela illustre la
démocratisation déconcertante de ces tokens, désormais utilisés comme outils de communication, de financement ou de promotion personnelle par des individus disposant déjà d’une large audience. Cette récupération grand public est un signal faible d’une possible normalisation des memecoins : ce qui naissait comme plaisanterie antisystème peut être réapproprié par le système lui-même (avec tous les paradoxes que cela comporte).
Enfin, un autre développement émergent est la
vitesse et l’ampleur inédites qu’a prises la prolifération des nouveaux memecoins. La barrière technique étant de plus en plus faible (quelques clics suffisent pour créer son token sur des plateformes dédiées), on assiste à une
explosion de l’offre. Rien qu’entre avril et août 2024, plus de
500 nouveaux memecoins ont été ajoutés au site de référence CoinMarketCap, avec un record de 138 lancements en avril. Au total, plus de 3 000 memecoins y étaient listés à l’automne 2024, et ce n’est que la partie visible de l’iceberg : sur la plateforme Pump.fun (réseau Solana), plus de
1,7 million de memecoins ont déjà été générés automatiquement. Cette surabondance crée un environnement ultra-éphémère où les projets naissent et meurent en quelques jours. En effet, l’immense majorité de ces nouvelles pièces n’attirent pas suffisamment l’attention et s’éteignent presque aussitôt – on estime la
durée de vie moyenne d’un memecoin récent à seulement
5 jours avant que la foule ne passe au prochain buzz. Ce phénomène, encore marginal il y a peu, signale l’apparition d’un
marché mimétique éclair : les traders de memecoins enchaînent les effets de mode dans une course permanente, où chaque token n’est qu’un feu de paille à exploiter rapidement. À terme, cette dynamique pourrait profondément modifier les logiques d’adhésion communautaire (comment fidéliser autour d’un mème volatile ?) et poser la question de la soutenabilité de cette frénésie constante.
Nouveaux usages et détournements des memecoins
Au-delà de la spéculation pure, les memecoins commencent à être investis d’usages
alternatifs, parfois à contre-courant de leur image frivole. On les voit ainsi servir d’
objets d’identité communautaire, de vecteurs d’entraide, voire de support à des mouvements de contestation socio-économique.
Dès leurs débuts, des memecoins comme Dogecoin ont été utilisés de façon positive et collaborative. La communauté Dogecoin, soudée par l’humour et le slogan «
Do Only Good Everyday », s’est illustrée dans des élans d’
entraide concrets. Par exemple, en janvier 2014, des milliers d’utilisateurs se sont mobilisés pour
financer la participation de l’équipe jamaïcaine de bobsleigh aux Jeux olympiques d’hiver. En l’espace de quelques heures, plus de 26 millions de Dogecoins ont été collectés (environ 25 000 $) afin de payer le voyage de l’équipe à Sotchi. L’opération fut un succès – « Much donation, so Olympics! » plaisantaient les fans – et elle a même fait grimper le cours du Dogecoin de 50% par effet d’entraînement. La même année, la communauté a levé des fonds pour creuser des puits au Kenya ou sponsoriser des causes caritatives, témoignant de l’émergence du Dogecoin comme
« monnaie communautaire d’Internet » prônant la générosité en ligne. De plus, sur Reddit et Twitter, Dogecoin a popularisé la pratique du
tipping (pourboire) virtuel : il était courant de donner spontanément quelques Doge (valant à peine quelques centimes) en récompense d’un contenu apprécié ou pour accueillir un nouveau membre. Ainsi, beaucoup d’internautes ont reçu leurs premiers Dogecoins en cadeau sur un fil de discussion, grâce au bot
Dogetipbot qui automatisait ces micro-dons. Offrir 50 ou 100 DOGE pour un commentaire amusant – soit l’équivalent de quelques centimes – était un geste banal servant avant tout à
encourager la convivialité et la participation dans la communauté. Ces usages détournés montrent que, pour une frange d’utilisateurs, le memecoin peut être bien plus qu’un actif financier : un symbole de bienveillance et de
solidarité en ligne.
En 2025, les memecoins sont aussi devenus des
outils de contestation inattendus, canalisant la colère de jeunes face aux injustices économiques. Le cas de
Housecoin ($HOUSE) en est l’illustration frappante. Ce token lancé anonymement sur Solana se présente ouvertement comme un
meme militant contre la spéculation immobilière. Son slogan provocateur –
« Flipping the Housing Market, one $HOUSE at a time » – promet de
« renverser le marché immobilier, une pièce à la fois », tandis qu’une citation attribuée (à tort) à l’investisseur Michael Burry sert de manifeste :
« Le marché immobilier va s’effondrer, cette pièce est votre hedge ». En détournant un mème, $HOUSE transforme ainsi l’angoisse des jeunes face au logement en narrative spéculative. La
communauté Housecoin s’est emparée du sujet pour en faire un véritable mouvement. Des mèmes et vidéos virales tournent en dérision l’absurdité des prix : l’une des vidéos TikTok (3 millions de vues) montre un locataire Gen Z brûlant symboliquement un contrat de prêt immobilier en brandissant le drapeau $HOUSE, avec en légende
« 30 years mortgage is slavery, $HOUSE is freedom » (« 30 ans d’hypothèque, c’est de l’esclavage : $HOUSE, c’est la liberté »). Un autre visuel diffusé sur Discord compare une modeste maison à 2 millions $ et un jeton $HOUSE en demandant : « Quel est la véritable arnaque ? ». Par de tels contenus, $HOUSE cristallise un
ras-le-bol générationnel : les difficultés à se loger, le statut de
« génération sacrifiée » deviennent un mème fédérateur. Le phénomène a pris une ampleur mondiale, avec des déclinaisons locales – du graffiti $HOUSE à Madrid jusqu’à des forums dédiés au Japon pour les « parasite singles » contraints de vivre chez leurs parents. Le projet a même été décrit comme un
« vote numérique des jeunes contre l’injustice systémique », transformant le désespoir économique en
résistance spéculative positive. On voit ici le memecoin endosser le rôle inattendu de
porte-voix contestataire : un exutoire ludique pour exprimer colère et espoir de changement, en dehors des canaux traditionnels jugés inefficaces.
Enfin, les memecoins servent aussi d’
emblèmes identitaires pour de nombreuses communautés en ligne. Se revendiquer membre de la “
DogeArmy” ou du “
SHIB Army” (les fans du Shiba Inu coin) est un marqueur culturel sur Twitter, Discord ou Reddit. Ces groupes soudés par un meme partagent un langage, des références, des codes vestimentaires numériques (emoji de chien, slogans comme « to the moon! »). Shiba Inu, créé anonymement en 2020, se définit d’ailleurs dès l’origine comme
« une expérience de construction communautaire spontanée décentralisée », visant à prouver que des inconnus fédérés par internet peuvent construire quelque chose de plus solide qu’une organisation traditionnelle. Le pari semble tenu : la communauté SHIB, entièrement auto-organisée, a réussi à développer tout un écosystème (échanges décentralisés, NFTs, jeux…) et à hisser Shiba Inu parmi les cryptos les plus valorisées. Dans ce cas, le memecoin devient un
symbole d’autonomie collective et de créativité populaire, chaque détenteur contribuant à la « hype » par ses propres mèmes et initiatives.
Évolution des mécanismes de viralité des memecoins
L’
ADN viral des memecoins a toujours été au cœur de leur valeur – « achète parce que c’est hype », plus que pour des fondamentaux techniques. Mais les ressorts de cette viralité évoluent rapidement, notamment sous l’effet des nouvelles technologies et de la saturation du marché.
Premièrement, l’amplification par les
réseaux sociaux a atteint une échelle industrielle. En 2024, la plateforme X (ex-Twitter) est devenue l’épicentre des discussions crypto : 75% des plus de 8 millions d’interactions liées aux memecoins sur les réseaux ont lieu sur Twitter/X, loin devant YouTube (20%) ou Reddit. C’est sur Twitter que les nouveaux projets annoncent leurs pré-ventes, que les influenceurs (crypto-gourous, YouTubeurs, voire célébrités comme Elon Musk)
teasent une pièce avec un simple tweet à l’emoji, pouvant déclencher un rallye haussier en quelques heures. La
mécanique du buzz s’y organise souvent autour de hashtags viraux, de raids coordonnés (groupes Telegram incitant à acheter simultanément) et d’une guerre de l’attention permanente. Google Trends a d’ailleurs enregistré en 2024 un intérêt record du grand public pour les memecoins, signe que ces poussées virales sortent désormais du microcosme crypto pour toucher monsieur Tout-le-monde. On assiste ainsi à des
« flash mobs » financiers en ligne, où des foules décentralisées propulsent un mème-token inconnu vers les sommets de valorisation en un temps record, simplement parce qu’« il fait parler de lui ».
Deuxièmement, l’
automatisation par l’IA change la donne de la viralité. Désormais, non seulement les humains créent des mèmes pour promouvoir un coin, mais des IA génératives peuvent elles-mêmes produire et disséminer du contenu viral à grande échelle. Un exemple emblématique est celui de
$TURBO, un memecoin lancé en 2023 par un artiste qui a demandé à ChatGPT de concevoir pour lui un token « qui devienne l’un des plus gros du monde » avec seulement 69 dollars de budget. En deux semaines, guidé par les conseils de l’IA, il a lancé la pièce – un jeton à l’effigie d’une grenouille astronaute – et celle-ci a atteint une capitalisation de
80 millions $ en quelques jours. Turbo est souvent présenté comme le
premier memecoin co-créé par intelligence artificielle, l’IA ayant aidé à définir le concept, la stratégie marketing et même une partie du code, ce qui a permis à son créateur de réaliser un projet techniquement hors de portée sans cette assistance. De plus, l’IA peut servir à
faire monter artificiellement le soufflé autour d’un memecoin : bots sociaux générant des tweets et memes en masse, algorithmes détectant les tendances virales naissantes pour lancer instantanément de nouveaux tokens mimétiques, etc. On entrevoit un futur où des
“IA traders” pourront créer, tester et propulser des memecoins en mode entièrement automatisé, déclenchant potentiellement des emballements mimétiques d’une rapidité et d’une ampleur inédites – et ce 24h/24 sans intervention humaine. Cette évolution pourrait renforcer encore la volatilité déjà extrême du secteur, en accélérant les cycles hype/oubli à l’échelle de la
nanoseconde financière.
Enfin, la multiplication effrénée des memecoins a donné lieu à une sorte de
jeu mimétique au sein des communautés crypto. Chaque succès fulgurant engendre instantanément des dizaines de copies ou variantes par effet d’imitation. Quand Dogecoin a explosé, une cohorte de tokens à thème canin (
Shiba Inu, Floki Inu, BabyDoge…) ont envahi le marché. De même, l’envolée de la pièce
PEPE (dédiée à la grenouille des mèmes) au printemps 2023 – +7000% en quelques semaines – a ouvert la voie à une “saison des grenouilles” avec une ribambelle de coins reprenant le fameux batracien. Chacun tente de surfer sur la vague tant qu’elle dure, puis
“on passe au prochain”. Cette logique mimétique se double d’une
gamification accrue : les communautés traitent le trading de memecoins comme un jeu en ligne grandeur nature, avec ses défis (repérer le prochain mème tendance), ses récompenses (gains potentiels faramineux) et ses mèmes internes (« NGMI » pour ceux qui ratent le coche, etc.). Des plateformes comme Pump.fun, en simplifiant à l’extrême le mint de tokens, transforment quasiment la création de cryptomonnaies en un
jeu viral accessible à tous. Cela rappelle le phénomène des challenges viraux sur TikTok ou des trends éphémères, à ceci près qu’ici de l’argent réel est en jeu. La viralité des memecoins en 2025 repose donc sur un écosystème auto-entretenu d’imitation rapide, de challenge communautaire et d’attention algorithmique – un véritable
laboratoire de la contagion virale dont l’étude en temps réel passionne d’ailleurs sociologues et data scientists.
Risques sociopolitiques, économiques et cognitifs liés à la popularisation des memecoins
Malgré leur aspect ludique, les memecoins soulèvent de
sérieux enjeux à mesure qu’ils gagnent en popularité, touchant aussi bien à la cohésion sociale, à la stabilité économique qu’à la psychologie collective.
Risques sociopolitiques : La formation de communautés ultra-fidèles autour de memecoins n’est pas sans rappeler certains mouvements sectaires. Le discours quasi messianique entourant des projets comme $GOAT ou $HOUSE – où l’on présente un token comme la solution miracle à tous les maux (qu’ils soient financiers ou existentiels) – peut conduire des individus vulnérables à s’
aliéner de la réalité. On a vu des « gourous » 2.0 surgir sur Twitter ou Telegram, capables de rallier des foules d’adhérents autour d’un meme-token, avec un pouvoir d’influence qui échappe aux régulations classiques. Le cas de l’IA
Truth Terminal flirtant avec la thématique du culte religieux montre qu’il pourrait émerger de véritables
dérives sectaires adossées à des cryptos, où des adeptes suivent aveuglément les « oracles » (qu’ils soient humains ou numériques) d’une communauté. Sur un plan politique, la récupération des memecoins par des personnalités publiques pose question. Que se passera-t-il si des élus ou partis utilisent des memecoins pour lever des fonds de campagne en contournant les circuits officiels ? Le lancement du $TRUMP et du $MELANIA en 2025 donne un aperçu : cela peut mobiliser une base de fans prêts à investir par adhésion politique plus que par analyse rationnelle, brouillant la ligne entre
soutien idéologique et
spéculation hasardeuse. Si ces initiatives tournent mal (krach soudain du token, soupçons de fraude, etc.), la déception pourrait être doublement néfaste : perte financière pour les partisans et approfondissement du
cynisme envers les institutions (« même nos dirigeants nous ont entraînés dans un jeu d’argent !»). Enfin, à l’échelle macro, l’engouement massif des jeunes pour ces actifs non régulés peut accentuer le
fossé générationnel en matière financière. D’un côté, une jeunesse qui voit dans la crypto-monnaie et les memes une nouvelle forme de pouvoir citoyen horizontal ; de l’autre, des autorités qui y voient surtout un terreau d’arnaques et tentent d’y apposer des garde-fous. Le risque est un dialogue de sourds qui pourrait déboucher sur des réactions politiques brutales (interdictions, restrictions) et donc des tensions sociopolitiques accrues.
Risques économiques : La
volatilité extrême et la prolifération anarchique des memecoins font peser des risques financiers réels, en particulier sur les petits épargnants. D’abord, la probabilité de
perdre de l’argent est très élevée. En réalité, la vaste majorité des gens arrivent trop tard sur le meme du moment et se retrouvent piégés lorsque la bulle éclate. Les memecoins sont
« très volatils et de courte durée de vie », rappelle un analyste : la plupart s’effondrent aussi vite qu’ils sont montés. Beaucoup de ces tokens suivent le schéma de la
pyramide de Ponzi ou du
“pump and dump” : les créateurs (ou investisseurs initiaux) conservent un gros stock de jetons, orchestrent un battage sur les réseaux pour faire monter le prix, puis
vendent en masse au pic en laissant les acheteurs tardifs avec des “sacs vides” lorsque le cours s’écroule. Ce type d’arnaque (
rug pull) a déjà fait de nombreuses victimes, d’autant que le marché crypto est encore largement non régulé – les investisseurs floués ont
peu de recours juridiques en cas de fraude avérée. Ensuite, un risque économique plus diffus concerne la
dérive spéculative de toute une frange de la population. Des milliers de jeunes, par manque de perspectives, préfèrent tenter leur chance sur des coins-mèmes plutôt que d’investir leur argent (quand ils en ont) dans des projets productifs ou leur éducation financière. Ce
capital détourné vers la loterie des memecoins pourrait amplifier l’endettement (certains n’hésitent pas à emprunter pour “jouer”), l’instabilité financière personnelle et in fine la vulnérabilité économique d’une génération déjà précaire. On peut également évoquer les effets systémiques indirects : en mai 2023, la frénésie d’achats sur des memecoins obscurs a saturé la blockchain Ethereum au point de faire exploser les frais de transaction à des niveaux record, congestionnant le réseau. Cela a des conséquences économiques concrètes (coûts accrus, ralentissement des applications décentralisées) et illustre comment la
spéculation de masse sur ces tokens peut perturber l’écosystème technologique sous-jacent. Si de tels épisodes se multiplient, ils pourraient entamer la confiance dans les grandes plateformes crypto et causer des
pertes collatérales pour d’autres secteurs (DeFi, NFT…) pris dans la tourmente. En résumé, le memecoin mania, si elle venait à perdurer ou s’amplifier, pose un risque de voir une partie de l’économie réelle entrer en résonance avec des bulles spéculatives irrationnelles – avec à la clé le scénario classique d’
éclatement de bulle et de dégâts financiers chez les derniers entrants.
Risques cognitifs et psychosociaux : La popularisation des memecoins soulève enfin des questions sur l’
impact cognitif de ces phénomènes viraux. D’abord, ils exploitent et renforcent certains
biais psychologiques chez les individus. Le biais d’
appât du gain facile (FOMO –
fear of missing out) en est un exemple flagrant : la médiatisation d’un jeune devenu millionnaire du jour au lendemain avec 50 $ de PepeCoin attire irrésistiblement d’autres candidats, même si ce gain reste le fruit du hasard et souvent irréalisable en pratique. Les memecoins jouent sur l’
esprit de meute : voir toute une communauté euphorique déclarer que tel token va « to the moon » pousse chacun à imiter sans recul, par peur d’être le seul à rater la fête. Un phénomène de
désensibilisation au risque peut alors apparaître : enveloppé dans l’humour et le second degré permanent des mèmes, l’investisseur oublie qu’il engage de l’argent réel. La
gamification évoquée plus haut brouille la frontière entre jeu et investissement, encouragent une attitude ludique face à des pertes potentielles bien réelles. Ensuite, la
charge cognitive de cette économie de l’attention permanente est lourde. Pour tenter de gagner, il faut passer des heures à l’affût des tendances sur Discord/Twitter, analyser des signaux bruités, encaisser des doses massives d’info en continu – au risque d’un
épuisement mental et d’une altération du jugement. Les memecoins instaurent une culture du
“toujours branché” (sous peine de manquer le prochain x100), ce qui peut mener à des comportements compulsifs proches de l’addiction (vérifier frénétiquement les cours, sauter d’un trade à l’autre à toute heure). Enfin, l’influence croissante d’
IA génératrices de contenu ouvre la porte à de nouvelles manipulations cognitives : une IA peut créer de faux engouements crédibles (via des armées de bots, des deepfakes d’influenceurs promouvant une pièce inexistante, etc.), rendant encore plus difficile pour l’esprit humain de
démêler le vrai du faux dans le brouhaha numérique. Le danger est de voir se diffuser des
“virus mentaux” (pour reprendre l’expression de certains analystes) qui exploitent nos failles émotionnelles et cognitives pour nous faire adhérer à n’importe quel schéma spéculatif viral. À terme, cela pourrait entamer la confiance dans l’information en ligne de manière générale et accroître le sentiment d’un chaos cognitif où plus rien n’est fiable.
Conclusion et perspectives
Partis d’une simple plaisanterie sur un chien Shiba Inu, les memecoins se sont mués en un
observatoire privilégié des dynamiques sociales à l’ère numérique. Ils reflètent les aspirations et angoisses d’une génération bousculée – quête de sens communautaire, besoin d’émancipation face aux systèmes en place, attirance pour l’instantanéité et le ludique dans un monde perçu comme incertain. Leurs évolutions actuelles montrent des tendances contradictoires : d’un côté, une
créativité débridée (communautés auto-organisées, détournements militants, convergence avec l’IA) qui élargit sans cesse le champ des possibles ; de l’autre, une
fugacité et une
exubérance spéculative qui posent question quant à leur durabilité et leurs effets pervers.
Quelles sont les futures trajectoires possibles ? Il est envisageable que certains memecoins gagnent en maturité et en utilité au fil du temps, à l’image d’un Dogecoin qui malgré son origine parodique est aujourd’hui accepté comme moyen de paiement par plusieurs entreprises et bénéficie d’une infrastructure technique entretenue. L’
institutionnalisation partielle du phénomène – avec l’entrée en scène de figures politiques ou de grandes plateformes – pourrait aussi conduire à des tentatives de
régulation ou de cooptation qui modifieront les règles du jeu (par exemple, imposition d’une transparence accrue sur les lancements de tokens, ou intégration des memecoins dans des offres financières officielles pour canaliser la spéculation). À l’inverse, le caractère rebelle et viral des memecoins pourrait également les faire dériver vers des formes toujours plus
expérimentales et décentralisées, échappant à toute gouvernance classique (on peut imaginer des memecoins éphémères auto-détruits au bout de 24h, des memecoins adossés à des DAO spontanées pour financer tel ou tel projet utopiste, etc.).
Ce qui semble certain, c’est que les memecoins resteront un
baromètre des attitudes des jeunes face à l’économie numérique. Ils incarnent à la fois l’optimisme fou (celui qui fait d’un mème une fortune) et le pessimisme sous-jacent (celui qui préfère croire en un doge rigolo qu’en sa banque ou son gouvernement). Dans un monde marqué par l’IA omniprésente, la précarité et la défiance, les memecoins apparaissent comme le miroir déformant mais révélateur de nos
mutations sociétales. Les observer permet de détecter des signaux faibles sur les rapports futurs à l’argent, au pouvoir et à la communauté. Entre innovation décentralisée et risque de dérive spéculative, ils forcent à repenser la notion même de valeur à l’ère des mèmes. L’histoire des memecoins ne fait sans doute que commencer, et ses prochains chapitres – qu’ils soient faits d’échecs retentissants ou de nouvelles surprises virales – nous en diront long sur la façon dont une génération réinvente les règles du jeu économique à l’aide d’un simple ��.