Si j'avais à décrire l'étrangeté qui m'obscurcit les esprits la nuit passée, je commencerais par soulever l'incohérence exorbitante de cette histoire. Et pourtant. Il me semble que l'on ne s'en rend jamais bien compte, aussi incongrue que la situation puisse paraître, nous nous y engouffrerons avec l'innocence d'une gazelle, et n'en ressortons qu'avec le parfum noir d'une demoiselle aussi affriolante qu'éphémère, ou la chamade au palpitant d'avoir cru y laisser sa peau.
Comme chaque fois, le commencement est flou, et débute sans que l'on en saisisse les enjeux. Ainsi je sursautais au rythme de la carriole qui nous transportait, moi, mon ami, le professeur, et ma femme. Difficile de savoir s'il faisait jour ou nuit, dès que je voulus observer l'un ou l'autre côté, j'avais l'impression d'y voir l'intérieur de notre carriole d'un autre angle. Pas de paysage, seulement cet espace molletonné n'arborant que le rouge et le noir comme sombres couleurs de désolation. Un emblème, une sorte d'écusson était présent sur les boiseries intérieures.
Ma femme me parla d'une île. L'île Yum où nous nous rendions. Aussitôt j'imaginais ce lieu, et il se projeta par delà les vitres plates de la structure. Un bout de rocher pas plus grand qu'Astrub situé à quelques centaines de toises de la côte. Nous y avions installé le complexe avec le professeur. Nous étions partis avec deux sacs bourrés de farine, environ soixante-quinze fagots d'avoine, cinq parchemins en buvard, une salière à moitié pleine, un nombre astronomique de babioles d'apothicaire, une bouteille de vin, une bouteille de rhum, un demi-litre de citron pur, et une douzaine d'oranges.
La carriole était pleine de tous ces trucs, et je ne saisis pas leur utilité immédiate. Sans que je ne voie les choses venir, une vision d'horreur s'intercala entre moi et la couche : mon ami Rachette se trouvait morte, gisant un couteau planté dans les entrailles. Je ne pus étudier longtemps la scène qui me paraissait transcendantale au point que je m'en détournai immédiatement. Sans chercher davantage d'explications, et comme si tout ceci relevait de l'incident bénin, je n'y prêtai plus attention. Rachette, princesse monocle, comme nous aimions à l’appeler à cause de son lorgnon qu'elle aimait à conserver en toute situation.
Ainsi parlais-je en dépit de sa mort on ne peut plus récente. Nous arrivions à Yum, et le professeur continuait de me rabâcher ses explications, et les conciliabules régnant dans son bas cervelet. Me décrivant méticuleusement la façon de décanter le jus de rose démoniaque pour en faire un puissant laxatif, mais je n'en avais que faire de son discours et de sa méthode, il m'ennuyait à un point relativement haut perché.
Juste avant d'arriver, la carriole se renversa, et nous nous retrouvâmes allongés sur le sol herbeux de l'île. Le conducteur vint vers nous l'air hagard, arguant qu'elle marcherait beaucoup moins bien maintenant. Il était doté d'une perspicacité sans pareil cet homme-là. À partir de ce moment-là, ma vision se brouilla quelque peu, je n'apercevais plus les flots bleus ni l'herbe grasse, mais un intérieur sobre et lisse, ridiculement grand et spacieux, nous montions, je ne sais par quel moyen, mais nous montions, au moins jusqu'au sixième étage de cette structure. Alors des femmes, apparemment secrétaires nous accueillirent le sourire en coin et le regard en papillote. Nous nous assîmes et elles nous servirent des boissons chaudes, quoiqu'il était difficile de mesurer leurs températures, elles en avaient tout l'air. Un tableau relativement immense ornait le mur d'en face, je... je crois que c'était mon portrait.
Le professeur reparti dans ses explications fumantes et fumeuses, dans ses délires narcoleptiques, ses extravagantes théories assommantes. Il nous parla de son chachat, qu'il avait placé sur une planche, en pleine mer, que cela était une expérience, une avancée qui révolutionnerait le monde scientifique, qu'en laissant une goutte de sang dans les eaux sombres, le chacha avait une chance sur deux de se faire dévorer par un requin dans les cinq minutes, mais qu'il pouvait survivre bien longtemps après s'il passait ce cap. Qu'en se retournant dans un lieu confiné, il pouvait affirmer, oui, il pouvait affirmer que le chachat était à la fois mort, et à la fois vivant, qu'en se privant ainsi du résultat le chachat avait adopté à ses yeux une double nature.
Résolu, il retourna travailler à son bureau.
Moi je me retrouvais maintenant en pleine mer, je voyais un chachat au loin, et des ailerons dépassant de la surface. En bon athlète, j'exécutai la fameuse nage d'Orff qui me permettrait ici d'assurer ma défense contre les infâmes squales. Et quatre à quatre je regagnais le rivage. On dirait qu'il y a un couac, la disparition d'un roc, un grand roc dans l'air. Euh non c'est bon, je viens de le retrouver.
Quoique ce firmament se termine banalement sans complications, j'en fus sorti à grand coup de masse, la patronne en voulait pour son argent, et le bon Outaraz devait s'en retourner travailler, l'aube levée.