Gwethrin Alnorad, Gentleman Voleur

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Gwethrin Alnorad, Gentleman Voleur


Une nouvelle journée prospère touchait à sa fin, et le Promontoire Divin semblait se débarrasser des ardeurs de la journée pour se diriger lentement vers le refuge de la tranquillité nocturne. Centre florissant du commerce, la capitale humaine vivait des journées frénétiques, ses principales artères prises d’assaut par les Maitres Marchands alors que visiteurs provinciaux et autres étrangers prenaient possession des marchés, à la recherche de la bonne affaire. Des milliers de transactions étaient conclues chaque jour, et des sommes phénoménales changeaient de main. Bien entendu, cela ne se faisait pas sans heurts. L’argent a de tous temps attiré les problèmes, et un client qui se sent lésé peut se laisser aller à des extrémités assez étonnantes. Particulièrement chez certaines races au sang chaud… Cela étant, la garde séraphine faisait bien son travail, et la plupart du temps ces dissensions ne dépassaient pas le stade de l’échauffourée.

Rares étaient les crimes, et la reine Jennah pouvait se targuer d’un règne particulièrement béni des dieux – nonobstant leur longue absence. Sous sa tutelle, la race humaine retrouvait lentement mais surement sa force d’antan, alors qu’elle dominait la grande majorité de la Tyrie. Les échanges commerciaux interraciaux avaient été encouragés, ce qui avait permis d’établir un dialogue avec différents alliés potentiels qui se révèleraient précieux si la situation venait à péricliter. La menace des Dragons n’était jamais loin, et la collaboration serait primordiale si on devait espérer éradiquer jusqu’à leur souvenir de la surface de la terre. La souveraine l’avait bien compris, et multipliait les démarches diplomatiques. Même les Charrs l’avaient finalement admis, et les négociations visant à établir un premier traité de paix historique entre les deux races devraient aboutir incessamment sous peu.

Accoudé à la barrière de pierres taillées en forme de vase délimitant la terrasse, le vieil archiviste songeait à l’âge d’or qui attendait les générations futures si les choses continuaient ainsi. Tout en admirant le splendide coucher de soleil, qui jetait dans le ciel de la capitale des éclats rosés et oranges, il ne put s’empêcher de les envier, ces enfants encore à naitre dont le regard se poserait avec confiance sur le futur. Son futur, leur présent. Lui-même était plus proche de la fin de sa vie que de sa prime jeunesse, et ne regrettait pas un instant de l’existence qu’il avait mené. Simplement, il s’estimait toujours passionné par la vie, par les jeux de l’être, par les créatures vivantes et tous leurs actes. Un esprit de jeunot dans un corps déficient, se dit-il tristement tout en faisant délicatement tourner le champagne fin dans la flûte qu’il tenait à la main. Cet avenir, il avait contribué à le façonner, en apportant son minuscule tribut qui était venu s’ajouter aux efforts de tous ses semblables. Sa fascination profonde envers toutes choses avait fait de lui un érudit, et c’était à cela qu’il devait sa renommée. Son travail de bibliothécaire royal, qu’il avait accompli avec déférence pendant plusieurs décennies, lui valait d’être reconnu comme une autorité dans un grand nombre de domaines scientifiques ou historiques. Pourtant, cela ne lui suffisait toujours pas. A près de soixante-dix ans, il n’avait toujours qu’une idée en tête : apprendre, apprendre, apprendre, consommer les informations et les personnalités qui se présentaient à lui, poser un œil avide sur quelque chose de nouveau qui apporterait à son esprit un vent de fraicheur…

- Te voilà reparti dans tes idées loufoques, vieux cinglé, s’admonesta-t-il à voix basse. Tu as eu une belle vie, Viktan. Contentes-toi de ça.

En contrebas, la comtesse Anise sortait avec grâce de son carrosse. Elle se redressa, majestueuse, dévoilant la splendeur de la robe couleur de jade qui tirait profit de la douce température pour mettre en valeur sa silhouette superbe. Une de ses épaules était dénudée, et son décolleté voyant sans trop en dévoiler laissait supposer une confiance en soi que seuls les ressortissants de la vieille noblesse pouvaient afficher. Viktan poussa un soupir nostalgique en voyant les coups d’œil fuyants et les murmures envieux que son arrivée déclenchait immanquablement. Intelligente, fine et cultivée, c’était de surcroit une femme superbe. Sa chevelure marron clair, brillante, ne faisait que souligner la perfection de son visage alors qu’elle saluait d’un sourire chaleureux les personnes présentes sur les larges marches qu’elle gravissait. Enfin, elle entra dans la villa, et l’archiviste la perdit de vue. Aucun doute que lorsque les danses commenceraient, elle serait à nouveau au centre de toutes les convoitises.

Il se replongea dans les pensées mélancoliques qui l’habitaient, tout en observant passivement les allées et venues de serviteurs souvent chargés de plats remplis de mets délicats, les motifs complexes tracés par l’eau qui s’élevait des fontaines au centre des jardins royaux, et surtout les invités arrivant les uns après les autres pour prendre part au bal de printemps. Il les connaissait presque tous de vue, et il identifia aisément les quelques personnes qui lui étaient inconnues lorsqu’elles donnèrent au majordome leur nom afin qu’il confirme leur invitation. Fils de baron tout juste majeur, filleule de noble de retour de formation à l’étranger, dirigeant d’un commerce ayant récemment pris beaucoup d’importance dans un domaine précis… Il y avait chez tous ces gens des manières, des attitudes qui les définissaient encore plus que le nom duquel ils se réclamaient, souvent avec fierté. Viktan regrettait que si peu de personnes soient encore capables de l’intéresser ; il trouvait la plupart d’entre eux vides, pompeux, sans intérêt. Des clones anonymes, un ballet de visages et d’esprits qui se fondaient les uns dans les autres malgré toute leur vanité. Et parmi les gens du petit peuple, malheureusement, il n’en était pas autrement. Leurs préoccupations étaient plus terre à terre, mais leur éducation limitée restreignait leur souplesse mentale. Ironiquement, les esprits les plus brillants encore susceptibles de l’intéresser faisaient probablement partie de ce fameux cartel du crime organisé, suffisamment discret pour que les Séraphins ne s’intéressent pas à lui. Son existence tenait presque lieu de légende, au Promontoire. Pourtant, pas grand monde ne se serait risqué dans les bas quartiers la nuit, et ce malgré l’atmosphère de confiance et d’optimisme régnant sur la capitale.

En dehors de ces mystérieux inconnus, le bibliothécaire estimait avoir eu l’occasion de converser avec tous les esprits les plus travaillés de son temps, et avoir cerné toutes les personnes qui comptaient vraiment dans cette ville.
Aussi, quelle ne fut pas sa surprise lorsque le jeune homme apparut.

Il était absorbé, presque hypnotisé, par les arabesques liquides produites par la fontaine en face de lui, lorsque des murmures particulièrement insistants ramenèrent son attention sur le perron au tapis rouge qui menait à l’entrée de la villa. Là, solitaire, montant avec nonchalance, se trouvait un homme qu’il n’avait jamais vu, dont la physiologie ne lui rappelait aucune grande famille. Pourtant, c’était nécessairement un individu de haute naissance ; l’aura de charisme naturel qui se dégageait de lui était tout simplement phénoménale. Il était difficile de le regarder d’égal à égal, et Viktan eut la désagréable impression de lever la tête lorsqu’il aperçut son visage, alors qu’il se trouvait bien au-dessus du jeune homme. Celui-ci était visiblement d’ascendance élonienne, son teint basané ne pouvant pas être uniquement le fruit d’une exposition solaire prolongée, pas plus que l’héritage génétique des peuples de la Kryte ou d’Ascalon. Des cheveux noirs coupés court surmontaient un regard de feu doré qui se posa un instant, inquisiteur, sur le vieil homme qui le toisait du balcon supérieur. Ses lèvres minces esquissèrent un léger sourire alors qu’il continuait sa route, approchant du valet posté à l’entrée de la grande maison. Il était vêtu avec classe, remarqua Viktan, portant avec toute l’élégance d’une longue pratique une tunique beige clair, agrémentée d’un chic pourpoint blanc immaculé, d’un pantalon en velours doux et de bottes de fauconnier du plus bel effet. Ce gaillard sait utiliser son apparence comme il faut, songea le vieil homme, et il tendit l’oreille afin de saisir ce que dirait l’étrange individu alors qu’il s’apprêtait à se présenter.

- Bonjour, mon ami. Comte Alnorad, Gwethrin Alnorad, je vous prie.

Il s’exprimait d’une voix chaude, profonde, qui ne devait laisser aucune femme indifférente, se dit Viktan. Le ton était sympathique, inspirait la confiance… Pourtant, le vieil homme était surpris. Il ne connaissait pas de comté ayant été confié à une famille portant le patronyme Alnorad, et il serait invraisemblable que l’homme qui se présentait comme noble indique un titre que sa famille aurait porté en Elona, lorsque ce continent était encore accessible et soumis à la domination des vivants. Or, l’archiviste était persuadé connaitre la totalité des familles de l’aristocratie krytienne. Aussi s’attendit-il à voir le domestique protester qu’il ne trouve pas un tel nom parmi la liste des invités, mais celui-ci se contenta de jeter un coup d’œil à son registre, avant de souhaiter la bienvenue au jeune homme et de lui indiquer d’un geste qu’il pouvait entrer.
Sa curiosité atteignant maintenant des sommets, Viktan oublia là son verre et le précieux breuvage qu’il contenait, rentrant avec précipitation. Il voulait à tout prix converser avec ce jeune homme. La fraicheur qu’il avait perçue au fond du regard d’or pourrait peut-être abreuver de vie son esprit apathique et desséché.

Pourtant, quelque chose le dérangeait. La vieillesse y était peut-être pour quelque chose, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. C’était lié à ce nom… Il l’avait déjà entendu quelque part, il en était sûr. Alnorad. La consonance confirmait l’origine élonienne. Pourtant, il connaissait peu de choses concernant le vieux continent du sud, ancienne patrie des fiers Lanciers du Soleil… Cela ne devrait pas être difficile de remettre un nom précis dans son contexte ! Grommelant contre la nature éphémère du cerveau et de l’intelligence, Viktan repoussa la lourde tenture qui protégeait la salle de bal de la température qui se rafraichissait lentement en cette nuit printanière et tourna le regard vers la grande porte, alors que l’objectif de sa curiosité faisait son entrée dans la salle en affichant une prestance naturelle qui ne devait pas tout à la pratique. Certaines personnes recevaient un don à la naissance, et, songeant à nouveau à l’ancien ordre de combattants déchu, le vieux bibliothécaire se dit que ce Gwethrin aurait probablement fait un redoutable général dans une armée qui misait tout sur l’ardeur qu’inspiraient ses chefs.

Il se rendit rapidement compte qu’il n’était pas le seul à s’intéresser au nouvel arrivant. Comme il l’avait pressenti, plusieurs dames de haute naissance le regardèrent ouvertement avec admiration, alors que les coups d’œil discrets se multipliaient. Par sa seule présence, l’atmosphère semblait s’être légèrement alourdie, mais cela ne sembla pas le déranger outre mesure. Il se dirigea tranquillement vers un serviteur qui tenait un plateau chargé de verre, en prit un, tout en engageant la conversation à voix basse avec une jeune femme qui venait de faire de même. Si Viktan ne put entendre les paroles de l’homme, il ne put rien rater au rire cristallin qui lui répondit. Ceci sembla dissiper la légère tension qui avait saisi certains des convives, et les conversations repartirent de plus belle. Le vieil homme secoua la tête ; il n’avait vu ce genre de changement d’humeur collectif qu’en de rares occasions. Et c’était toujours en présence de personnalités reconnues, comme la reine, l’ambassadeur Charr Carnack ou le génie richissime, Klipp. Et jamais encore il n’avait vu cet intérêt de masse aussi facilement dilué. Décidément, il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond avec ce jeune élonien… Tout ceci était surréaliste. Il ne s’était pas senti aussi vivant depuis des années.

Viktan décida d’observer le jeune homme à la dérobée pour un moment, maitrisant difficilement l’envie qu’il avait de lui poser tout un tas de questions. Il se méfiait d’une langue éventuellement trop agile, qui lui aurait fait perdre le fil et oublier son intérêt en quelques mots. Gwethrin jouait le parfait gentleman. Il échangeait quelques politesses avec de jeunes nobles, se montrait courtois envers les serveurs, et poursuivait les belles de la cour avec toute l’assiduité qu’elles s’estimaient due. Plusieurs fois il invita l’une d’entre elles à danser en sa compagnie, faisant montre d’une grâce féline dans ses déplacements qui faisait passer ses compagnes, pourtant rompues à cet exercice, pour de simples accompagnantes, des apprentis guidées par un maitre. Pourtant il ne manquait jamais de les complimenter ensuite. Il parvint même à arracher Anise au cortège de soupirants qui la suivaient depuis son apparition, et leur duo occupa pendant un bon moment le centre de la salle, tous deux rivalisant de prouesses physiques et faisant montre d’une parfaite confiance en leur partenaire. Confiance qui se révéla fondée lorsque le jeune homme, d’un geste élégant, rattrapa la comtesse à quelques centimètres du sol vers lequel elle s’était laissé tomber, leurs visages s’effleurant pendant quelques secondes au grand dam de la majorité des assistants.

Tout en appréciant les évènements d’un œil distrait, Viktan continuait de réfléchir à plein régime, parcourant tous les sujets qui lui venaient à l’esprit à la recherche d’un lien quelconque avec une famille Alnorad. Soudain, alors que la fête battait son plein sous le regard bienveillant de la reine, qui présidait depuis son trône, il eut un sursaut d’illumination. Il n’avait jamais entendu ce nom ! Il l’avait lu ! Mais c’étaient de longues années auparavant, et il ne parvenait absolument pas à se souvenir dans quel contexte. Pourtant, avec quelques recherches, il parviendrait probablement à retrouver l’ouvrage. Il jeta un regard hésitant sur le jeune élonien, puis se convainc que la soirée ne faisait encore que commencer et que l’oiseau rare ne risquait pas de s’envoler. Aussi décida-t-il de faire un saut aux bibliothèques royales, et de laisser son instinct le guider. Avec un peu de chance, il serait de retour avant que quiconque remarque son absence et le mystère serait éclairci. Son choix arrêté, il descendit et sortit discrètement par la porte de service, traversant un petit vestibule afin de rejoindre le parc, et de là les rue de la capitale.

L’air s’était légèrement rafraichi, et Viktan resserra les pans de sa cape autour de lui tout en se dirigeant d’un pas pressé vers la bibliothèque. Il aurait pu prendre un fiacre, mais cela aurait par trop attiré l’attention et il ne voulait pas s’attirer les foudres de la souveraine ; cela aurait été mal vu de quitter la salle tant que la royale hôtesse ne s’était pas retirée. Il y avait peu de risque qu’on le remarque, voir aucun. Il ne se faisait pas d’illusion quant à son propre charisme, ou l’importance de sa présence. Mais autant prendre toutes les précautions. De plus, l’exercice lui ferait du bien. Cela lui permettait de se remettre les idées en place avant de procéder à ses recherches, ce qui ne serait pas de trop vu le flou complet dans lequel il se trouvait et la taille de la bibliothèque nationale. De toute façon, elle ne se trouvait pas à plus de cinq minutes de marche, même au rythme désespérément lent auquel ses jambes agréaient de le porter.

Le bon point, c’était qu’il connaissait cet endroit comme sa poche, se dit-il en poussant finalement avec efforts la lourde porte lustrée en bois de chêne. Il ne serait pas difficile d’éliminer rapidement des sections entières. Les sons de l’extérieur se fanèrent puis disparurent tout à fait alors que l’ouverture se scellait à nouveau hermétiquement, protégeant les ouvrages de la rigueur des éléments et le laissant dans une atmosphère de calme réconfortante. Il sentit comme une petite chaleur s’allumer au creux de son estomac, cette fameuse sensation de bien-être lorsqu’on pénètre chez soi et que l’atmosphère est douce et accueillante. Bien entendu, l’endroit était richement éclairé. Un ingénieur asura y avait installé de curieux globes luminescents, qui se déplaçaient automatiquement pour offrir la meilleure vision possible aux lecteurs assidus et autres étudiants penchés sur leurs ouvrages. Ces pales sources de lumières brillaient en permanence avec la même intensité, et ce depuis de longues années, permettant à ceux qui le souhaitaient de continuer leur labeur même en pleine nuit. Viktan se targuait que depuis qu’il en avait pris les rênes, la bibliothèque n’avait jamais été vide et encourageait tout un chacun à s’instruire de la plus simple des manières.

Il faut dire que le bâtiment en jetait. Superbe bâtisse massive vue de l’extérieur, garnie de fioritures arrogantes où l’art le disputait à la nature, elle n’était formée en tout et pour tout que d’une unique pièce aux proportions titanesques. Même la salle de bal qu’il venait de quitter ne couvrait pas une telle superficie. Bien entendu, la bibliothèque était garnie de rangées de meubles aux nombreuses étagères, impeccablement alignés en rayons parallèles, là où la reine disposait d’un vaste espace inoccupé en dehors des quelques fêtes annuelle traditionnelles. C’était dans l’ordre des choses, se dit le vieil homme tout en répondant d’un signe de tête aux saluts respectueux que lui adressaient la plupart des étudiants présents en le reconnaissant.

Malgré la taille démesurée de l’endroit, l’archiviste était particulièrement fier d’avoir réussi à organiser le tout en rayons cohérents. Il considérait ce point précis comme sa plus grande réussite. Car si de larges escaliers en bois menaient à l’étage supérieur qui dédoublait la moitié de la superficie de la salle, la plupart des gens auraient jeté immédiatement l’éponge à l’idée de concentrer en un même endroit la totalité des connaissances disponibles sous forme écrite. Le prieuré de Durmand possédait une collection peut-être encore plus importante que le Promontoire divin, mais la majorité de leurs connaissances se trouvaient stockées dans les machines à réactions cervicales que leur avaient fournies leurs savants – pour la plupart asuras, bien entendu. Peu importait le côté pratique de la chose, et qu’il suffit d’évoquer une idée pour obtenir toutes les informations disponibles immédiatement. Ce procédé privait l’apprentissage et la recherche de son âme ! Viktan grommela tout en montant l’escalier de gauche, qui craquait légèrement sous son poids. A ses yeux, une machine serait toujours incapable de remplacer l’effort humain. Il manquerait toujours quelque chose. Peu importait qu’on le considère comme rétrograde ou vieillot. Il défendait ses idées aussi souvent que nécessaire, et avec une ardeur qui surprenait toujours ses interlocuteurs.

Il se dirigea d’un pas rapide vers la section dédiée aux récits historiques, se disant qu’il commencerait par là. Des étagères remplies de livres de toutes sortes s’étendaient devant lui, ce qui aurait immédiatement désorienté un visiteur moins averti. Mais le vieil homme délaissa les quelques rares ouvrages provenant de Cantha ayant survécu au cours du temps, ignora les gigantesques portions consacrées à l’histoire de la Kryte – contemporaine comme plus ancienne, pour aller tout droit vers les recueils des hauts faits des maréchaux istanis, guides éclairés des Lanciers du Soleil. Il commença à parcourir les titres des yeux, sachant pertinemment que si son regard tombait sur le livre qu’il cherchait, il le saurait immédiatement.

Une demi-heure après, il commençait à perdre patience. Il avait visité la quasi-totalité des sections qui avaient un lien quelconque avec le continent élonien, sans que rien ne le fasse même ralentir. Il semblait que le nom Alnorad vienne d’un ouvrage non pas élonien, mais bel et bien krytien. Il aurait été porté par un personnage d’origine élonienne, bien entendu, mais s’il devait maintenant se lancer dans l’inspection de la totalité de la bibliothèque à l’exception des sections scientifiques…

Puis il se souvint.

Son cœur manqua un battement lorsqu’il se rendit compte qu’il tenait ce qu’il cherchait, que comme toujours son instinct et ses réflexions portaient leurs fruits. Un roman. Un personnage élonien atypique. Mais bien sûr ! Il se précipita entre les allées, bousculant même une jeune femme qui poussa un petit cri de protestation, vite étouffé lorsqu’elle se rendit compte de qui il s’agissait. Viktan maugréa des excuses inintelligibles, mais déjà il était hors de vue, progressant à toute allure, courant presque, vers le fin fond de l’édifice. Il fit un pied-de-nez mental aux machines du Prieuré. Jamais ces damnés cerveaux électroniques n’auraient pu faire une telle déduction, se dit-il avec une fierté sauvage.

Enfin, il atteint la section désirée. C’était probablement l’endroit le moins fréquenté de toute la bibliothèque ; D’ailleurs, les luminaires intelligents de conception asura ne prenaient même pas la peine de l’éclairer correctement, et il y régnait une légère pénombre. Viktan cligna des yeux pour éclaircir sa vue, parcourant les noms des livres poussiéreux si rarement ouverts. Cette section était consacrée à une seule chose : les romans de fiction. Les impossibilités saugrenues, nées dans l’esprit pathologique d’auteurs étranges, qui avaient tenu à les mettre par écrit, affichant allègrement leur folie aux yeux de tous. Viktan devait être un des seuls, voir le seul, à avoir lu la totalité des ouvrages présents ici ; et encore, uniquement parce qu’il ne souhaitait pas laisser un pan de culture inexploré. Les idées farfelues qu’avaient inventées ces esprits dérangés l’avaient fait plus d’une fois secouer la tête, décontenancé. La vie n’était-elle pas déjà assez compliquée, qu’on aille s’inventer des problèmes irréels ?

Il se souvenait parfaitement de certains d’entre eux parmi les mieux conçus. En dépit de l’étrangeté des idées qu’ils contenaient, leurs écrivains n’étaient pas dépourvus d’un certain talent pour la mise en scène et le romanesque. Ether, par exemple, était un livre qui surprenait souvent son lecteur (1). L’auteur avait tenté d’y apporter une suite, mais il semblerait que son inconsistance mentale aie repris le dessus et l’histoire demeurait inachevée. Dommage, pourtant, il avait déjà prouvé dans Shinghitai qu’il était capable de prouesses assez impressionnantes, tant au niveau scénaristique que stylistique. Sanira était très bon aussi, se rappela Viktan, repensant à l’héroïne charismatique aux cheveux de braise. Il parcourut des yeux d’autres titres marquants – pour ce genre étrange – qui lui ramenèrent des souvenirs en tête. Le Sang des Gladiateurs. Le Journal du Vieil Explorateur. Les Chroniques de Sowem, et celles des De Palombe. Tant d’inventivité gâchée dans l’impossible et l’incohérent ! Enfin, il trouva celui qu’il cherchait, probablement le pire de tous. Un ouvrage énorme, boursouflé, à la couverture craquelée indiquant le titre en lettres tarabiscotées de manière extravagante. La Légende Oubliée. L’auteur qui avait mis ceci par écrit était très probablement schizophrène. On ressentait clairement des styles d’écriture différents, des idées décousues, et l’inconstance de l’œuvre atteignait des sommets. Quant au scénario… Mais abandonnant ces pensées affligeantes, Viktan déposa le livre sur un petit présentoir et l’ouvrit vers le milieu, cherchant des yeux le nom qui lui remettrait tout en mémoire.

Il le trouva rapidement. Essed Alnorad. Un jeune homme un peu fantoche, qui se disait Parangon de profession (comme si ce pouvait être un métier, se dit Viktan, affligé). Porté sur la boisson, les femmes et les blagues douteuses, il faisait partie du groupe de héros improbables réunis pour sauver le monde… Classique. Cela dit, et c’était là l’élément clé, Essed se disait comte, et l’auteur glissait implicitement que celui-ci serait en réalité même de sang princier. D’une logique imparable, se dit le vieil homme, secouant la tête pour la énième fois et refermant le livre avec un soulagement manifeste.

Quoi qu’il en soit, cela prouvait qu’il avait raison. Un élonien étrange qui se disait comte Alnorad, c’était trop gros et il y avait anguille sous roche. Voulant à tout prix connaitre le fin mot de l’histoire, il referma rapidement le bouquin et le remit en place, perdant quelques précieuses secondes pour satisfaire sa manie de l’ordre. Puis il rejoignit rapidement l’escalier, le dévala comme un adolescent, et franchit la porte presque au pas de course. Peu importait à présent qu’on remarquât son absence, il devait dénoncer immédiatement le jeune homme. Après tout, il aurait tout le temps de lui parler, lorsque celui-ci serait en garde à vue le temps qu’on trouve qui il était réellement et comment il était parvenu à s’approcher de la reine au mépris de la sécurité mise en place. Se faire passer pour un noble… Et y parvenir ! Incroyable, se dit Viktan en se hâtant sur le chemin qui le ramènerait aux appartements royaux. Cet Alnorad là, de toute apparence, n’avait rien d’un comique inoffensif. En proie à un mauvais pressentiment, il pressa encore le pas, au-delà du raisonnable compte tenu de son état physique.

Pourtant, lorsqu’il atteint finalement les luxueux jardins et put voir l’entrée de la salle de bal, il n’y avait aucun doute. Il était arrivé trop tard. Plus aucune musique n’était audible, et la sécurité était déployée. Craignant le pire, l’archiviste arrêta un agent et lui demanda ce qu’il se passait.

- Nous avons ordre de rechercher un jeune homme, un élonien, monsieur, lui expliqua l’homme de la garde royale. Il aurait apparemment pénétré les appartements privés de la reine et son bureau privé.
- A-t-il dérobé des objets de valeur ? S’enquit le vieil homme, rassuré sur la santé de sa souveraine.
- Apparemment non, sire. Juste un carnet de rapports de missions top secrètes qu’auraient effectuées les séraphins, et qui contient beaucoup d’informations. Mais celles-ci datent d’il y a vingt ans, aussi n’ont-elles aucune valeur pour une quelconque organisation criminelle. Pour tout vous dire, je ne comprends pas.
- Il a pu le prendre, comme ça, comme si de rien était ? S’étonna Viktan.
- Il a forcé un coffre de sécurité Alpha, monsieur, fit l’agent avec un frisson. Sans un bruit et en un temps record. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je dois vraiment reprendre les recherches dans le secteur qui m’a été assigné…

Le congédiant d’un signe de main, Viktan se remit en marche, d’abord lentement, puis d’un pas résolu, allant droit vers Anise, debout sur la première marche du perron. Elle arborait un air contrarié, et peu de gens auraient pu l’aborder sans essuyer une tempête. Mais elle appréciait particulièrement le vieux bibliothécaire et lui fit un pauvre sourire contrit. Le charme de la soirée était brisé, et même elle semblait abattue, sa mise rayonnante encore peu de temps auparavant semblant s’être ternie au contact de ce triste évènement.

- Comtesse, commença l’archiviste sur un ton formel.
- Allons, vieux père, pas de légalisme entre nous. Vous pouvez m’appeler Anise, comme lorsque vous m’enseigniez les rudiments de l’histoire krytienne.
Elle avait utilisé la formule consacrée, lui conférant le titre réservé aux personnes honorables d’un grand âge. Il accepta la taquinerie et capitula d’un sourire.
- Comment vous sentez-vous, mon enfant ?
- J’ai été sotte, Viktan. Ce beau sourire enjôleur… Je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme lui. Il m’a dupée.
- Il a visiblement dupé tout le monde, ma chère. Mais son nom était-il réellement sur la liste ? Comment a-t-il pu entrer ? Le majordome s’est-il expliqué ?
- Ce fameux laquais, grinça la jeune femme en maitrisant difficilement sa colère, s’est volatilisé pendant la panique. Et les serviteurs disent qu’il était là pour remplacer le préposé habituel, souffrant de je ne sais trop quoi. Visiblement, c’est moi – moi – qui aurais donné l’ordre qu’il fasse le remplacement. Moi, Viktan ! Mon nom faisant autorité, personne ne s’est donné la peine de vérifier. Incroyable, conclut-elle, visiblement encore abasourdie.
Ne sachant trop que faire, le bibliothécaire lui posa gauchement une main qui se voulait réconfortante sur l’épaule. La jeune femme se domina et reprit.
- Quoi qu’il en soit, il est monté, passant les deux hommes de la Garde Royale comme s’ils n’existaient pas. Ces combattants sont aussi silencieux que des ombres, Viktan, et aussi vigilants que des golems ! Il est impossible de leur passer sous le nez ! Sans parler d’ouvrir un coffre prétendument inviolable, tout ça pour ne même pas jeter un œil sur des documents valant une fortune et repartir avec une simple liste de comptes rendus presque antiques, sans aucune valeur.
- Ce doit bien avoir de la valeur pour lui, sinon il n’aurait pas monté une telle opération… M’est d’avis que nous n’avons pas fini d’entendre parler de cette histoire. Et c’est tant mieux, ajouta le vieil homme avec un sourire carnassier.
- Tant mieux ? S’étonna la comtesse, surprise devant cet air rapace qu’elle ne lui connaissait pas.
- Cet homme est diablement intéressant, Anise. Il m’intrigue au plus haut point.
- C’est un gredin, voilà tout, fit-elle en haussant les épaules avec une moue boudeuse qui lui rappela l’enfant qu’elle avait été.

Une jeune domestique se dirigeait vers eux, en tenant le manteau de la comtesse, qui frissonnait dans l’air rafraichi de la nuit. Elle semblait troublée, et tenait dans sa main gauche une petite pochette de cuir, qu’elle répugnait visiblement à toucher.

- Madame, dit-elle, confuse. Je suis désolé d’avoir mis un peu plus de temps que prévu, mais il y avait ceci (elle brandit la pochette) qui était posé sur votre pèlerine, et j’ai mis un moment avant de comprendre qu’il fallait que je vous l’amène également.

Anise ne répondit rien, et se saisit de l’objet, faisant coulisser prestement les lanières pour en laisser tomber le contenu au creux de sa main. Un petit cri étonné lui échappa, et elle tâta sa chevelure avec frénésie, cherchant l’embout de la broche en or pur qui retenait ses cheveux. Une seconde exclamation de surprise jaillit de ses lèvres alors que ses doigts trouvaient la niche – vide – sensée contenir le superbe saphir qu’elle tenait à présent dans sa main.

- Cette pierre a une valeur inestimable, Viktan, dit-elle avec des trémolos dans la voix. Elle est dans ma famille depuis des générations, et j’y tiens énormément. Il est invraisemblable qu’on ait pu m’en délester si facilement ! Elle était sertie dans la broche ! Sertie !

Viktan ne répondit rien. Il attendait que la jeune femme se remette et prête attention au second objet qui reposait dans sa main. Il s’agissait d’une feuille de papier jauni par l’âge. Elle finit par se rendre compte de sa présence, et l’ouvrit en tremblant légèrement. Dedans, écrit avec élégance, comme si le jeune homme avait eu tout son temps, quelques mots lui étaient adressés. L’archiviste se pencha par-dessus son épaule, curieux, et elle ne se formalisa pas. Ils purent ainsi lire ensemble le message surréaliste.

« Ma Dame, toutes mes excuses pour le tracas que je vous ai causé, et l’embarras que vous n’avez pu manquer de ressentir. Ayant succombé à votre beauté et n’ayant aucun cadeau à vous présenter qui puisse lui faire hommage, j’ai pris la liberté de vous offrir le droit de conserver cette pierre précieuse qui, si je ne me trompe, compte beaucoup pour vous. C’est avec regret que je dois vous quitter, mais j’espère que nous pourrons nous voir à l’avenir dans des circonstances plus favorables. Il me tarde d’avoir à nouveau l’occasion que vous m’accordiez une danse.
Je vous demanderais également de transmettre, si vous le voulez bien, tous mes compliments à l’archiviste. Il est d’une perspicacité véritablement inestimable.
Bien à vous,
Gwethrin »

- Un gredin… Non démuni d’une certaine classe, murmura la jeune femme, les joues légèrement roses.

Elle fit un signe au vieil homme et partit vers son véhicule sans rien ajouter, serrant dans sa main le précieux joyau. Resté seul, Viktan laissa son regard suivre les arabesques de l’eau jaillissant des fontaines. Ces bonds joyeux lui parurent légèrement déplacés au vu des circonstances.

- D’une certaine classe, certes. Et d’une redoutable intelligence, murmura-t-il. Je veux savoir qui il est. Je dois le savoir.



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(1) Ce titre et les suivants, si vous n'en avez jamais entendu parler, font référence à certains des fanfic les plus appréciés de la section dédiée sur le forum Guild Wars (premier du nom) du site Univers Virtuels. La Légende Oubliée étant l’œuvre collaborative que votre serviteur y a publié tout au long de trois longues années d'écriture.

Dernière modification par Saïghdan ; 01/06/2013 à 20h22.
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