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Le Déchu
La potion nous a transportés non loin du cimetière de Bonta, lieu morbide où pullulent chafers, fantômes et autres ribs féroces. Tandis que nous longeons cette zone peu fréquentée en prenant garde de ne pas trop s’approcher des tombes qui, de temps à autre, semblent nous susurrer un appel d’outre-tombe, l’Antique me raconte son voyage sur Frigost.
« -Tout a commencé il y a de cela un an, à la taverne du Wa Régent du village d’Amakna. Après une journée éreintante passée à explorer les champs de Farle Inglass à la recherche de quelques archis monstres, j’ai jeté mon dévolu sur cet endroit qui, bien que d’apparence aussi miteuse qu’un vieil Enutrof, pouvait m’offrir la détente dont j’avais besoin. Vue d’extérieur, l’ancienne bâtisse ne semblait pouvoir tenir debout que grâce à une quelconque magie, ce qui aurait paru naturel. D’épais étais en bois soutenaient une façade qui n’attendait qu’un souffle de vent plus fort qu’un autre pour s’écrouler. L’enseigne en bois, fendue en son centre, couinait en se balançant sur son support, créant une mélodie qui aurait effrayé plus d’un pèlerin. Loin de me repousser, cet aspect affermit ma conviction que ce que trouverais à l’intérieur ne pouvait qu’être le reflet de l’établissement. Et je ne fus pas déçu. Aujourd’hui encore je ne saurais te dire qui des clients ou des meubles étaient les plus crasseux. L’air, empuanti et rendu brumeux par la chaleur ambiante qui régnait, offrait à cette pièce une atmosphère étouffante. Bref, parfait pour y finir ma journée.
Je commandai au comptoir un jus de boufton, que le patron me servi avec autant de bonnes grâce que l’on chasse une mouche, puis pris place à la seule table libre de l’auberge ; c'est-à-dire la plus sale. Enfin, posé, je tendis l’oreille afin de capter les divers commérages des clients attablés. Ici et là on parlait du temps, des récoltes ou encore du dernier scandale à la cour du roi Allister quand mon regard se posa sur lui. Oh, il n’avait rien de particulier, aucun de ces petits détails qui d’aventure attirent l’œil. Simplement il murmurait, seul. Enfin, je suppose que c’est ce qu’il faisait, car bien que ses lèvres bougeaient, je n’entendais aucun son sortir de sa bouche. Sa capuche marron rabattue sur sa tête m’empêchait de distinguer son visage et, poussé par la curiosité, j’ai discrètement lancé un sort de vol temporel afin de dérober et d’enfermer ses paroles. »
Nous nous arrêtons un instant dans la plaine et je l’observe sortir de son sac une petite pierre bleutée qu’il s’empresse de poser à terre en marmonnant des invocations. Aussitôt des faisceaux lumineux turquoise en jaillissent et viennent s’assembler à notre hauteur pour dessiner une table, un individu, la taverne. Elle est effectivement miteuse. Une voix, hachée et triste, s’élève de la projection.
« -Non, non, je dois disparaitre, ne pas l’écouter. Ne pas l’écouter ? Mais ses paroles sont si douces, et il m’a promis. Je dois partir, le village, Frigost, maintenant. Si je fais ça je serai banni, maudit. Maudit, c’est eux qui le sont, j’ai le droit, le droit de vivre. Mais Il l’a dit, celui qui vient du village mort, je ne pourrais pas le faire.
Bien que je n’arrive pas à saisir le sens de son discours, cet homme me terrifie, qui est-il ? A quel dieu a-t-il vendu son âme pour agir ainsi ?
« -Visiblement la raison a abandonné cet homme, ses mots sont aussi vides que son esprit.
-Je ne les ai pas saisis non plus, mais ils m’avaient suffisamment intrigué pour que je décide de le suivre lorsqu’il se décider à sortir de la taverne. Je pris soin de lui poser un traceur de chakra pour ne pas le perdre s’il venait à prendre une potion puis, à distance respectable, j’empruntais ses pas. Nous avons erré des jours durant, parcourant l’étendue du continent, des méphitiques landes de Sidimote aux luxurieux champs de Bonta, des rivages maudits de Sufokia aux marécages sans fond de la montagne des koalaks. Il lui arrivait parfois de s’arrêter pour pleurer, recroquevillé sur lui-même. Il m’a fait l’effet d’un être menant une bataille perdue d’avance, et dont l’issue ne pouvait être que sombre. Chacun de ses pas était une souffrance, un combat pour continuer à vivre. J’ai suivis cet être perdu 6 mois durant, l’observant perdre chaque jour un peu plus son humanité. Puis, par un froid matin de Descendre, alors que nous séjournions depuis plusieurs semaines déjà dans la sombre caverne des fungus, il s’est levé et , comme transfiguré, a pris une potion et s’est volatilisé. Mon sang n’a fait qu’un tour. Faisant appel à toute la puissance de ma race j’ai retracé son chakra puis, dans un élan d’inconscience sûrement, l’ai suivi dans son enfer. Ce fut le blizzard glacé des champs de glace qui m’accueillit. J’étais donc sur Frigost, la terre de tous les dangers, le fief du comte Harebourg. Malgré ma sombre intuition, je ne voulus pas renoncer maintenant, mais je sentais néanmoins que je m’engageais sur une route qui pouvait, à terme, me détruire. Bravant mon sentiment je suivis alors mon mystérieux compagnon de route involontaire à travers les étendues glacées de des champs, puis le berceau de l’Alma et ses terres fantomatiques. Bref, je te passe les détails, nous avons marchés six mois durant, se rapprochant du mont Torrideau chaque jour un peu plus. Lui luttait contre sa folie et moi contre les froides nuits de Frigost. Enfin, nous arrivâmes devant le village enseveli. C’est là qu’il me fut donné de voir ce qui me tourmente tant aujourd’hui. L’homme, vaincu par son voyage, s’évanouit devant l’entrée du village. Aussitôt, des dizaines d’habitants miséreux s’approchèrent de lui, marmonnant dans une langue qui leur était propre. Puis l’un d’eux a saisi une étrange lame et l’a plongée dans le torse de de l’homme toujours inconscient. Aussitôt, de sa blessure surgirent en tournoyant des fantômes mugissant plus forts que la tempête. Mon inconnu s’est alors redressé, les yeux révulsés et, se cambrant les deux bras en arrière, hurla à la mort de douleur tandis que son torse vomissait encore un torrent de spectre ; Un cri glacial, insupportable, et qui dura ce qui devait être une éternité. Quand le dernier esprit eu quitté son corps, l’homme s’effondra dans les bras de son tortionnaire qui l’emmena aussitôt dans le village. Sans un bruit, le reste de la foule se dispersa en silence et il ne resta bientôt plus que la neige rougie pour témoigner du drame qui venait de se dérouler sous mes yeux. Assis contre un arbre, je pris le temps de me calmer, reprendre mes esprits, et réfléchir à ce que je venais de voir. Le temps je me convainquis que ce qui s’était déroulé sous mes yeux était la naissance d’un Déchu, et que le village en était infesté. Je décidais alors de rentrer et de chercher la réponse à mes questions dans les livres de la bibliothèque du Maitre Corbac. »
Les mots me manquants, je ne parle pas tout de suite. Je tente de comprendre, d’assimiler ce qu’il vient de me raconter. Mais tout me semble si… irréel. Je tremble à l’idée que mon ami ait pu se trouver un instant en si grand danger. Mais me reprenant, je tente d’esquiver une réponse que je veux intelligente.
« -Effectivement, la réponse ne peut se trouver que dans les livres, espérons que le propriétaire nous laissera le temps de les feuilleter.
-Ne t’inquiète pas pour ça me répond-il taquin, ce vieux corbac m’en dois une depuis longtemps, c’est l’occasion ou jamais de régler nos dettes. »
Nous marchons le reste de l’après-midi en silence. Son mutisme pensant me gêne, mais je l’attribue à l’approche des réponses à ses questions. Quant à moi… Je crois que je n’ai jamais autant apprécié que maintenant la douce chaleur de notre continent. Alors que nous approchons de la tanière du Maitre Corbac, je devine un changement dans l’air. D’infimes modifications de l’environnement font naître en moi un mauvais pressentiment.
« -Attention l’Antique, il se passe quelque chose ici, le chant des corbac s’est affaibli et l’air est lourd, comme chargé d’un sombre présage.
-Tu as raison, et je crois que nous ferions bien d’accélérer le pas »
C’est donc mi marchant mi courant que nous arrivons sur le territoire des corbacs. Devant moi, à perte de vue, des centaines de cadavres d’oiseaux jonchent le sol, démembrés, explosés, et déjà en train de pourrir sous la chaleur du soleil. L’air sent la haine, pue le sang et la mort. Ne pouvant supporter toute cette horreur, je vomis mes tripes le long d’un arbre. L’Antique, lui, garde son sang-froid mais je sens la transpiration perler sous ses bandelettes. Sans un mot nous avançons au milieu du carnage vers la bibliothèque du maitre de ces lieux. A l’intérieur du bâtiment, l’air est plus étouffant encore. Le sang des animaux a souillé les étagères des salles, éclaboussant les livres, tapissant les murs et les tentures. Pour moi-même, je maudis trois fois l’auteur de ces atrocités. Nous cherchons en vain le Maitre Corbac dans les salles lorsque soudain un bruit attire notre attention. L’Antique m’attrape le bras.
« -Arrête-toi ! J’ai entendu un souffle. Il y a quelque chose qui vit encore et qui n’est pas loin. »
Avec prudence nous approchons du lieu d’où viennent les râles. A l’intérieur, Une une immense cape blanche ornée d’une croix rouge est penchée sur ce qui semble être le Maitre Corbac, ou du moins ce qu’il en reste. Nous voulons nous précipiter mais à cet instant une volonté nous terrasse. Les genoux à terre, je ne peux pas me redresser. A ma droite l’Antique lutte pareillement pour s’échapper de la puissance mentale qui nous maitrise, mais sans succès. Je réussi à relever la tête vers l’homme qui, agenouillé à coté de l’agonisant, nous tourne le dos. Lentement, il se redresse puis se retourne. Sa cuirasse d’or lui d’un éclat chatoyant et sur sa surface courent d’étranges symboles qui paraissent vivant. Au bout de son bras, sa main droite est enfermée dans un gant en acier sur lequel est gravé en lettre d’argent « Divin ». A sa main gauche c’est le « Rédemption » qui est imprimé sur un gant de vermeil. A sa ceinture pend une épée aussi longue que ses immenses jambes et dont le fourreau luit d’une dangereuse lueur bleutée. Je réussi à distinguer le commencement d’un arc à lamelle dans son dos avant que ses yeux ne rencontrent les miens. D’un bleu océan, ils sont cernés, enfoncés, et terriblement hypnotiques. Je sens qu’il me fouille, à la recherche de mes intentions, tandis que je ne peux me détacher de ce regard. Enfin il se désintéresse de moi. Sa figure est brute, comme coupée à la hache et l’on peut deviner le poids de sa vieillesse à la fine barbe blanche qui lui court sur les joues. Des extrémités de sa bouche naissent des rides alors qu’il se met à parler. . Sa voix est un supplice et un plaisir à la fois. Elle emplit ma tête, tempête dans mon esprit.
« -Au nom de la Voix du Nord je vous sommes de me révéler vos intentions ! ».
Je reste figée, paralysée par sa puissance. Je réussi à entendre la voix de l’Antique.
« C’est…le Héraut du Nord ».
Je perds connaissance.
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