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L'homme écrit , penché sur son bureau .
Il songe , il songe très fort et finit par poser sa plume , tant il sent intimement qu'il n'a plus besoin d'elle pour expulser les émotions violentes qui jaillissent invisiblement de lui . Les murs de son bureau se tintent et il peut sentir , alors qu'en lui monte l'énergie particulière des instants de grâce , sa peau se détendre , ses mâchoires se desserrer , l'amère goût d'une vie où l'on traverse chaque jour comme un naufragé dans la tempête disparaître , il ne sait plus vraiment s'il doit fermer les yeux ou les ouvrir grand , mais il est conscient d'une chose . Il est conscient d'exister très fort , à cet instant .
Son visage ridé , il l'aurait voulu balayé par de fins cheveux blancs , témoins des âges nombreux qu'il a traversé , il se voudrait semblable à l'Alchimiste où à n'importe quel autre vieux sage , blasé d'ivresse , rempli d'équanimité . Mes ses tempes sont dégarnies , désertées et son front légèrement décharné s'étire , l'homme est à moitié chauve et d'ordinaire ne s'en amuse pas .
Il se rappelle , dans cet instant unique , de ses voyages à travers le monde , de l'Afrique , immuable , immense et magnifique dans ses plus petits détails , il se rappelle de la majesté des lauriers-rose , il se rappelle surtout de Biskra la merveilleuse , du goût des oranges que l'on y trouvait après une journée baignée de langueur , il aurait voulu tendre la main pour toucher leur chair si tendre , s'étendre dans le sable où , parait-il , on trouve la dernière fraîcheur , lorsque , perdus dans le désert , l'idée même de la mort nous parait absurde . Quand la majesté est tout aussi vie que danger . Lorsqu'elle passe au dessus de nous . Transfigurer , dirait-il , s'il ne souhaitait point parler dans un style épuré . Jeter des mots semblables au vent qui agite les rues des grandes villes du Nord : doux , sereins , incroyablement dénués , mais empreints d'une étrange beauté . D'une étrange volupté .
Son front se pose contre ses deux mains jointes , il connait sa peau , il en a étudié chaque centimètre , chaque parcelle , tout au cours de sa vie . Il l'a vue se former , grandir , arriver à maturation puis lentement vieillir , décrépir . Il a beaucoup crié puis il a appris à voir ça comme quelque chose de beau .
Se disant ça , il remarque d'un air faussement amusé qu'il n'est pas loin de pleurer . Il sait où est le cynisme dans ses mots , dans ses intonations .
Il pense que son esprit pourrait être une prison pour lui avec tout ce qui vit , perdure , se cache , éclate , rôde en son intérieur , mais qu'il n'en est rien .
Il songe à ce que Franco Ferucchi disait , puis superpose ses propres pensées à celles de l'écrivain .
"Je ne saurai jamais quelle est la vérité , je ne saurai jamais même s'il y a une vérité , mais avec ce constat qui m'est cher , je préfère , plutôt que de me laisser aller au quiétisme , au désespoir ou au malheur , exalter cette relativité qui fait de moi un univers , un organisme pourvu d'une part de divinité unique .
S'oublier dans un grand tout où nous ne sommes ni plus ni moins qu'une part essentielle"
Ayant dit cela , il se demanda si cette dernière phrase avait vraiment un sens , où s'il avait voulu lui en donner un et avait pris aléatoirement des mots qui auraient pu convenir pour les aligner et leur prêter , d'une manière un peu mystérieuse , une signification que lui seul comprendrait .
Puis il s'amusa de cette maladresse d'être humain .
"Ce qui est sûr , c'est que si je dois choisir ma vision du monde et ma vie , je veux penser .. à ce qui m'avait apporté tellement de joie , de plaisir , ce jour où je m'étais reposé , à l'orée des Îles Maudites , revenant d'Ecosse . J'avais avec moi le Journal d'André Gide , et , bercé par les soubresauts de la lande "pas si déchirée que ça , finalement" , j'écoutais ce qui voulait bien venir à moi .
Allongé dans l'herbe , dans toute la pleinitude d'une jeunesse . Toute la pleinitude qu'on lui voit , une fois devenu vieux . Sous un ciel empli de beauté qui semblait descendre jusqu'à nous , entre jeux de lumière et inquiétants grondement , je me dissolvait à merveille , sous un sycomore , entre exstase et hésitation .
Si Ferruchi n'avait pas tort , tout autour de moi vivait . Mais bien plus fort que ce que je pouvais imaginer . Tous ces organismes , nombreux , variés , parfois variant du tout au tout , convergeaient tous vers la conscience d'une entité globale .. la Nature .
Elle n'a ni forme physique , ni parole , ni autre existence que celle qu'elle se donne , n' "existe pas" à proprement parler , mais crée .
Elle crée car elle veut survivre et comprendre . Elle crée d'abord des plantes , puis étudie , arrange , prévoit , et crée des animaux , des milliers d'espèces , l'une après l'autre , avec un souci esthétique autant que pratique incroyable , il harmonise , répartit , choisit , rappelle à elle , s'abandonne quelques fois à contempler ces êtres qui vivent détachés d'elle , intéragissent , parfois avec tendresse , parfois avec violence , mais en la perpétuant , puis , sentant le besoin de comprendre toujours plus vif , retourne à son oeuvre originelle .
Puis , après plusieurs coups d'essai , elle crée l'Homme .
"
L'être qui se soit , depuis le début des temps , le plus émancipé d'elle .
Tant de fois décrié , et à juste titre , pour son attitude envers celle de qui il provient . Il perpétue néanmoins l'objectif secret de la Nature . Celui qui est inscrit dans chaque pétale , dans chaque tronc , dans chaque esprit , caché , en filigrane . Il apprend à la Nature ce qu'il découvre lui même des rapports et de la vie .
En créant l'Homme , elle se réalise elle même . Elle vit , après avoir longtemps existé .
Car l'Homme naît nu , seul et , paradoxalement , encore absorbé par là d'où il vient . Il ne sait pas vraiment qui il est , s'il est autre chose que sa mère , il ne sait pas vraiment d'où vient cette lumière et ce qu'il va endurer à présent . Il ne sait plus vraiment s'il doit pleurer , et souvent il le fait .
Cet être , petit à petit , va apprendre à vivre d'une manière déterminée , et va devoir se "façonner" . Evoluant (en bien ou en mal , ce n'est pas à moi de le dire) dans une direction donnée , celle de la vie en société , au sens très large du terme , aussi large que possible .
Il va créer en lui une multitude de personnalités , d'autres lui-même , de relais , de barrières , de réseaux , de havres calmes , de bourbiers où l'échec l'attendra à chaque pas , de souvenirs volcaniques , de conditionnements , de recherches , d'objectifs , d'idéaux , de censures , dans le seul but , d'abord , de s'attirer les grâces de ses géniteurs , ce qui poursuit néanmoins une lumière plus générale , plus universelle : être heureux , c'est à dire perdurer , mais , plus encore , se comprendre .
Car il serait bien possible qu'être heureux revienne en partie à savoir qui on est , et à saisir ce qu'il y a de magnifique à être ce que l'on est , même si cela suggère beaucoup plus que ce que l'on pourrait en voir au premier abord . (Quelle série de renoncements !)
Il crée en lui un univers , un monde , et arrive à former des entités de plus en plus complexes , de plus en plus élaborés afin de se protéger , puis de se libérer (ce qui parfois est étonnamment proche . On peut chercher à se protéger en se libérant du malheur , lorsque l'on prend conscience du fait que "c'est possible")
A sa table , l'écrivain pense à présent , avec une joie intense , que l'homme n'est qu'une infime infinité de la Nature . Il possède en lui tout ce qu'elle a cherché inlassablement depuis le début des temps . Il ne possède pas la réponse mais la quête .
Il possède la volonté de la Nature , ses mécanismes , ses espoirs , sa fragilité , aussi .
Il crée , car il veut comprendre .
Un immense bonheur emplir le coeur , puis le corps entier de l'écrivain . Il réalise , passant ses mains sur ses joues , qu'il se sent vieux et qu'il aperçoit un état où il ne pourrait pas en avoir honte .
Il comprend beaucoup de choses , mais soupçonne qu'elles sont variables , qu'elles ne sont pas définitives , absolues , mais mouvantes , belles , choisies par lui et par lui seul . Il s'est crée et ne peut plus ne pas en être fier . Il voit le monde comme un ballet perpétuel . Il en sourit et se demande ce qu'il adviendrait de nous si tout le monde adoptait son point de vue .
Il repense un peu aux orangers , aux après-midis ensoleilles qui s'étalaient de la dissolution du matin à l'éveil de la nuit . Il repense à beaucoup de choses , aimerait saisir une image mais n'y parvient pas . Il repense à ses amours et à sa jeunesse .
Il sent cette douleur , et s'y abandonne , presque avec confiance .
Il sent qu'il n'y a plus rien à faire .
Il pense à ses frères , soudain sa tête se relève et ses mains , à présent posées à plat sur son bureau , semblent faîtes pour traduire la tranquille résolution de son esprit .
Il a le sentiment étrange de vivre à travers tout ce qui respire autour de lui .
Lorsque j'arrive dans la pièce , je suis encore jeune . Je m'accoude contre l'ouverture de la porte , je le regarde avec un air amusé , des yeux emplis d'une tendre malice qui semblent lui lancer "vieux fou !" d'une manière plus douce que réprobatrice .
Il ne me voit pas .
...
A son bureau , il verse une larme qui tombe et roule sur ses lèvres , réunies en un sourire hésitant .
L'écrivain se dit que tout ça est très beau , mais que ça ne le rendra peut-être pas heureux .
Puis il s'endort .
Du moins je pense qu'il dort .
Mais peut-être aussi qu'il rêve ..
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