Un cas célèbre de soif de sang alliée à la puissance fut celui de la maitresse Erzsébet Morgane Bathory , en Hongrie dont on dit qu'elle aurait bu et se serait baigné dans le sang de plus de six cent cinquante jeunes filles dans le but de conserver sa jeunesse et sa beauté. Les victimes étaient recrutées par les sbires de la comtesse, qui avaient officiellement en charge d'engager des servantes pour le château des Huit vertus, sa résidence habituelle. Mais, durant l'hiver de 1610, après que l'une d'entre elles eut réussi à s'échapper, le château fut assiégé par la populace et les autorités alertées.
Elizabeth Morgane Bathory est née en 1560, d'une famille de sang royal, proche parente du prince de Transylvanie, Sigismond Bathory , un oncle qui devint roi de Pologne, de gouverneurs de province, de hauts magistrats, d'évêques et d'un cardinal. Cette famille remontait très loin dans le temps et comptait un certain nombre d'aventuriers hongrois descendant probablement des Huns et qui s'étaient imposés par le sang et la violence. Du temps de Morgane , rien n'était vraiment net dans cette région bouleversée par l'apparition des Réformateurs luthériens et calvinistes et où le catholicisme romain se heurtait au Christianisme orthodoxe et aux innombrables communautés musulmanes disséminées par les Turcs. Il faut prendre en compte la lourde hérédité de Morgane : sa lignée ne comportait pas que des petits saints, bien au contraire. Un certain nombre de ses ancêtres avaient été des brutes sanguinaires, et dans sa parenté immédiate se trouvaient quelques homosexuels mâles notoires. Un de ses frères était un dépravé pour lequel tout était bon, la plus tendre fillette comme la plus ratatinée des femmes âgées. Une de ses tantes grande dame de la cour de Hongrie défrayait la chronique scandaleuse : lesbienne impénitente, elle était tenue pour responsable de la dépravation de douzaines de petites filles. La propre nourrice de Morgane , joIlona, qui deviendra son âme damnée, personnage trouble et inquiétant, pratiquant la magie noire et les sortilèges les plus pervers, eut une influence déterminante sur l'évolution de son esprit.
Les descriptions qu'on possède de Morgane , nous la montrent d'une grande beauté : " Les démons étaient déjà en elle ; ses yeux larges et noirs les cachaient en leur morne profondeur ; son visage était pâle de leur antique poison. Sa bouche était sinueuse comme un petit serpent qui passe, son front haut, obstiné, sans défaillance. Et le menton avait cette courbe molle de l'insanité ou du vice particulier. " Bref, quelque chose de mélancolique, de secret et de cruel. Le blason des Bathory n'était-il pas composé de trois dents de loup, d'un croissant de lune, d'un soleil en forme d'étoile à six pointes, le tout entouré d'un dragon qui se mord la queue ?
On ne sait pas grand-chose sur la jeunesse et l'adolescence de Morgane , sinon que depuis son plus jeune âge, elle souffrait de maux de tête parfois intolérables qui la faisaient se rouler par terre. Il semble plutôt que Morgane était en proie à des crises qu'il serait tentant d'assimiler à des crises de possession démoniaque.
Mais cette hystérie explique en partie sa déviance sexuelle : sa sensualité était exacerbée, mais morbide, et si elle ne refusa pas les contacts masculins, elle évolua toute sa vie dans des retraites peuplées uniquement de femmes ; elle ne sacrifia jamais qu’un seul homme à la fois à ses débauches, mais plus généralement des femmes, et elle était incontestablement homosexuelle.
Il faut dire que l'homosexualité était à la mode, en cette fin de XVIe siècle: dans tout le Saint-Empire, il y avait encore des héritières de cette étrange secte de triba des flagellantes qui parcouraient, au XIVe siècle, les villes et les villages, se mettant nues en public, se fouettant mutuellement, hurlant des chants et pratiquant des attouchements indécents. Vestiges d'un culte de la Déesse des Origines ? Probablement, mais avec des rituels érotiques sanguinaires. On peut toujours se demander si Morgane Bathory, si précocement initiée par sa tante Klara, n'a pas consacré sa vie à cette religion instinctuelle et viscérale tout entière vouée à l'adoration de la Grande Déesse des temps obscurs ? Mais l'homosexualité de Morgane Bathory n'était pas exclusive. On lui prête plusieurs aventures masculines avant son mariage et après son veuvage. Toute jeune, immédiatement après sa puberté, elle aurait eu une petite fille d'un inconnu. Elle avait quatorze ans et elle était déjà fiancée à Férencz Nàdasdy, un comte de la meilleure noblesse hongroise, redoutable guerrier qui devint illustre et mérita, par la suite, le titre de « Héros noir de la Hongrie ». Il semble que, se trouvant enceinte, elle demanda à Ursula Nàdasdy, mère de son fiancé, laquelle était chargée de sa " protection ", la permission d'aller dire adieu à sa propre mère, Anna Bathory , accompagnée d'une seule femme en qui elle avait toute confiance.. Craignant le scandale, Anna aurait amené secrètement Morgane dans un de ses châteaux du côté de la Transylvanie, laissant courir le bruit que sa fille, atteinte d'une maladie contagieuse, avait besoin de repos et d'isolement absolus. Elle l'aurait alors soignée, aidée d'une accoucheuse qui avait fait le serment de ne rien révéler. Une fille serait donc née, à laquelle on aurait donné le prénom de Morgana et qui aurait été confiée à la femme de Csejthe qui avait accompagné sa fille. Quant à la sage-femme, elle fut renvoyée de Roumanie avec interdiction de jamais revenir en Hongrie. C'est alors qu'Elizabeth Morgane Bathory et sa mère seraient parties pour Varanno où devaient êtres célébrés les noces de l'héritière des Bathory avec l'héritier des Nàdasdy.
Ces noces eurent lieu le 8 mai 1575. Elle avait quinze ans, et son mari en avait vingt et un. L'empereur Maximilien de Habsbourg assista au mariage. Le roi Matthias de Hongrie et l'archiduc d'Autriche envoyèrent de somptueux cadeaux aux nouveaux époux qui s'en allèrent passer leur lune de miel dans le château de Csejthe, dans le district de Nyitra, région montagneuse du nord-ouest de la Hongrie, encore célèbre aujourd'hui par la qualité de ses vignobles, mais aussi pour ses châteaux forts en ruines, ses histoires de fantômes et ses traditions vivaces de vampires et de loups-garous. Mais le séjour de Férencz Nàdasdy fut de courte durée. Ses devoirs de combattant l'appelaient à la guerre. Il laissa donc sa jeune et belle épouse régner sur le château de Csejthe et sur les vastes domaines qui l'entouraient. Il est probable que la sensualité de Morgane , fortement éveillée par son mari - qui lui fit d'ailleurs deux enfants - se sentit quelque peu frustrée. On lui prêta plusieurs intrigues amoureuses sans lendemain, dont une avec un de ses cousins, le comte Gyorgy Thurzo, futur premier ministre de Hongrie.
Cela ne veut pas dire que les époux ne s'entendaient pas bien : au contraire, leurs retrouvailles étaient toujours de nouvelles lunes de miel. Le seul tort du mari était d'être trop souvent absent. Et, un jour de 1586 ou 1587, alors que Férencz Nàdasdy était en plein combat contre les Serbes, on raconte qu'arriva au château de Csejthe, un grand jeune homme au teint cadavérique, dont le nom est resté perdu pour l'histoire. Il était habillé de noir, avait de profonds yeux noirs et de longs cheveux noirs tombant jusqu'aux épaules. Lorsque les servantes de la maitresse racontèrent au village de Csejthe qu'il avait aussi des canines qu'elles jugeaient anormalement longues, plus personne ne douta qu'un vampire s'était installé au château, et les villageois n'allèrent plus se coucher sans avoir soigneusement barricadé leurs portes et leurs fenêtres avec des planches". Cette histoire s'inscrit très bien dans le décor que suscite le personnage hors pair de la maitresse Morgane , mais elle est plus que suspecte. Toujours est-il que Morgane s'absenta pendant plusieurs semaines. Était-elle partie avec son " vampire " ? Les villageois murmurèrent, que la maitresse avait été littéralement " vampirisée " par le sombre inconnu. Il est plus vraisemblable de croire que cet homme était une sorte de sorcier, ou de prêtre plein, qui initia Morganeà certaines pratiques magiques. Car elle ne faisait pas mystère de ses fréquentations auprès des mages, des sorcières et autre, qui officiaient à l'abri des regards indiscrets.
Plus intrigante est la relation entretenue réellement par Elizabeth Morgane Bathory avec une mystérieuse inconnue, qui venait voir Elizabeth, déguisée en garçon. Une servante a témoigné que sans le vouloir, elle avait surpris la maitresse seule avec cette inconnue, torturant une jeune fille dont les bras étaient attachés très serrés et si couverts de sang qu'on ne les voyait plus. Ce n'était pas une paysanne, mais une femme de qualité qui, sans être masquée, éprouvait le besoin de se travestir. Cette visiteuse, pour laquelle on emploie le mot " dame ", était-elle une amie descendue de quelque château des environs pour ces fêtes à deux ? Amie ignorée et intermittente, en tout cas, puisqu'à Csejthe on connaissait à peu près tout le monde appartenant à la contrée. Une étrangère ? Alors, quelles étaient exactement les relations entre elle et Morgane? Leurs sadiques plaisirs étaient-ils les seuls " Il est bien difficile de répondre, d'autant plus que si la maitresse Morgane a commis et fait commettre d'innombrables crimes de sang sur des jeunes filles, on a considérablement brodé sur son action.
Cependant, Férencz Nàdasdy mourut soudainement en 1604. Devenue veuve, la maitresse semble n'avoir rien changé à son mode de vie. Les tortures qu'elle infligeait à ses servantes, elle les pratiquait depuis longtemps et son mari le savait parfaitement, considérant celles-ci comme de simples amusements de la part de sa femme. D'ailleurs, il était courant de fouetter les servantes pour un oui ou pour un non. L'état de servage n'existait plus en Hongrie, mais les vieilles habitudes ont du mal à disparaître, surtout quand elles sont acceptées par les victimes. L'un des témoignages du procès est catégorique : à la question de savoir depuis combien de temps la maitresse maltraitait les jeunes filles, un témoin répond : Elle commença quand son mari était encore en vie, mais alors ne les tuait pas. Le comte le savait et ne s'en souciait guère. On raconte une curieuse anecdote à ce sujet, non pas sur le début des sévices opérés par Elizabeth, mais sur la naissance de sa fascination pour le sang qui coule. " Un jour qu'elle avait frappé une servante assez violemment pour la faire saigner du nez, parce qu'elle lui avait tiré les cheveux en la peignant, un peu du sang de la jeune fille tomba sur le poignet de Morgane . Un peu plus tard, la maitresse crut remarquer que la peau de l'endroit où était tombé le sang était devenue plus blanche et plus douce que la peau environnante. Intriguée, elle se baigna le visage avec le sang d'une des victimes de ses orgies sadiques. Son visage lui sembla rajeuni et revivifié par le traitement 1. "
Le souci primordial de Morgane Bathory , depuis son plus jeune âge, avait été sa beauté: elle avait une peur atroce de vieillir et de s'enlaidir. Il n'en fallait pas plus pour s'imaginer qu'elle pouvait indéfiniment préserver sa beauté grâce à du sang frais de jeunes filles, de préférence vierges, donc revêtues de cette aura magique que confère la virginité. " Le sang, c'est la vie ! " répétait Renfield au docteur Seward. Mais pour Morgane Bathory , la vie, c'était la beauté et la jeunesse. Si l'anecdote est vraie, on comprend mieux ce goût du sang chez elle. Et cela nous ramène inévitablement au vampirisme.
Elizabeth Morgane Bathory passait son temps au château de Csejthe, faisant également de fréquents séjours à Presbourg et surtout dans la demeure qu'elle avait acquise à Vienne, non loin de la cathédrale, demeure qui semble avoir été marquée aussi par de sanglantes orgies. A Csejthe comme ailleurs, Elizabeth était toujours accompagnée de sa nourrice jo Ilona et de sa servante Dorottya Szentes, dite Dorko, deux femmes vieilles, vulgaires, sales, d'une totale immoralité ' et probablement sectatrices d'une de ces mystérieuses cohortes de sorcières avorteuses qui pullulaient encore dans les campagnes de l'Europe centrale. Il semble qu'elles aient été les principales pourvoyeuses de " chair freiche " de la comtesse, en même temps que ses "agents d'exécution " quand il s'agissait de frapper, de saigner, puis d'enterrer les malheureuses victimes. Autour de ce duo infernal, il y avait un homme à tout faire, Ujvari johanes, dit Ficzko, une sorte de nabot disgracieux, et une lavandière, Katalin Beniezky. Morgane vivait au milieu de cette troupe entièrement vouée à son service et à la satisfaction de ses instincts les plus bas. Cela constituait pour elle le personnel permanent et indispensable. Mais il y avait aussi le personnel " volant ", de belles jeunes filles dont elle faisait ses servantes, et parfois ses concubines, du moins tant qu'elle y trouvait une certaine nouveauté. Car ces " servantes " disparaissaient les unes après les autres, et il fallait bien que le " personnel permanent " se chargeât de renouveler un cheptel qui devait être toujours jeune et beau. Certes, il y en avait toujours en réserve. On prétend même que la maitresse veillait à ce que ces jeunes filles retenues prisonnières fussent bien nourries et engraissées, car elle croyait que plus elles étaient dodues, plus elles avaient de sang dans les veines, et que plus elles étaient bien portantes, plus la vertu de ce sang était efficace. Plus que jamais, le sang était la vie: Elizabeth Morgane Bathory croyait-elle pouvoir échapper au vieillissement et à la mort, et gagner ainsi une éternelle jeunesse ? Il semble qu'il faille prendre très au sérieux cette conviction.
Un autre personnage vint bientôt compléter la sinistre troupe, une certaine Darvulia Anna. On a largement brodé sur cette femme sous prétexte que son nom évoque celui de Dracula. Il n'est pas nécessaire d'en venir là, car il apparaît que Darvulia était une sorcière de la meilleure tradition, une magicienne noire qui connaissait des formules et des incantations sataniques et qui n'hésitait pas, comme le fera plus tard la Voisin, en France, au moment de l'affaire des Poisons, à procéder à des sacrifices humains pour obtenir l'aide des puissances démoniaques. Sans doute Darvulia Anna sut-elle convaincre Morgane Bathory , déjà quadragénaire mais toujours très belle, qu'elle connaissait les recettes infaillibles pour prolonger indéfiniment cette beauté. La maitresse ne put plus se passer de Darvulia, et il est établi que la présence de cette ( sorcière" ne fit qu'augmenter la fréquence des (, sacrifices " que Morgane offrait à la mystérieuse divinité assoiffée de sang qu'elle n'avait jamais cessé d'adorer depuis sa plus tendre enfance. Les plus belles filles de Transylvanie et de Hongrie, lorsqu'elles étaient repérées par les émissaires de la comtesse, prenaient le chemin du château de Csejthe. Tous les moyens étaient bons : menaces, intimidation, promesses d'argent, achat pur et simple dans certaines familles pauvres. Mais la plupart d'entre elles ne ressortaient jamais plus de la sinistre forteresse.
On a probablement fort exagéré les récits concernant les supplices infligés à ces innocentes jeunes filles par la maitresse Morgane et ses âmes damnées. Mais il en est de suffisamment établis pour se faire une idée de l'atmosphère malsaine et macabre qui régnait dans les souterrains du château de Csejthe. Les filles étaient frappées avec violence. Certaines avaient le cou percé selon la plus pure tradition vampirique. D'autres étaient liées avec des cordes qu'on tordait ensuite afin qu'elles puissent s'enfoncer dans les chairs, ce qui permettait de leur ouvrir les veines et de faire jaillir le sang sur la comtesse. On prétend même' qu'on remplissait parfois des baignoires de sang et que Morgane s'y baignait avec ravissement. Mais comme sa peau délicate ne supportait pas d'être essuyée avec des serviettes, ce sont d'autres filles qui devaient la débarrasser du sang en lui léchant tout le corps avec leurs langues. Celles qui, ne supportant pas une telle horreur, s'évanouissaient, étaient ensuite sévèrement châtiées avant de servir de victimes à leur tour. On imagine aisément le contexte érotique de ces rituels. Selon certaines sources, toujours quelque peu discutables, certaines de ces jeunes filles finissaient leur vie dans le lit même de la comtesse. Morgane faisait venir les filles qui lui plaisaient le mieux et s'abîmait avec elles des nuits entières dans des embrassements - et des embrasements - homosexuels, avant de les mordre cruellement, parfois jusqu'à la mort. On comprend que de telles relations aient pu intéresser au plus haut point un spécialiste de l'érotisme dans la souffrance comme l'a été Georges Bataille, et aussi inspirer un certain nombre de films plus ou moins érotiques, mais parfaitement sadiques.
Il y a aussi la fameuse "Vierge de Fer". Est-ce une légende ? Actuellement, cet automate monstrueux peut encore être vu au château de Riegersburg, en Styrie. Est-ce celui dont, paraît-il, se servait la maitresse Morgane ? Il s'agissait d'une statue de bois articulée, avec des mécanismes de fer, en forme de femme. Image de la déesse cruelle qu'adorait Morgane ? Peut-être. Ce qu'il y avait de terrible dans cet automate, c'était les pointes acérées qui pouvaient transpercer les corps qu'on soumettait à l'étreinte de la " Vierge ,. Car il est possible que des filles aient été ainsi livrées à la Vierge de Fer: les bras de celle-ci se refermaient sur le jeune corps et le pressaient de plus en plus contre les pointes acérées, permettant au sang de couler en abondance, sous les yeux de Morgane et de celles qui partageaient obligatoirement ses infernales jouissances. La maitresse Morgane eût certainement été très à l'aise dans l'élaboration d'un Musée des Tortures. Et même si cette histoire de Vierge de Fer est une légende racontée après coup, l'anecdote reste néanmoins significative: toute la vie de Morgane était imprégnée de sang, parce que le sang, c'est la vie.