Les habitants de Oilville n'avaient prêté aucune attention à cet automate revenant à cheval d'une colline jouxtant la ville.
Le soleil était couché depuis peu, et chacun vaquait à son occupation.
La fourmilière était en marche, égale à elle-même, bruyante et tumultueuse. Des dizaines de personnes se croisaient sans cesse dans tous les sens avec tous les véhicules imaginables.
Au milieu de ce tohubohu, cette femme au regard absent avançait comme une somnambule.
Elle demanda à la station service qu'on lui sorte la moto sur laquelle elle était arrivée plus tôt dans la journée.
- "Eh bien ma belle ?" fit le garagiste, enjoué, en sortant l'engin soigneusement rangé. "Je croyais que vous deviez rester un peu, vous aviez payé d'avance le gardiennage jusqu'à après-demain. Et on ne rembourse pas vous savez ça ?"
Devant le visage impassible de Leela qui ne le regardait pas, occupée à attacher un fusil d'assaut dans son dos, et après un long silence, le garagiste haussa les épaules.
- "Enfin... c'est vous qui voyez hein ?" toujours aussi enjoué.
Elle leva les yeux vers lui, agacée.
- "Ok ! ok !" fit-il enfin.
Il lui donna les clef de l'engin.
Elle les pris, et chevaucha la moto. Elle démarra dans un nuage de fumée bleuté qui pris des airs de spectre au fur et à mesure qu'il s'élevait et se dissipait sous les néons du garage.
Sans dire un mot, elle s'engagea vers la porte ouest de la ville.
Terrence Murray n'était qu'un sous-fifre qui prêtait ses services à une bande de travelers basés sur la plaine au sud de Boneclaw.
Son physique imposant et son immoralité faisait de lui une carte de choix à jouer quand on ne cherchait plus les nuances de la négociation.
Ainsi, en bons opportunistes, les travelers le gardaient à portée de main, tachant de ne donner ni trop ni trop peu de travail à cet imbécile incontrôlable.
Durant quelques jours, Leela l'avait observé. allant et venant, passant le plus clair de son temps dans le bar de Boneclaw.
Elle était dans un état où le fait de revoir cet homme lui avait été indifférent. Elle était là pour une seule chose, et rien n'allait perturber son obsession. Elle avait méthodiquement suivi son quotidien pendant deux jours.
Elle avait établi que le soir, quand il rentrait du bar de jeu vers le campement plus au sud serait un bon moment.
C'est ainsi que par cette nuit assez claire, éclairée par une lune en quart à peine voilée par quelques fins nuages, elle s'était postée à côté d'une grosse pierre sur le chemin habituel de Murray entre Boneclaw et le campement.
Elle avait veillé à s'installer de nuit et à dissimuler sa moto sous des broussailles plus à l'est dans un terrain qui serait propice à la fuite en direction d'Embry ou d'Oilville.
L'attente.
Tapie derrière son rocher, elle était silencieuse. après quelques instants à rester immobile, les sens deviennent sensibles à toutes sortes de détails qui restent invisibles dans d'autres circonstances.
Elle entendait sa respiration, les légers grincements de son gilet pare-balle sous l'effet des mouvements de sa cage thoracique, l'herbe et les graviers bruissants imperceptiblement sous ses bottes qu'elle gardait pourtant le plus immobiles possible.
Le vent léger, faisant rouler avec douceur poussière et sable sur la surface du rocher à côté d'elle, ce sable tombait par intermittence en minuscules cascades et ruisselait le long du bord du rocher dans un petit crissement discret.
Quelques animaux se faisaient également entendre, invisibles à ses yeux. Le frottement de l'air sur les ailes de chauve-souris, le son aigu et sournois de quelques moustiques lui titillant les oreilles, les bonds anxieux et saccadés d'un lapin ou rongeur.
Toute cette activité comblait l'attente d'une matière palpable qui donnait aux secondes des allures de minutes.
D'autres sens que l'ouïe révélaient également cette petite magie de l'attente, telle les grains de sable passant dans le col d'un sablier.
Le toucher était l'autre sens terriblement présent.
la sensation sous ses doigts du métal froid de son arme, les plantes sèches lui rentrant dans les genoux posés à terre, ses cheveux légèrement humides de sueur collés à son front, sa chemise sale lui grattant le dos.
Mais ces minutes allongées comme des heures allaient prendre fin.
La langueur interminable de l'attente se brisa au sons lointains de deux chevaux venant de Boneclaw et se rapprochant à grande vitesse.
La rupture formidable entre ces deux états du temps est toujours surprenante.
Ce son distant fit l'effet d'un coup de tonnerre.
L'adrénaline monta en flèche.
Ses mains se mirent à avoir ce tremblement caractéristique du combattant dans les derniers instants avant le chaos de la bataille.
Les chevaux se rapprochaient.
Deux.
Ce n'était pas prévu comme ça.
Elle dirigea son arme vers eux.
Elle reconnu dans son viseur la silhouette de sa cible.
L'autre était une femme.
Avec cette trajectoire, ils allaient passer à 50 mètres d'elle en biais.
70 mètres.
60 mètres.
50 mètres.
La tête du cheval dans le viseur.
Le doigt qui appuie sur la gâchette.
Détonation.
Le cheval s'écroule, l'homme est à terre.
La femme continue sur 10 mètres.
Leela se lève d'un bond. vise la femme.
Elle n'a pas de collier.
Hésitation.
L'homme a commencé à se relever. sonné.
Il porte la main à sa jambe, cherchant une arme.
La gachette.
Détonation.
La femme prend la balle dans la mâchoire.
tête pulvérisée, le corps s'écroule sans un cri, le cheval panique et part au galop.
Elle s'approche, visant à présent la jambe de l'homme.
Nouvelle détonation.
Hurlement, l'homme s'écroule.
Elle baisse son arme, se met à courir.
Elle n'entend plus rien, tous les sons sont couverts par les bruits de son gilet tintant contre son arme, des jambes de son pantalon bruissant l'une contre l'autre.
Elle le voit.
elle est à 10 mètres de l'homme.
Il se met à genoux dans un râle.
Elle est sur lui, le frappe au visage avec la crosse de son arme.
Il s'étend sur le dos.
Elle lui met une botte sur sa main cherchant toujours cette arme.
Il hurle.
Ils se voient à présent. ils se regardent dans les yeux.
Elle reconnaît son nez énorme, ses cicatrices.
- "Tu sais qui je suis, connard ?" Hurla-t-elle, en transe.
Silence.
Elle écrase son poignet avec sa botte.
Il fait un mouvement brusque avec son autre main, lui agrippant une jambe.
Elle lui tire une balle dans le coude de ce bras là, rapide comme l'éclair.
Il hurle.
Elle approche son arme de son cou, de son collier.
Le canon chauffé par le récent coup de feu lui brûle la peau.
- "Qu'est-ce que tu fous, salope ?" fit-il avec une haine exacerbée par la douleur, entre ses dents serrées.
Pour toute réponse il n'eut qu'une nouvelle détonation qui lui perça le tympan de ce côté là.
Son collier sauta, des éclats s'étaient plantés partout sur sa joue et son oreille.
- "TU SAIS QUI JE SUIS ?" Hurla-t-elle encore plus fort, écrasant le canon de son arme sur son front.
A ce moment, il la reconnut. Elle le sentit.
Ses yeux s'élargirent.
- "ça y est ? Tu te souviens ? Si tu n'es pas sûr de toi, je vais te donner un indice."
A ces mots, elle déplaça son arme vers ses couilles.
Elle attendit une seconde, le temps qu'il comprenne ce qui allait suivre.
Détonation.
Le sang éclaboussa les bottes et le pantalon de Leela.
Cette fois le hurlement se prolongea autant que ses énormes poumons le permirent, en proie à une panique incontrôlable et à une douleur qui le submergeait.
Il implorait comme un enfant.
L'angoisse indicible des derniers instants s'emparait de lui.
Un son de véhicule motorisé se fit entendre en provenance du sud.
Leela leva la tête comme un animal traqué.
Elle revint à Murray.
Elle se baissa, mettant son arme de côté.
Prit son visage dans sa main et le força à la regarder dans les yeux.
Il rassembla ses forces pour lui cracher au visage.
Elle n'eut aucune réaction.
- "c'est moi qui t'ai baisé, fils de pute." siffla-t-elle, telle une vipère.
Elle se releva et pointa son arme vers sa tête.
Il se mit à crier de terreur.
Le cri fut interrompu par le coup de feu et le son des os se brisant.
Elle resta deux secondes à le regarder, défiguré, inerte, baignant dans son sang.
Elle s'essuya le visage et cracha sur son cadavre avec un mépris viscéral.
Les deux motos se rapprochant se rappelèrent à elle.
Sous l'impulsion d'une nouvelle poussée d'adrénaline, elle se mit à courir vers l'est.
En courant elle changea le chargeur de son arme et la remit dans son dos.
Elle courrait, poussant sur ses jambes pour aller chercher le meilleur de leur forme.
Elle hurla pour se donner la force de continuer.
Les motards se rapprochaient.
Elle avait l'impression qu'ils avaient changés de cap et venait vers elle.
Elle sauta les deux pieds en avant pour se coucher et se retourner d'un seul geste.
Reprenant son arme dans son dos, elle scruta les environs avec sa lunette.
Ils étaient déjà vers les corps.
L'un d'eux indiquait sa direction, suivant ses traces de pas.
Il ne pouvait pas l'avoir vue mais cela lui fit le même effet.
Elle se releva et recommença à courir vers le repère qu'elle avait prit pour retrouver sa moto : un gros rocher plat.
Quand elle y arriva enfin, les deux motards venaient déjà dans sa direction.
Elle se retourna, reprit son arme. visa la roue avant du premier motard.
Détonation.
Le motard chute.
Le deuxième s'arrête d'un coup, et plonge au sol.
Elle en conclu immédiatement qu'elle a à faire à deux combattants entrainés :
Elle n'a aucune chance.
Elle vise la deuxième moto, c'est un coup difficile elle n'est que très peu en amont, les herbes sèches lui bouche le champs de vision.
Elle ne peut pas risquer de se lever complètement, ils doivent déjà viser tous les deux dans sa direction.
Elle presse la gâchette deux fois au ressenti en direction de la moto, à travers la végétation.
deux détonations, bruits de tôle puis d'un pneu éclatant.
Entendant cela, elle se retourne d'un bond vers l'arrière du rocher et les broussailles recouvrant sa moto. les enlève d'un geste pénible, à deux mains, arme fumante et ballante, en hurlant sous la douleur de l'effort.
L'un d'eux tire à son tour une salve d'arme automatique vers le rocher.
Mais elle est protégée.
Se ruant sur son véhicule, elle démarre aussitôt.
Elle met les gaz à fond et s'enfuit vers l'est.
Aucun son de moteur derrière elle.
Ce n'est qu'après 15 bonnes minutes de fuite que l'adrénaline commença enfin de retomber.
La flamme noire faiblit.
Jusqu'à s'éteindre.
Elle s'arrêta. coupa le contact, et se laissa tomber à plat ventre à côté de son engin, épuisée, vidée.
Elle respirait très fort, la joue posée contre le sable encore tiède du soleil de la journée.
Elle tremblait à nouveau.
Mais ce n'était plus l'adrénaline qui la faisait trembler.
Ces spasmes irréguliers étaient ceux des sanglots d'une femme émergeant d'un cauchemard.
Désespérée, écœurée et déjà accablée par les remords.
Elle tapait du poing dans l'herbe et pleurait de dégout.
Elle le savait,
Elle venait de mettre une autre perle au collier déjà encombré des obsessions qui la hantaient.
Mais elle devait se ressaisir.
Les hommes qui la suivaient, bien que retardés ne tarderaient pas à retrouver sa trace.
Elle savait où aller.
Elle allait frapper à une porte derrière laquelle elle pourrait se reposer sans crainte et essayer de faire cesser ses pulsions vengeresses qui la dévastaient et qui venaient de tuer une femme dont elle n'avait même pas vu le visage.
Elle devait à tous prix trouver ce refuge dont on entendait parler depuis quelques jours.
Car en plus d'une protection contre ses poursuivants, c'était d'elle-même dont elle allait désormais devoir se protéger.
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Leela Laughton

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