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La nuit avait été courte, avant que les allées et venues incessante des trolls ne les réveillent. Ce couloir était plus fréquenté qu’une rue de Camelot ! Leur seul exercice fut quelques mètres de marche, pour aller se soulager. Ils étaient encore un peu ankylosés, et même s’ils se sentaient reposés, leurs jambes et leurs bras étaient encore douloureux. Ils n’eurent pas droit à un petit déjeuner.
Yafon parlait beaucoup, même si Macsteel répondait peu. Ils étaient tous les deux anxieux ; Macsteel avait l’impression que Yafon parlait plus pour garder son self-control que pour dialoguer.
« Ce shaman, qui nous accuse d’être responsables de la situation ! Je vois comment il raisonne ! Il isole une cause, celle qui l’arrange, et il dit Cette cause produit cet effet ! Mais on peut sélectionner n’importe quelle cause, et oublier les autres, cela ne prouve rien, en fait ! » Macsteel ne répondit pas, à moitié perdu dans ses pensées. Ce fut le shaman qui parla, arrivé avec un groupe de trolls dans le couloir.
Il avait l’air de très bonne humeur, et ce fut d’un ton presque badin qu’il intervint : « Yafon, tu as l’esprit tellement déformé par tes croyances que tu es incapable de penser correctement. » Yafon répondit sèchement : « Pas besoin de penser pour percevoir votre barbarie, vous qui tuez femmes et enfants ! » Macsteel était inquiet de voir le shaman si heureux, il avait l’intuition que cela n’annonçait rien de bien. Un petit sourire aux lèvres, le vieux shaman haussa les épaules et répondit : « Les Colons auraient du renoncer à ce rêve passé, au lieu de venir nous faire la guerre. Maintenant, ils vont tous périr. »
Le ventre de Macsteel se glaça, le visage de Yafon devint aussi froid que sa voix : « Que veux-tu dire, vieux fou ! » Le shaman dit lentement, regardant Yafon avec délectation, « J’ai trouvé le moyen de désactiver votre grotte d’un coup. Tous les Colons vont mourir, à part, peut-être, une poignée à l’entrée de la vallée. » La haine fit disparaître toute bonne humeur de son visage. « Le problème des Colons sera enfin éliminé, avec l’élimination des Colons ! L’Harmonie Sacrée sera enfin rétablie dans la vallée !»
Il se tourna vers Macsteel. « Je ferai cela en te sacrifiant, ici, la nuit la plus courte de l’été. » Puis, regardant Yafon de nouveau : « Toi, je te garderai vivante un peu plus longtemps. Que je puisse voir le désespoir sur ton visage ! »
Macsteel, furieux que le shaman lui vole sa mort, s’écria : « Monstre ! Yafon a raison, tu es un fou, un fanatique sanguinaire ! »
Le shaman éclata de son rire grinçant. « Ah, Macsteel, est-ce toi, qui parles, ou bien ton ancienne personnalité ? » Macsteel se figea. « Que sais-tu de mon ancienne personnalité ? »
« Pour pouvoir tuer mon vieil ennemi, le saint, j’avais besoin d’un homme plutôt pur, un paladin dont je puisse effacer la mémoire, et en qui je puisse implanter le sortilège de meurtre. Mes agents m’ont ramené plusieurs paladins. Mais cela n’a pas marché, j’arrivais bien à effacer leurs souvenirs, mais leur magie de paladin les protégeait contre l’ordre hypnotique de tuer.
Toi… Tu es allé volontairement droit à la mort, dans Keltoi. À cause de cela, tu as déchu. Mais je sais tout de toi, Mac, et je sais pourquoi tu as choisi cette mort au combat. Le suicide est une trahison de votre Lumière, mais d’une certaine manière tu es resté pur. La combinaison idéale pour moi, j’ai pu effacer ta mémoire et implanter le sortilège de meurtre. Tu n’es qu’un outil, Macsteel, tu n’as que l’existence que je t’ai donnée, et ta véritable personnalité n’aura plus l’occasion de revenir. » Macsteel se sentit accablé, comme mort une fois de plus.
Yafon demanda : « Qui t’a appris à parler notre langue ? »
Le shaman, calme et détendu à nouveau, répondit : « Il y a 1100 ans, les trolls apprirent la langue des Colons. A l’époque nous commercions. Et quand les humains quittèrent la vallée, il fut décidé que toujours le chef spirituel ou le chef de guerre, ou les deux, apprendrait la langue de Colons, de génération en génération. Ainsi, quand les Colons reviendraient, il y aurait un troll pour les accueillir comme ils nous ont accueillis. »
Yafon éclata : « C’est comme cela que vous nous avez accueillis ? Pourquoi aucun troll n’est venu parler avec nous ? Pourquoi s’être opposés à notre retour ? Traîtres ! » Elle était furieuse.
Le shaman sembla plongé dans ses souvenirs, ses petits yeux perdus dans le temps, sa peau parcheminée au repos. « Je suis plus vieux que j’en ai l’air, et j’ai l’air très vieux. J’étais jeune lors de l’arrivée des Colons dans la vallée. À l’époque moi seul savait parler votre langue.
Quand le messager est venu m’annoncer que de nombreux humains avaient pénétré dans la vallée, j’ai tout de suite compris que les Colons étaient de retour. Une grande peur m’a saisi. Puis je me suis reprit. Je suis allé le plus vite possible vers Grundzuin, le premier bourg que croiseraient les Colons, pour les accueillir. J’étais plein d’espoirs, d’appréhension, je sentais combien de choses dépendaient de ce moment historique, j’avais peur de ne pas être à la hauteur. Mais j’étais déterminé à faire de mon mieux.
Quand je suis arrivé près du village, j’ai croisé des rescapés, des trolls qui avaient fui le carnage. Et alors que du haut d’une colline je voyais Grundzuin en feu, j’ai appris que vous étiez venu pour conquérir et tuer. »
Yafon, comme en écho aux souvenirs du shaman, reprit la parole. « J’ai appris l’histoire de mon peuple. Les premiers colons à revenir se sont dirigés vers l’ancien village de Grande-Lumière. Ils avaient espoir de trouver les ruines de ce qui fut notre plus grand temple dans la Vallée Sacrée, notre lieu saint le plus important après la Grotte de la Lumière.
Quelle ne fut pas leur surprise, le village était encore debout et habité par les trolls ! Dans Albion il y avait déjà longtemps que trolls et humains ne s’aimaient guère, mais les Colons s’approchèrent pacifiquement. Les trolls répondirent de même. Personne ne se comprenait mais la méfiance réciproque commençait à faiblir.
Les Colons furent heureux de retrouver le temple debout. Ils voulurent y entrer et y faire une cérémonie, prier, mais il était habité par toute une famille de trolls qui s’est opposée à l’entrée des Colons. Sordic, le paladin Commandeur, a essayé de faire comprendre aux trolls qu’il était impossible aux Colons de renoncer à prier dans ce temple. Il a échoué, un troll l’a défié en combat, Sordic a tué le troll, cela a dégénéré en bataille rangée. Déjà les trolls étaient sauvages, car tous et toutes, males et femelles, se mirent à se battre. Il fallut se défendre et les tuer. »
Le shaman l’avait écoutée sans l’interrompre. Il reprit : « Presque tous les trolls sont morts, hommes, femmes, enfants. Le village brûlait, détruit. J’ai décidé de ne pas approcher les Colons, ils m’auraient tué moi aussi. De toute façon, à leurs actions, il était clair qu’ils n’étaient pas venus en paix, mais en conquérants. J’ai fais demi-tour, pour aller préparer mon peuple à la guerre. »
Le shaman hocha la tête et s’éloigna, les autres trolls le suivant. Puis il s’arrêta, revint un instant, le temps d’ajouter : « Dans la grande maison que vous appelez temple, personne n’a survécu. Ni ma mère, ni mon père, ni mes frères et s½urs, ni mes cousins, personne… Quand je suis reparti sur la route, mon c½ur saignait. Je les ai pleurés. Et depuis chaque jour je pense à eux, je garde leur souvenir vivant, pour trouver la force de lutter contre les Colons. »
Yafon se laissa glisser au sol. Des fissures commençaient à apparaître dans son univers. Elle était fille de Colons, petite-fille des Colons, elle ne s’était jamais préoccupée de savoir si ces brutes de trolls avaient les mêmes souffrances que les humains. Elle vit que Macsteel, lui aussi, avait été affecté par les révélations du shaman.
D’une voix inhabituellement douce, elle dit : « Macsteel, tu es très sensible, pour un maître d’armes. Le shaman souffre, d’accord, mais cela s’est passé il y a cent ans. Il aurait pu oublier, pardonner, aller vers la paix. Au lieu de cela il a cultivé la haine. Je crois qu’il est fou, tu sais. Maintenant il veut tuer tous les Colons. »
D’une voix plus déterminée, elle ajouta : « Je ne peux accepter cela ! »
Macsteel resta songeur. Lui non plus ne pouvait accepter cela. Autant il avait l’impression que le destin le forçait à se sacrifier, autant il refusait qu’on le sacrifie pour réaliser un meurtre de masse ! Mais il fit remarquer à Yafon qu’elle n’était pas gênée par sa sensibilité, quand il s’était attaché aux Colons et qu’il avait été affecté par l’attaque des trolls. Il pensait si souvent à son sacrifice, s’il sortait vivant d’ici, qu’il était un peu irrité par les tentatives, directes ou indirectes, de Yafon pour lui rappeler que les trolls étaient les ennemis, les Colons le bon camp, et qu’il devait faire le bon choix.
« Sois honnête envers toi, Yafon. Tu dois admettre que je puisse faire preuve de compassion envers quelqu’un qui souffre, même si c’est un troll et un ennemi. Après tout, les trolls vivent, aiment et souffrent comme vous, les Colons ! »
Yafon ne pouvait entendre cela. Au fond d’elle, elle percevait Macsteel comme profondément juste, capable de se sacrifier pour la juste cause. Mais elle avait peur. Peur que Macsteel ne pèse le pour et le contre, se laisse aveugler par sa sentimentalité et hésite à se sacrifier, en prenant les trolls pour des humains. C’en était trop pour elle. Elle était le Commandeur des Colons, elle se devait à son peuple. Elle explosa de colère.
« Rappelle-toi des crimes des trolls, plutôt que de leurs sentiments ! Ce sont leurs actions qui comptent et ces actions sont mauvaises ! D’ailleurs rappelle-toi ton propre crime, car il n’y a que toi qui puisses le réparer ! Je te tuerai plutôt que de laisser le shaman se servir de toi, et je te tuerai si tu ne te sacrifies pas !»
Macsteel se tourna, peiné, et appuya son front contre la grille. Le froid du métal lui faisait du bien. Et il avait besoin qu’on lui fasse du bien. Tant de monde semblait avoir de si bonnes raisons de souhaiter sa mort. C’était vrai, lui seul pouvait réparer, et il le ferait. C’était vrai aussi qu’il commençait à se sentir mal à l’aise vis-à-vis des trolls. Les choses n’étaient sans doute pas aussi simples que la vision des Colons ne le laissait supposer. Peut-être était-ce une bonne idée que Yafon le tue. Il ne pourrait plus servir au shaman, ce fou fanatique, et il n’aurait pas à se forcer à se sacrifier.
Il soupira et fit face à Yafon. « Restons pratiques. Nos chances sont quasiment nulles, nous sommes prisonniers, le shaman va nous tuer. Perdus pour perdus, autant tenter le tout pour le tout. La prochaine fois que les deux gardiens nous emmènent aux toilettes, nous les attaquons. Et nous nous en remettons à la grâce de la Lumière. »
Yafon hocha la tête. « Oui, de toute façon, il vaut mieux choisir une mort au combat que d’attendre celle promise par le shaman ! »
Le temps de l’attente passa, celui de l’action vint. Les gardiens, convaincus que serait folie pour les prisonniers de tenter quelque chose, étaient détendus et plaisantaient entre eux, quand ils pénétrèrent dans la petite pièce où se trouvait la porte des toilettes. Cela faisait l’affaire des prisonniers. Par contre Mac fit la grimace en voyant qu’un troll était déjà dans cette pièce. Il était armé, mais assoupi. Mac décida de tenter le tout pour le tout, jeta un coup d’½il à Yafon pour lui donner le signal de l’attaque. À ce moment là deux trolls entrèrent dans la pièce. Un des arrivants sortit son arme et la mit sous le cou d’un des gardiens, tandis que celui qui avait l’air assoupi se relevait d’un bon et neutralisait le second gardien.
Le troisième troll avait aussi sorti son arme. Il la pointa vers Macsteel et Yafon et ordonna : « Suivez-moi ! »
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