Chapitre 3 : Yume no tsubasa
Elles y étaient arrivées, enfin elles avaient lâché les gardes, enfin elles étaient seules. Elles s'étaient enfuies loin du tumulte de la ville, dans la maison de Maxelya. En vérité cette maison était une vieille cabane de pécheur, posée à proximité du lac de Thyrne, presque comme si la nature en avait décidé ainsi. Les planches vermoulues de son toit respiraient la brise douce, chargée d'humidité par cette nuit de pleine Lune. En face de la bâtisse, la surface paisible et assombrie du lac reflétait une image vacillante de l'astre d'argent. Le vent soufflait dans les saules pleureurs qui bordaient l'étendu d'eau, laissant choir leur feuillage épais, parfois presque jusque dans l'eau.
Tout près de la cabane, dont on osait à peine imaginer ce qu'il était advenu du propriétaire depuis que Maxelya l'avait réquisitionnée pour se loger, une imposante caisse en bois trônait fièrement, les bout d'armures cabossées et tachées de sang qui l'entourait laissaient à supposer qu'elle appartenait à la sorcière aux cheveux blancs. Il fallait bien avoir de la matière pour travailler l'alchimie, beaucoup de matériel, et le métal de ces armures devaient être de très bonne qualité, à moins que ce ne soient pour elle que des trophées de guerre empilés soigneusement, par pur plaisir.
La brise d'été soufflait sur la surface du lac avec quiétude, ridant la surface de l'eau, caressant les brins d'herbe et faisant courber les lourdes têtes oblongues des joncs. Les deux amies s'étaient assises tout prêt de l'eau, sur un carré de verdure, et contemplaient cette scène en somnolant presque de cette douce et apaisante sérénité. Elle ne parlaient plus depuis que Maxelya lui avait fait visité brièvement sa maison, et l'avait invité à s'asseoir à ses cotés. Sin-dee avait posé sa tête contre son l'épaule, et commençait à fermer les yeux, tandis que sa compagne pressait son bras contre ses hanches.
« Dis moi chaton, murmura-t-elle aux oreilles de la jeune xélorette, qu'est-ce qu'il s'est passé pour que tu te maries si jeune ? »
Sin-dee laissa les mots pénétrer son esprit, doux comme des caresses, et en savoura le timbre envoûtant jusqu'au bout, se laissant bercer par les notes qu'ils formaient. Elle redescendit quelque peu de sa rêverie pour en interpréter le sens, et répondit calmement : « Je n'avais pas le choix. »
Elle lui expliqua ensuite tout dans le détail, l'histoire n'était pas aussi simple qu'on pourrait le croire. « Rien n'a jamais été simple avec ton père », s'enquit Maxelya. En fait cela remontait à très longtemps, lorsque Sin-dee en était encore à l'âge de l'innocence, vers 11 ou 12 ans, lorsqu'elle avait rencontré Maxelya et décidé de s'éloigner de l'amour de son géniteur.
« C'est bien vieux tout ça, mais je m'en rappelle, quand je t'ai rencontré tu croyais encore que ton père était un gentil avocat épris de justice, et que tout ce qu'on disait sur lui dans son dos n'était que calomnies. »
Oui, elle y avait cru longtemps, à ce père intègre. Mais elle s'était rendue compte, en grande partie grâce à Maxelya, quel était son lourd secret. Cet homme qui l'avait protégé de tout, qui l'avait aimé, qui avait tout fait pour son bonheur, cet être si parfait à travers ses yeux de petite fille…
« On peut pas te blâmer chaton, il t'a élevé seul ou presque, et t'a chéri… »
C'était vrai, en fait le père de Sin-dee avait été plus que présent dans sa jeunesse. Il lui avait tant appris, tant donné, contrairement à sa mère.
« Ta mère était malade, la pauvre. »
Oui, une maladie étrange, spécifique aux xélors, elle perdait de plus en plus la notion du temps. Elle perdait tout, tous ses souvenirs… Et cela, on ne lui avait pas révélé tout de suite. Le père cachait la maladie de sa femme avec force, il n'aimait pas voir un membre de sa famille faiblir, mais Sin-dee et sa grande sœur savaient pertinemment ce qu'il se passait… Leur mère étai en train de mourir à petit feu, sans même s'en rendre compte.
« Un légume… »
Le mot que venait d'employer Maxelya fit sursauter la jeune naine, qui se raidit dans ses bras, elle s'en aperçu de suite et stoppa là sa phrase, se contentant de lui déposer un baiser sur la tête, puis de la presser un peu plus fort contre sa poitrine, pour se faire pardonner.
Elle avait raison, sa mère de était comme un légume, même si cette image la faisait souffrir, mais elle savait le caractère franc et brutal de son amie, elle lui pardonnait cette parole un peu rude à ses oreilles. Du reste, elle n'avait jamais vu sa mère lui dire de mots gentils, ou si peu, ni même souffrir, le père savait tant lui cacher ce genre de choses…
« Ca ne me dis ce qui t'as poussé à te marier. »
Oui, elle s'égarait un peu. Le fait est que Sin-dee et sa sœur, Emma, avait passé du temps ensemble. Emma étant l'aînée, elle l'avait emmené dans les rues de la ville, et c'est là qu'elle avait apprit à voir le père sous un angle différent. Elle avait rencontré un bon nombre de gens, puis un jour elle avait croisé le destin de Maxelya…
« Oui, je m'en souviens de ça, dit-elle en riant, tu étais perdue toute seule, et t'es tombé en plein sur un tournoi de rue. On était entrain de disputer l'ultime partie du « grand tournois des brutes de Sol Casti », marrant qu'après toutes ces années ça soit encore autant vivant dans mon esprit. »
Sin-dee l'écoutait en rêvassant, elle se souvenait parfaitement elle aussi…
« J'étais une des seules filles du tournoi !
- Oui, s'exclama-t-elle en riant, et les mecs te craignaient parce que t'étais mauvaise perdante !
- Heu, oui, mais… ils respectaient pas les règles… répliqua Maxelya doucement.
- Et toi tu les respectais peut-être ? repris Sin-dee en rigolant.
- Oui, je les appliquais, mais c'était mes propres règles… »
Elles partirent toutes deux d'un franche fou rire, qui résonnait dans la clarté de la nuit, couvrant le chant du vent dans les branches et le clapotis de l'eau.
« Faut dire, t'étais forte quand même, mais t'avais une rivale, repris Sin-dee sur un ton faussement sérieux.
- Ahiko ! maugréa-t-elle en souriant, ra lala… quelle crevarde quand j'y repense ! »
Elles se remirent à rire bruyamment, Ahiko était une grande amie de Maxelya en fait, mais aussi une adversaire redoutable, qui ne lui laissait aucun répit, la plupart des finales ou demi-finales de tournois avaient droit à l'incontournable duel Maxela/Ahiko, dont personne ne pouvait déterminer la fin avant les dernières secondes du combat.
« Elle devient quoi celle-là ? Elle est toujours vivante ? »
Sin-dee répliqua qu'elle ne savait pas vraiment, à vrai dire la xélorette avait quitté la région pendant 3 ans, et à son retour elle n'avait que très peu eut l'occasion de sortir.
« Et donc tu n'en sais pas plus que moi ?
- Nan.
- Mais t'étais partie où alors ? »
Elle lui expliqua alors que vers l'âge de 15 ans, peut-être deux trois mois après que Maxelya soit partie de Sol Casti , elle avait décidé de fuguer de chez elle. Maxelya était la seule personne capable de la faire rester, après son départ, elle se sentait triste, voilà pourquoi elle était partie.
« Au fait, demanda Sin-dee, tu étais partie à la recherche de tes parents nan ? Tu les a retrouvé ?
- Hum, c'est pas si simple, répondit Maxelya, contrariée, je t'expliquerais, mais disons que j'ai une piste. »
Sin-dee continua son histoire, elle avait d'abord tenté de fuir sa maison, son père, mais elle avait vite du se rendre à l'évidence : Gilean Parex était quasiment le maître de Sol Casti. Il était inutile pour la petite Sin-dee Parex de tenter de fuir, du coup elle avait frappé plus loin.
Elle avait embarqué dans un bateau de commerce, en clandestine, dans un tonneau vide. Puis elle avait tant bien que mal survécu en grignotant les réserves de l'embarcation, tout en conservant sa cachette.
Mais à vrai dire elle n'était restée que deux trois jours dans ce bateau là, puisqu'il avait été attaqué par des pirates, ce qui est un fait courant malheureusement pour une ville marchande d'une si grande importance. Elle s'était vite faite repérer lorsqu'ils avaient pénétré la réserve, et s'était faites traîner sur le pont avec le reste des passagers. Elle aurait du être vidée de tous ses biens puis abandonnée, comme les autres, si elle ne s'était pas autant débattue. Au final les pirates eurent tellement de mal à la contenir qu'ils lui proposèrent de l'enrôler avec eux.
« Sans déconner ! s'exclama Maxelya en pouffant, ça m'étonne pas de toi ça ! »
Et du coup Sin-dee s'était retrouvée à voguer sur les mers, comme une vraie pirate. Elle visita des tas de contrées sauvages, et partit à la recherche de trésors méconnus. Son capitaine était une femme, une sadida aux seins lourds et à la langue bien pendue, elle lui enseigna à la fois à dépouiller les gens et à les séduire pour encore plus les dépouiller.
« Huhu, oui, m'enfin tu avais déjà un don pour ce genre de choses à l'époque.
- Moui, peut-être, admit Sin-dee en souriant, en tout cas mon équipage et moi on a écumé ce qu'on a pu sur les mers, puis on a apprit l'existence des six Dofus de pouvoir. A partir de ce moment on a décidé de rester sur les contrées abritant ces artefacts et de les chercher.
- Oui, les six Dofus de pouvoir, quiconque s'en empare deviendra le maître de toute chose vivante…
- En gros oui, reprit la jeune fille, tu connais cette légende ?
- Hum, se contenta de répondre Maxelya, en fait j'aurais un truc à te dire plus tard, mais chaque chose en son temps.
- Bref, reprit Sin-dee, un peu contrariée cependant. Nous ne voulions pas la puissance, loin de là, nous cherchions juste à avoir l'un de ces Dofus pour pouvoir ensuite le revendre à vie.
- Heu ? se demanda-t-elle, revendre à vie ?
- Oui, suffit de montrer le Dofus à un acheteur, de lui demander à ce qu'il présente l'argent, puis de l'assommer pour piquer l'argent, enfin, c'est un peu basique, mais y a plein de variantes…
- Mais c'est pire que du vol ! Remarque, ça te va bien ce genre de pratique... vile chatonne. »
Sin-dee se mit à miauler en souriant, regardant Maxelya dans les yeux, puis reprit son histoire :
« Mais un jour notre chef est morte, sauvagement assassinée par une guilde rivale, et sur son lit de mort elle nous a fait jurer de ne plus chercher à acquérir les Dofus, et d'arrêter la piraterie, pour ne pas mourir aussi bêtement et aussi jeune qu'elle.
- Nobles paroles... Surtout venant d'une pirate. Elle devait vraiment avoir souffert pour dire ça. »
Après cela, l'équipage avait éclaté, tout le monde étant parti dans différentes guildes. Sin-dee s'était trouvé une chambre à la taverne d'Astrub, elle était devenue en quelque jour serveuse, et avait sympathisé avec un vieillard énutrof du nom de Jean Sairien.
La petite xelorette prit une légère aspiration, sentant l'air frais emplir ses narines mises à nue, elle resta silencieuse un temps, jusqu'à ce que Maxelya lui demande la suite de son histoire, elle reprit alors d'un air plus vivant, plus libre :
« Je suis resté assez longtemps à Astrub, avec Jean. Nous étions semblables lui et moi. Moi je n'avais plus de famille depuis ma fugue et la mort de ma chef, et lui venait de perdre sa femme, morte de vieillesse.
Il est devenu mon père en quelque sorte, et il me fit habiter chez lui, dans sa maison à Astrub. Nous avons décidé de ne plus retourner à la taverne, il reprit son travail de mineur plus activement, et m'interdit presque de travailler. Je me suis cependant faite engager comme tailleuse, pour avoir une activité plus qu'autre chose, nous vivions heureux…
- Et que c'est-il passé ?
- Hum… mon père, je veux dire mon vrai père, est arrivé. »
La brise se leva sur cette phrase, comme un point final.
Fin !
((Mais nan c'était t'une blague !

))
« Mon père a débarqué, et n'a pas mis longtemps à me retrouver d'ailleurs…
- Qu'est-ce qu'il te voulait ?
- Tout d'abord il voulait que je rentre, j'ai pensé qu'il voulait juste me « reprendre », qu'il avait mis un certain temps à me trouver, et qu'il voulait seulement que je revienne à la maison, mais ce n'était pas le cas. En vérité, il avait perdu beaucoup d'argent avec ses affaires crapuleuses, et surtout, il avait joué avec le feu… »
Sin-dee expliqua comment Gilean Parex, le « grand avocat des causes perdues » de Sol Casti, réglait ses affaires, à grand coups de corruption et de magouilles politiques. Elle raconta aussi comment il s'était lié d'amitié avec le proconsul Guvoum del Albergo.
« Huhu, quel nom de merde…
- Oui, c'est pas faux, s'enquit Sin-dee en souriant, mais cet homme est dangereux, plus encore que mon père, c'est un homme de loi, plein d'ambition. Il trempait dans quelques affaires louches, et mon père l'a tiré de tout mauvais pas.
- Pas gratuitement j'imagine, ni par bonté d'âme…
- Oula non ! Il a été grassement payé… Mais Del Albergo surveillait de très prêt ses comptes, et les millions dépensés pour se tirer d'affaire lui paraissaient un peu dérisoire, c'est pourquoi il demanda une faveur supplémentaire à mon père. Il fallait qu'il lui donne une de ses filles en mariage à son fils.
- Hum, oui, tout devient clair, ton père a accepté, et il s'est donc mis à ta recherche.
- Oui, voilà. Ma grande sœur était déjà mariée, et il ne restait plus que moi, du coup j'ai été obligée de le suivre.
- Je vois pas vraiment en quoi Del Abergo y gagnait en revanche, t'avoir comme belle fille…
- En fait ça lui permet surtout de contrôler mon père, il me surveille de très près, et au moindre écart de conduite, il pourra facilement me faire du mal. Le mariage a donc été conclut, aucune échappatoire. Et puis, aussi, le fait que je me marie avec son fille, ça permet de faire passer l'énorme somme d'argent pour une dote.
- Mais tu ne t'es pas enfuie quand il t'a retrouvé ?
- Hum, mon père est très fort, je veux dire physiquement, je pense même qu'il risquerait de te battre en combat singulier.
- Sans déconner ? lui répondit Maxelya avec une pointe d'indignation.
- Heu… oui… répondit Sin-dee en sentant tout à coup son amie la serrer plus fort, tu fais mal là…
- Oups, se contenta de répondre la sorcière, désolée.
- Je disais donc, que mon père est une brute, qui plus est il est toujours accompagné de deux gardes de corps. Il s'énerve si facilement, que je me demande même si les gardes ne sont pas là juste pour l'empêcher lui de tuer tout le monde sur son chemin. »
A nouveau le silence se fit, Sin-dee en profitant pour caresser gentiment le bras de sa compagne, et tomba sur quelque chose de froid. Elle prit le bras droit de Maxelya dans les sien, et se rendit compte qu'elle portait une sorte de gantelet en or, elle l'examina avec soin, déplia lentement ses doigts, en faisant attention de ne pas se couper sur les nombreux pics saillants qui composaient le gantelet. Elle regarda son amie avec un drôle d'air, comme pour lui demander d'où venait cet objet insolite, et son utilité. Maxelya se leva et prononça ce que Sin-dee prit pour une incantation :
« Yume no Tsubasa. »
La disciple de Xélor regardait sa compagne en inclinant la tête de coté, d'incompréhension.
« C'est le nom de ce gantelet, compléta Maxelya, à présent debout devant le lac. Mais moi je préfère l'appeler
Dream Catcher. »
A moitié couchée sur l'herbe, les jambes croisées sur le coté, et se tenant en appuie sur un bras, Sin-dee contemplait la chevelure immaculée de la sorcière avec admiration. Elle se dit que le « Yume no Tsubasa » ne pouvait lui servir qu'à torturer des gens, elle se demanda pourquoi elle ne l'avait pas enlevé…
« Il ne me sert pas à tuer où à torturer quoi que ce soit, affirma Maxelya à sa compagne, qui ouvrit des yeux rond comme des pastèques.
- Heu… Ha bon ? répliqua-t-elle, un peu hébétée.
- Non, c'est assez triste à dire mais sans cette protection je serais un monstre sanguinaire. »
Sin-dee se dit que c'était déjà le cas, vu la tuerie qu'elle avait occasionnée…
« Oula, non, sourit la sorcière en se retournant, je ne suis pas un monstre, loin de là, enfin…"
Elle se retourna et marcha vers le lac, les plis de sa robe caressaient le sable et les cailloux. Sin-dee comprit enfin, elle lisait dans ses pensées sans s'en rendre compte. Maxelya lisait en elle… Voilà pourquoi il lui avait semblait raconté son histoire aussi vite, elle n'avait fait que penser, et la sorcière avait tout saisi, tout décrypter.
Elle remarqua une chose singulière, elle sentait au fond d'elle que Maxelya ne percevait pas qu'elle avait ce don. Ce n'était pas un simple doute, mais une affirmation dans son esprit, elle ne faisait pas exprès de lire ses pensées, et qu'elle n'arriverait pas à s'en rendre compte même si elle lui disait.
Maxelya leva son bras au ciel, cachant la rondeur de la Lune avec son gantelet, dont le métal cliquetait nerveusement. Elle prit une longue inspiration et, se retournant vers Sin-dee, lui expliqua :
« En fait, ce gantelet me gène plus qu'autre chose pour me battre. A cause de lui je suis obligée d'utiliser le Black Cat avec la main gauche, et je porte des coups moins puissants à la Witch Feather . »
Sin-dee comprit sans lui demander que « Black Cat » était le nom de son fusil, et « Witch Feather » celui de son épée-hachoir, tous deux rangés sur une caisse plus loin. Elle ne s'étonna presque pas de le savoir. Peut-être était-elle la seule à entendre les pensées de Maxelya, parce qu'elle l'aimait… Enfin…
Elle rougit en y repensant. Amour, amitié ? Quelle était la nature de sa relation avec Maxelya ? Elle se força à ne plus y penser, pour ne pas qu'elle lise ce trouble, mais sûrement étais-ce trop tard. Maxelya sourit en poursuivant son récit.
« Ce gantelet a été forgé par le maître forgeron Pelle-mei, précisa-t-elle, il est en or massif. Il me sert à contenir un mal inconnu, et destructeur. Le maître Pelle-mei appelait ce mal « Akumu », ce qui veut dire cauchemar dans sa langue.
- Cauchemar ?
- Oui, lorsque ce mal prend possession de moi, je… Enfin, il paraît que je deviens un être vaguement humanoïde, qui semble formé entièrement d'ombre. Et que je tue sans aucune raison.
- Hum, mais, se demanda Sin-dee, tu ne te rend pas compte de cette transformation ?
- Pas vraiment non, répondit-elle, lorsque je suis prise par Akumu, je me sens faible, toute petite, comme dans un cauchemar en fait. J'ai peur, le monde autour de moi devient noir, et les contours deviennent changeants, indistincts… Mais je vois encore mon corps comme il est normalement, à vrai dire… Ce sont les gens autour de moi qui changent. »
Sin-dee voulut lui demander plus de détails, mais elle fut prise d'une angoisse soudaine, incontrôlée. Elle comprit que Maxelya était en train de repenser à Akumu, et qu'elle commençait à avoir peur. Elle vit comme une image un monde en version Akumu, noir, étrange, et où tous les hommes sont remplacés par des êtres noirs et difformes, qui semblent lui vouloir du mal… Elle comprit ainsi pourquoi Maxelya devait se protéger de cette malédiction.
« Yume no tsubasa, littéralement, pourrait se traduire par les ailes du rêve, reprit la compagne de Sin-dee, c'est maître Pelle-mei qui a inventé ce nom, mais comme je te l'ai déjà dit, je préfère le terme « Dream Catcher »…
- Tu es partie de Sol Casti à cause d'Akumu c'est ça ? demanda soudain la petite xelorette.
- J'avais quoi quand je suis partie ? 18 ans ? Oui, je crois que c'est ça, c'est à peu près là que Akumu est entré en moi. En fait il me suivait depuis mon enfance, il prenait la forme d'une créature chétive et se confondait à mon ombre. Je ne comprenais pas qui il était, jusqu'à ce qu'il devienne méchant avec moi, jusqu'à fusionner avec mon corps…
Quand je me suis rendu compte de la violence qu'il pouvait infliger par le biais de mon propre corps, je suis partie, et j'ai juré de tout faire pour m'en guérir, si c'était possible… Mais toute seule je n'arrivais à rien. J'ai potassé alors tous les bouquins de magie, de sorcellerie, d'alchimie, et même des revues scientifiques, tout ce qui passait à ma portée. Je vivais pour ainsi dire dans les bibliothèques, me nourrissant de connaissance brute, c'est ainsi que je prit conscience d'un pouvoir bien plus grand que je n'imaginais… »
Immortelle, c'est le mot qui vient à l'esprit de Sin-dee lorsque la voix de son amie se tut, laissant place au silence pesant…
Immortelle…
« Akumu me donne sa force, même maintenant qu'il est emprisonné d'ailleurs. En vérité, je suis encore humaine, mais un peu plus forte que la normale, et surtout, je crois que je ne vieillirais plus, ou très peu… Mon corps est… »
Elle regardait sa main gauche, libre et nue, blanche, presque innocente.
« Mon corps est comme infatigable, je peux rester des jours entiers sans dormir, des semaines sans manger ni boire, et les sorts de soin me font bien plus d'effet que la normale. J'en viens même à croire que je ne peux pas mourir… »
Une nouvelle fois le vent murmura dans les joncs sa douce complainte, puis s'éleva pour caresser les mornes saules, et leur décrocher des larmes de feuilles sèches, qui retombaient sur l'eau en douceur.
Maxelya avança vers l'eau, et continua de marcher. Elle posa le pied à la surface du lac, puis, étrangement, pris appuis pour en poser un autre devant elle. Lentement, mais avançant toujours, elle fit quelques pas à la surface de l'eau, sans s'enfoncer le moins du monde dans l'étendue glacée.
Sin-dee la regarda marcher sur l'eau avec stupeur, s'asseyant en tailleur pour mieux la voir. Maxelya poursuivit son récit, absorbée en même temps par la contemplation de la Lune.
« J'ai lu des centaines et des centaines de livres, en survivant sans trop subvenir à mes besoins, j'allais de bibliothèques en bibliothèques, et j'ai acquis une connaissance hors du commun en matière de forces occultes, c'est dans l'un de ces grimoires que j'ai appris l'existence du maître Pelle-mei, forgeron mais aussi exorciste. Il vivait en ermite, dans une grotte, soignant la maladie qui le rongeait (il l'appelait cancer) grâce à des herbes de sa composition.
Les habitants du village voisin me renseignèrent sur ses habitudes, il rompait ainsi régulièrement son vœu de solitude pour prodiguer des soins, ou bien pour forger des armes uniques. En fait il ne distinguait pas son rôle de soigneur de celui de forgeron. Pour lui les armes et les équipements sont tout aussi primordiaux pour soigner que des herbes.
Il créait, et créé encore à l'heure actuelle, des armes et pièces d'équipements médicinaux, c'est-à-dire qu'il y ajoute une particularité, permettant de soigner, de protéger, ou bien d'atténuer les effets d'une maladie ou d'une malédiction. Il se sert de sa connaissance extraordinaire pour assurer à ses patients un soin optimal et personnalisé… »
Sin-dee écoutait avec un sourire en coin son amie faire de la publicité pour cet homme. Elle avait changé se dit-elle, elle ne s'en serait pas douter au départ mais, là, c'était évident. Sa copine Maxelya la rebelle insociable s'ouvrait peu à peu aux autre, là encore sans s'en rendre compte.
« …Et lorsqu'il me vit, il me prit sous son aile, un peu comme ton Jean Sairien en fait, dit-elle en souriant, il m'apprit à souffrir en silence, et à vivre avec ma maladie, Akumu, à l'apprivoiser. Il me forgea donc ce gantelet, mais… ma quête n'était pas finie. »
Akumu scellé, Maxelya soignée définitivement, que pouvait-il rester encore y avoir ?
« Hum, en fait, Akumu est en moi, je ne suis pas totalement guérie, mais cela n'a que très peu d'importance… »
Evidemment, il y avait encore autre chose, elle le sentait dans le cœur de son amie. Elle n'avait pas causé tant de souffrance par plaisir, si elle devait encore tuer des gens, c'était pour s'assurer une survie…
« J'ai découvert une chose bien plus grave. En lisant diverses brochures de magie, je suis tombée sur un livre entier, intitulé poétiquement « la source de ton cœur… », étrangement, rien que le titre me parlait, il s'avéra franchement intéressant. Le sujet c'était moi. »
Sin-dee comprit qu'il n'y avait point de métaphore ici, le livre qu'elle avait déniché était vraisemblablement consacré à elle.
« Oui… dur à croire hein ? Moi à qui on réserve juste deux trois page dans les journaux, à l'occasion. »
Elle rit nerveusement, on aurait dit qu'il lui manquait quelque chose. Une cigarette peut-être ? Mais elle reprit le récit de sa vie.
« Ce livre racontait ma naissance, enfin, on devrait plutôt parler de ma création.
- Création ? répéta Sin-dee, un peu surprise.
- Oui, un homme m'a créé de toute pièce, et a consigné toutes les étapes de ma création dans un petit carnet, que j'ai retrouvé dans sa bibliothèque personnelle.
- Ca veut dire… que tu étais chez lui ? Tu l'as rencontré ?
- En fait non… Je me suis incrustée chez lui par effraction, évidemment. Mais sa maison était abandonnée quand je suis arrivée chez lui. En fait, le truc le plus étrange, c'est que d'après mon enquête, toute le monde l'a vu partir exactement le jour où moi, à des kilomètres plus loin, j'apprenais son existence.
- Comment ça ?
- Je venais de trouver un livre qui recensé tous les grands noms de la magie, ainsi que les créations de ces derniers, c'est comme ça que j'appris l'existence d'un certain « Maxml », et de sa seule réussite en matière de magie, Maxelya. Un projet ambitieux de nécromancie, qui avait fait de cet homme le tout premier créateur d'un golem à forme totalement humaine. »
On recensait sous le terme golem toute créature ou invocation étant le fruit d'un humain, mais jamais personne n'avait réussi à faire un être humanoïde parfait. Cela semblait défier toutes les lois de la nature, et des dieux mêmes. Maxelya ne pouvait en être un… C'était incroyable…
« Mais alors, c'est lui qui t'as appelé Maxelya ?
- Oui, en fait j'ai toujours su que je m'appelais comme ça, sans savoir pourquoi. C'était lui qui m'avait nommé ainsi… Je voulais le rencontrer en personne, mais il est parti trop tôt. J'ai lu toutes ses notes, étudié les croquis qu'il avait fait de moi, et c'est lui aussi qui avait conçu les plans de mes armes.
- Heu, tu veux dire la Witch Feather et le Black Cat ?
- Oui, je n'ai eu qu'à ramasser les plans et à utiliser la forge de mon maître pour me les créer. Elles m'allaient parfaitement. Mais, après les confectionner, j'ai su ce qu'il me restait à faire. Je dois le retrouver, coûte que coûte, et c'est ce qui m'amène ici.
- Vraiment, tu sais où il est parti ? demanda Sin-dee.
- Oui, même si ça parait fou… répondit Maxelya, évasif, lentement elle marchait sur l'eau du lac, allant plus loin sans jamais s'enfoncer dans l'étendue liquide. En vérité, le dénommé Maxml, mon créateur, vit à présent dans une sorte de monde parallèle, qu'il nomme IRL. Il m'a même « donné » les plans pour rejoindre son monde. »
Sin-dee s'arrêta un peu de regarder son amie, l'idée de l'existence d'un monde parallèle flottait à présent dans son esprit, mais elle n'arrivait pas à y croire. Elle allait lui demander comment rejoindre ce fameux monde Ih Airh Hell, ou peu importe comment il s'appelait, mais elle répondit avant même qu'elle eut besoin de formuler la question :
« Maxml travaillait sur les plans d'une machine à traverser les dimensions, et j'ai récupéré ses travaux pour retenter l'expérience. A mon avis il a réussit à la construire, mais je ne sais pas où se cache sa machine. En fait le fonctionnement est exact à celui des zaaps de transport, seule la configuration et la consommation d'énergie diffèrent.
A mon avis, ce qu'il s'est passé, même s'il ne l'a pas vraiment dit, c'est qu'il a détourné un zaap à usage public, et qu'il en a juste changé la direction et ajouté un module de puissance plus important. Et d'après mes calculs, ce zaap était sur une île non loin de la région d'Amakna.
- Amakna ?
- Oui, le pays d'où tu viens, c'est là-bas que m'attend mon destin, et tu sais pourquoi ? La puissance démesurée dont parle Maxml, et qui sert à faire tourner sa machine…
- Les Dofus ! »
Le mot avait jaillit hors d'elle, comme une vérité immuable. Les dofus étaient la clef du fonctionnement, forcément. Elle allait partir à la recherche de ces artefacts, et devait prendre le bateau à Sol Casti, le seul port d'où on pouvait rejoindre cette région du monde.
« Voilà, je vais partir pour ce pays que tu connais si bien… reprit Maxelya, silencieusement. Je pensais te revoir là-bas d'ailleurs, je ne savais pas que tu étais revenue à Sol Casti, sinon je t'aurais cherché en premier. J'ai vraiment envie que tu me suive à Amakna.
- Comme… Sin-dee chercha ses mots un instant, puis bégaya : Co.. Comme un guide, tu veux que je sois ton guide ? »
Maxelya s'approcha d'elle en souriant, mais s'arrêta, elle était à deux mètre du bord, sur le lac. Elle tendit les bras, pour inviter Sin-dee à venir à elle, et aussi fou que cela puisse lui paraître, sa compagne obéit. Sin-dee effleura la surface de l'eau avec le pied, et sentit une aura magique l'entourer, sûrement Maxelya qui utilisait son pouvoir sur elle. Elle avança sur l'eau, lentement, à pas timides.
Puis elle mis un pied devant l'autre, émerveillée par le fait qu'elle aussi, marchait sur l'eau. Elle s'approcha de Maxelya en souriant bêtement, et s'enfouit dan ses bras.
« Idiote… fit-elle en rigolant, plaçant la tête de sa toute petite amie sur sa lourde poitrine, tu es bien plus que ma guide. »
Elles se regardèrent, toutes deux souriantes, marchant sur deux mètres de profondeurs liquides, sereines. Elles s'embrassèrent, et le temps sembla stopper sa folle course…