Allongé sur un lit étriqué d'où ses pieds dépassaient, Cyril F. lisait. A chaque voyage c'était toujours le même rituel, lire l'
. Il tenait cette habitude de l'enfance sans pour autant se souvenir des raisons. Il avait enfin atteint le livre XII or il sentit venir la crampe. Il se leva péniblement, manquant rouler au sol, et se dressa de toute sa hauteur. Le plafonnier était hors service, faute au cognement de trop. Seul phare dans sa solitude la minuscule applique murale fixée au-dessus de la couchette. Eloigné de quelques pieds de son périmètre, son corps n'était qu'une vague forme efflanquée au coeur de la pénombre. Une fois la douleur oubliée, il avança vers le hublot et s'y pencha pour scruter la nuit, le ciel éteint et les eaux noires. Son regard dérivait sur le néant, incapable de cerner un point de repère. Seul le roulis lui rappelait la présence de l'océan. Il se retourna et observa la cabine exiguë. Au fond, à deux enjambées, il y avait cette faible lumière à l'éclat vacillant comme une lointaine étoile. A chaque seconde elle semblait plus fébrile. Cyril F. attendit. Elle s'éteignit.
L’homme était désormais cloîtré dans l'obscurité. Sans sa lecture pour s'endormir, la nuit risquait d’être longue. A travers le hublot il ne vit toujours rien. Dans sa cellule non plus. Un bourdonnement résonnait à l’intérieur de son crâne. Il sentit une pression étreindre sa poitrine. L’air lui semblait soudainement vicié. Il lui fallait sortir sur le pont extérieur. Il s'habilla en vitesse à la lumière d'un briquet, enfila ses souliers sans prendre la peine de les lacer et attrapa la poignée métallique de la porte.
Celle-ci s'ouvrit sur un couloir aux éclairages crus réfléchis par les panneaux de bois vernis plaqués sur les cloisons. Cyril F. plissa les yeux, presque ébloui après le séjour passé dans son terrier. Il referma la porte et se retrouva pris en étau entre les deux rangées de cabines. Il resta planté sur place un bref instant, puis d’une démarche mal assurée se dirigea vers l’accès extérieur le plus proche. Les alentours étaient déserts et silencieux, le seul son émis était celui du bruissement de ses pas sur la moquette du ferry. Un bruissement de plus en plus pressant jusqu’à ce qu’une lourde porte pivota et qu’une bourrasque de vent frais s’engouffra dans les entrailles de la forteresse.
***
Accoudé au bastingage de la poupe, Cyril F. fumait en contemplant le sillage blanchâtre, seule trace de mouvement sur l’étendue sombre et impénétrable. Sa veste flottait pareille au voile de Deborah Kerr dans le
Narcisse Noir et sa cigarette se consumait comme un fétu de paille. Il songeait à l’
Odyssée, en particulier aux naufrages d’Ulysse sur les mers antiques. Il comprit que l’activité de navigateur lui était impossible de crainte de se retrouver à l’eau par une nuit aussi noire. L’imagination n’y aurait pas survécu.
Le froid commençait à lui percer les os. Il se résigna à rentrer. Il emprunta la même porte d’accès restée entrouverte et la referma soigneusement derrière lui. Le moment vécu appartenait déjà au passé, il fallait y retourner.
Cyril F. entama le chemin du retour d’un pas lent à travers les couloirs abandonnés. Dieu sait à quel point il redoutait d’aller se coucher maintenant pour simplement se tourner et se retourner jusqu’au matin annonciateur d’une journée de fatigue épouvantable. C’est alors qu’une porte claqua dans une voie adjacente. Il changea de direction dans l’espoir de croiser une présence humaine avant de regagner son tombeau flottant.
D’abord il ne perçut rien, l’endroit était vide. Le bourdonnement se réveilla. Etait-ce un tour de ses acouphènes ou le ronflement des moteurs ? Pourtant de légers bruits se détachèrent à hauteur d’une autre intersection, des cliquetis comme des coups d’ongles sur une cloison. Il s’y rendit, et de nouveau ne trouva rien entre la moquette, les panneaux de bois, les lumières du plafond. Aucun son ne semblait provenir des cabines. Prêt à revenir sur ses pas, un petit gloussement retentit vers un couloir tout proche. Cyril F. s’y engagea avec la ferme résolution d’y débusquer son farceur. Par la suite il devait traverser une succession d’intersections, de coudes, d’escaliers. A chaque fois qu’il sentait la piste perdue, le gloussement jaillissait et le guidait au sein du labyrinthe.
***
Désorienté, il ne savait plus sur quel pont il se situait. C’était toujours la même moquette bon marché d’un bleu délavé tachée de rejets plus ou moins récents que l’éclairage agressif encastré dans le double plafond tentait d’adoucir. Toujours deux panneaux de bois vernis entre chaque porte de cabines alignées de part et d’autre du couloir derrière lesquelles étaient réfugiés des passagers inconnus, des étrangers, ou des bagnards, des fous, tous unis dans un vaste complot pour isoler Cyril F.
Pendant que ce dernier considérait de se convertir aux déplacements aériens, ses jambes l’avaient conduit à un couloir profond plongé dans l’obscurité. Au bout, un point lumineux s’allumait par intermittence au cours d’une crépitation électrique. Cyril F. se sentit mal à l’aise ; ce couloir était différent, ce n’était pas normal. S’agrippant à la main courante de cuivre qu’il avait ignorée jusqu’ici, il s’avança lentement avec en ligne de mire la source moribonde.
La lumière éclata brusquement pour aussitôt s’évanouir. Durant ce laps de temps, cette fraction de seconde, Cyril F. connut l’effroi. Sous l’effet d’un court-circuit nerveux ses membres s’étaient tétanisés, son cerveau n’avait pu supporter le choc de l’apparition. Une forme humaine, une femme s’était tenue face à lui, puis avait disparu. L’ampoule continuait de crépiter. Cyril F. était couvert de sueur tandis que sa main serrait la barre de cuivre, unique élément tangible que sa conscience reconnaissait. Le bourdonnement était sourd. Il s’enfonça davantage dans les profondeurs comme fasciné par l’intensité du lieu. Le navire semblait chavirer à chacun de ses pas, l’ampoule pernicieuse menaçait de frapper à tout moment. Arrivé au fond il distingua un escalier menant à un niveau supérieur. Tout bruit cessa. Un souffle sensuel caressa son esprit :
« - Viens. »
Il lâcha la barre et obéit en grimpant les marches. C’était un rêve au cheminement irrésistible, quelque chose le réclamait, une chose aux délices abondants :
« - Viens. »
Il ne pensait plus qu’à rattraper ce murmure, un désir brûlant irriguait ses veines. En haut des marches il poussa une porte à double battant et pénétra dans le réfectoire du ferry.
***
La salle était baignée d’une lueur douce et froide. La large baie vitrée affichait une nuit étrangement dégagée. Face au scintillement ballotant elle se tenait là, assise sur une table polie, les jambes croisées, nonchalante. On l’aurait cru se délasser en admirant les flots alors qu’elle dévorait déjà le reflet de Cyril F. Bien avant de s’approcher, d’apercevoir la cuisse dénudée au galbe mythologique et à la clarté lunaire, il savait que cette beauté surnaturelle serait sienne :
« - Viens. »
Elle se leva lentement pour l’accueillir. Elle était enveloppée d’une robe de gaze échancrée qui paraissait flotter sur place. Elle arborait un corps merveilleux aux formes parfaites ; elle était grande, trop grande :
« - Viens. »
La déesse tendit ses longs bras délicats dans sa direction. Son sourire était la promesse d’une éternité de volupté, son regard un puits sans fond où les âmes se damnaient d’amour :
« - Viens. »
Il bondit mentalement vers cette invitation cosmique. Quand il posa sa tête entre ses seins lourds et fermes il avait la taille d’un enfant. Elle l’étreignait passionnément, une main lui caressant les cheveux. Sa robe s’agitait et les premiers craquements ne le dérangèrent pas dans son extase. Il possédait cette pâle enchanteresse descendue de la voûte céleste, son existence de mortel s’était sublimée en se mêlant à un fragment d’absolu. Les craquements s’accentuèrent, les courbes follement généreuses qu’il tenait sous les mains se modifiaient. Cyril F. avait acquis un statut divin, il était ce héros destiné à rallier les plans supérieurs desquels il assisterait aux cycles du temps auprès de sa déesse aux bras blancs. La gaze se déchira et il leva la tête pour embrasser la Création entière. A cet instant maudit, deux énormes mandibules se plantèrent dans ses tempes et l’attirèrent vers une gueule monstrueuse.
Après avoir achevé son festin humain, la créature rampa à travers les couloirs du navire, passa la porte du pont extérieur et glissa par dessus bord pour rejoindre ses profondeurs abyssales.
FIN